Fenêtre sur cour (1) : Un si aimable divertissement ...
Fenêtre sur cour, si légère et si drôle comédie policière. Simple et aimable divertissement d’un maître, alors ? Non, chef-d’œuvre absolu car, de l’individu au couple, Alfred Hitchcock scrute le microcosme humaine avec la précision d’un entomologiste. Et sa vérité se fait, si ce n’est cruelle, du moins férocement misanthrope.
De guerre lasse
Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954) : Un si aimable divertissement… (1/2)
« Lorsqu’il s’est rendu compte, adolescent, que son physique le mettait à l’écart, Hitchcock s’est retiré du monde et l’a regardé avec une sévérité inouïe. (…) Lorsqu’une ligne du dialogue de L’Ombre d’un doute [1943] dit : ‘‘Le monde est une porcherie…’’, c’est évidemment Hitchcock qui s’exprime par la bouche de Joseph Cotten. » |
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François Truffaut in Hitchcock/Truffaut, Edition définitive (Paris, Gallimard, 1993, page 295). |
Affiche de Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954)
Art, technique et industrie est le cinéma. Il ne peut échapper à cette triple nature. Peut-être est-ce parce qu’il l’a compris mieux que n’importe quel autre réalisateur qu’Alfred Hitchcock est le plus célèbre de tous. Sans doute, le plus fondamental également. Celui auquel on ne peut manquer de se référer sans cesse, celui donc qui est au cinéma ce que William Shakespeare est au théâtre. On sait combien il est un artiste majeur. On y reviendra encore en nous intéressant donc à Fenêtre sur cour (1954), l’une des pièces les plus importantes de son œuvre si dense. On sait aussi comment il sut jouer de son image pour acquérir une liberté inégalée dans l’Hollywood des années 1940 et 1950 et, in fine, détourner à son profit, pour servir au mieux son art et offrir des films profondément originaux, les strictes règles du système de production. Il est aussi un formidable technicien capable de se lancer dans des défis improbables (soit La Corde – 1948 – qui donne l’illusion de n’être qu’un très long plan séquence) ou d’inventer des effets célèbres (notamment l’effet-Vertigo du nom du film éponyme – 1958 – qui combine, de manière complexe, travelling et zoom). Ainsi, dans Fenêtre sur cour, renouant avec une tentative déjà esquissée dans Lifeboat (1943) et à demi-convaincante, l’ensemble du film prend pour seul cadre l’appartement de L.B. Jefferies (James Stewart) qui, immobilisé par un accident, passe son temps à regarder de sa fenêtre la cour de son immeuble (d’où le titre du film). Il ne s’agit pas là d’un simple exercice de style réussi mais bien de tirer tout le parti d’une proposition de départ étonnante – construire tout un long-métrage sur un huis-clos « ouvert » – qui permet d’élever le film à des hauteurs vertigineuses. L’audacieux choix technique, au-delà du goût d’Hitchcock pour celui-ci, n’existe que pour que son art prenne toute sa dimension. Art, technique et industrie est donc pleinement le cinéma d’Alfred Hitchcock – plus et mieux qu’aucun autre. Et toujours la première dimension est primordiale. Ce qui, très largement, participe de son génie.
La cour d’immeuble de L.B. Jefferies (James Stewart)
Soulignons vivement – d’autant que notre volonté, ou notre parti-pris, n’est pas ici de nous intéresser aux côtés, pourtant très importants, les plus charmants du film soient sa tonalité et la parfaite construction de l’intrigue policière –, afin d’achever cette courte introduction, combien Fenêtre sur cour donne du plaisir à son spectateur. En effet, au-delà du si célèbre suspense hitchcockien, le film est léger comme une bulle de champagne, plein d’humour et porté par deux interprètes à leur sommet, James Stewart et Grace Kelly, alors que le réalisateur se montre attentif au moindre détail. Impossible, comme dans La Mort aux trousses (1959), autre œuvre d’anthologie de la carrière du maître, de s’y ennuyer une seule seconde, de ne pas totalement se laisser aller à ce spectacle si élégant, attrayant et agréable. D’autant que, à l’inverse de La Loi du silence (1953), du Faux Coupable (1957) et de Vertigo (pourtant le plus grand de ses chefs-d’œuvre à nos yeux), Fenêtre sur cour n’affiche aucune gravité dans le ton général qu’il adopte. Tout semble donc nous inviter au plus complet des délassements. On aurait d’ailleurs grand tort de s’en priver. Pourtant, dans son propos, le film est loin d’être aussi aimable qu’il n’y paraît de prime abord. Bien au contraire…
I] Nous, voyeurs : le procès du spectateur
« Tous les moralistes sont timides, parce qu’ils savent qu’ils sont confondus avec les espions et les traîtres, dès que l’on remarque leur penchant ; de plus, ils ont conscience qu’ils sont surtout faibles dans l’action : car, au milieu de leur œuvre, les motifs qui les poussent à agir détournent presque entièrement leur attention de l’œuvre. » | |
Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 72, Timidité). |
L.B. Jefferies
Dans l’ensemble de son œuvre, Alfred Hitchcock, de même qu’il en expérimente toutes les potentialités techniques, se livre à une réflexion continue sur ce qu’est son art. Ainsi L’Inconnu du Nord-Express (1951) et La Mort aux trousses s’intéressent-ils à la maîtrise du scénario quand Vertigo examine ce que suppose la direction d’acteurs (ou, plus exactement, d’actrices) pour un metteur en scène. Dans Fenêtre sur cour, c’est évidemment la position du spectateur qui fait l’objet d’une méthodique analyse de la part du réalisateur. Car, contraint et forcé par sa jambe cassée, L.B. Jefferies se retrouve très exactement dans la même position que le spectateur de cinéma. Il est donc parfaitement passif, ce qui n’est pas dans sa nature, et jamais – si ce n’est lorsque le meurtrier Lars Thorwald (Raymond Burr) aura envahi son appartement pour lui demander des comptes ce qui tournera à la confusion du héros (qui, sans même tenir compte du critère morale, n’en est pas, du fait de son inaction, vraiment un) –, il ne sera en position d’acteur. Tout juste poussera-t-il sa fiancée, Lisa Carol Fremont (Grace Kelly), à agir – de même qu’un spectateur attend et demande qu’un personnage de film fasse quelque chose de décisif. Mais L.B. Jefferies n’en est pas moins bien plus spectateur que metteur en scène du drame qui se joue. De sa position imposée (frustrante car elle signe, comme pour le spectateur, son impuissance), il tire deux avantages indéniables. D’une part, la protection. Sa fenêtre fait écran. Rien, a priori, ne peut lui arriver tant il est loin des événements auxquels il assiste comme tel est le cas pour un spectateur confortablement installé à regarder un film. Cependant, par l’entrée chez lui de Thorwald, la protection se rompt. Motif récurrent chez Hitchcock qui, par le bris d’un écran censément protecteur (des lunettes dans L’Inconnu du Nord-Express, une vitre dans Les Oiseaux – 1963), signale au spectateur qu’il est, au cinéma, bien plus en danger qu’il ne veut le croire. Ce ne sera jamais plus vrai que dans Fenêtre sur cour puisque, à travers L.B. Jefferies, Hitchcock dira au spectateur qui veut bien l’entendre tout de ce qu’il est – et ces « révélations » sur nous-mêmes, avouons-le, ne nous sont guère agréables… L’autre intérêt de la position du héros est bien sûr la projection par et à travers sa fenêtre/écran. Car L.B Jefferies est un pur voyeur. Et nous ne pouvons guère que nous confondre avec lui, non pas seulement parce que nous sommes, nous aussi, des voyeurs, mais aussi parce que celui-ci ne quittant jamais la scène (il est ainsi le centre absolu de Fenêtre sur cour ce qui est un paradoxe à noter pour un héros absolument passif), il est naturel, pour le spectateur (qu’Hitchcock, décidément, connaît fort bien…), de vouloir s’y identifier. Ici, rien ne sera plus facile et nous y serons même poussés, tant par notre nature que par la maligne perversité de l’auteur. Par ailleurs, ce qu’indique un magnifique plan-séquence initial qui nous fait découvrir son univers et nous dit tout ou presque de cet homme, s’il aime généralement à se mettre en danger (sa jambe cassée), le héros n’est que, en regardant à travers la fenêtre sa cour d’immeuble, dans l’extrêmisation de son activité professionnelle. Elle le rend si attentif aux détails et lui permettra à plusieurs reprises de recueillir de précieux indices. C'est aussi la seule qui fasse sens à ses yeux (contrairement, on y reviendra plus loin, à son activité amoureuse) puisqu’il est photographe donc un voleur d’instants créés par d’autres – son flash sera même son seul moyen de défense face à Thorwald comme si ce qui le place en position d’extériorité par rapport aux événements pouvait soudainement se transformer en arme pour peser sur ceux-ci ; l’échec est ainsi inévitable.
Miss Torso (Georgine Darcy)
Et donc qu’observe-t-il ce L.B Jefferies et, par son intermédiaire, nous avec ? Des femmes, d’abord, le plus souvent avec un regard concupiscent lorsqu’elles se révèlent fort accortes (certaines prenant un bain de soleil – Jonni Paris et Sue Casey – et surtout Miss Torso – Georgine Darcy). Et si elles ne le sont pas, elles deviennent tout naturellement un sujet de moquerie (Miss ‘‘Lonelyheart’’ – Judith Evelyn). Vraiment, il est bien comme nous… D’autant que, un peu las de ce seul spectacle dont il ne peut voir tous les éléments, il croit, plutôt que de laisser libre cours à son imagination sexuelle[1], deviner un crime et invente à partir de bien maigres indices un scénario tiré par les cheveux et monté de toutes pièces. L’un de ses voisins, Lars Thorwald donc, aurait tué sa femme Anna (Irene Winston). Finalement, par miracle, ce qui relevait d’une pure obsession s’avérera vrai (contre toute vraisemblance – mais de celle-ci, Hitchcock, il l’a assez répété, se moque autant que son spectateur). C’est là une importante concession faite à son héros. La seconde. Et même, la troisième faite au spectateur. En apparence, il s’agit de la plus importante de toutes puisqu’elle tendrait à démontrer qu’en permettant l’arrestation d’un meurtrier, le héros et nous-mêmes n’avons point pêché contre la morale – ce qui est faux. En fait, seule la deuxième nous sauve quelque peu. La première concession est de nous dévoiler un fait (apparemment) important concernant Lars Thorwald alors que L.B. Jefferies dort. Aussi ne voyons-nous pas, lors de cette scène décisive (du seul point de vue de l’intrigue policière), le film à travers l’œil du héros. Ce sera là la seule occurrence. Elle n’est pas gratuite en ce sens que nous possédons, dès lors, un élément significatif de plus que le héros. Aussi notre compréhension des faits est-elle quelque peu différente de la sienne – d’où une légère limite à l’identification et une possibilité ténue à laquelle on peut se raccrocher pour se rassurer sur notre nature. La deuxième tient au deuxième meurtre réalisé par Thorwald. En effet, celui-ci tue, pour se protéger, un petit chien, trop curieux mais parfaitement innocent, appartenant à un couple de voisins (Sara Berner et Frank Cady). Moins « grave » que celui de sa femme malade, ce crime (auquel réagiront les différents voisins – qui ne sont pas, pour la première fois, avant que cela ne se reproduise à la toute fin du film lorsque Thorwald agresse L.B. Jefferies, montrés depuis l’appartement du héros ; ce qui témoigne de l’extrême importance d’un moment qui, narrativement, relance l’intrigue) n’en est pas moins celui qui nous laisse penser que le meurtrier est bel et bien un vrai salaud. Car, au regard de la vision du couple que propose Fenêtre sur cour, on ne sait pas vraiment si on doit lui reprocher son plus grand crime. D’ailleurs, Thorwald ne manquera pas de demander à L.B. Jefferies, lors de leur rencontre, pourquoi il s’est intéressé à des affaires qui ne le regardaient pas. Logiquement, cette question est également posée au spectateur. Et la réponse suggérée par Alfred Hitchcock est tout à fait claire : assurément, ce n’est que pour assouvir nos plus basses pulsions (nous sommes – comme L.B. Jefferies notamment parce que le crime le « sauve », lui avec qui nous sommes en pleine empathie et, partant, nous « sauve aussi » – profondément heureux que ce crime ait bien eu lieu) que nous nous plaisons à travestir, par mensonge protecteur, sous des impératifs moraux. Allons, donc ! Ayons, avec Hitchcock, l’honnêteté d’aller jusqu’au bout de la logique et de reconnaître que le cinéma nous offre ces crimes dont nous aimons tant parler et entendre parler mais que nous n’osons commettre nous-mêmes.
Lars (Raymond Burr) et Anna (Irene Winston) Thorwald
Cependant, le réalisateur a, on l’a dit, signé là un film d’une tonalité très gaie et offre quelques concessions non négligeables au spectateur ce qui permet aux plus stupides d’entre eux (partie importante du public dont l’auteur, tenant au succès commercial, gage de son indépendance, n’entend nullement se priver) de ne rien percevoir de la magistrale leçon proposée. Fenêtre sur cour n’en est pas moins une réflexion quasi-transparente sur le spectateur de cinéma. Et, sous son apparente légereté, c’est un véritable procès que mène Alfred Hitchcock. Il se comporte, nous piégeant au surplus en nous donnant tous les éléments du spectacle auquel nous aspirions, comme le plus implacable, le plus féroce, le plus impitoyable, le plus rigoureux et le plus acharné des procureurs. Certes, il est assez fin pour laisser aux imbéciles la possibilité de ne point entendre la vérité qu’il assène. Mais, pour les autres, force leur est de reconnaître que le maître – qui se fait alors Grand Inquisiteur – a frappé juste et il ne leur reste plus qu’à plaider coupable à l’issue d’un tel réquisitoire. Oui, nous sommes des voyeurs, esclaves de nos fantasmes et assoiffés du spectacle du sexe et du meurtre. Tout juste peut-on lui faire remarquer que nous n’avons peut-être point tout à fait tort de tant nous mentir à nous-mêmes car, à pratiquer le voyeurisme plutôt que l’introspection, on ne se regarde pas soi-même (sauf dans le cas de Fenêtre sur cour…) ce qui nous évite un spectacle guère reluisant (doux euphémisme) et bien moins enthousiasmant que celui généralement proposé sur les écrans. Le spectateur est donc remis frontalement et radicalement en cause en regardant Fenêtre sur cour. Ainsi Hitchcock retourne-t-il la caméra et nous renvoie-t-il à notre propre image. De façon bien plus fine que par un regard face-caméra ou que lorsqu’un acteur s’adresse directement au public. Nous sommes alors face à nous-mêmes, à nos profonds mensonges encouragés par la société, à ce qui donc fait notre vernis social (qui touche, bien sûr, les relations sentimentales également au cœur du film), l’écran ayant cessé de nous protéger, quoique l’ultime subtilité et suprême perversité de ce grand moraliste qu’est Hitchcock sera bien de nous laisser encore la possibilité de nous mentir encore un peu plus, soit en ne nous identifiant pas au photographe (mais pourquoi alors regarder ce film ?), soit en n’y reconnaissant pas un pur voyeur, soit en l’admettant mais en jugeant ses actes moraux puisqu’ils permettent l’emprisonnement un criminel (différentes possibilités qui ne sont pas incompatibles). Mais si nous disposons d’une éthique élémentaire, mieux vaut reconnaître que nous ne valons pas mieux que Lars Thorwald et L.B Jefferies. Tel est le message à peine crypté de ce film par lequel nous vivons nos fantasmes les plus morbides, directement liés, on le sait et Hitchcock ne manquera pas d’y revenir sans quoi sa démonstration souffrirait d’incomplétude, à nos fantasmes sexuels (nous rêvons de tuer comme de faire l’amour à Grace Kelly). Et le spectacle tant désiré, Alfred Hitchcock nous l’offre donc pleinement – mais pas gratuitement. S’il a pu déclarer un jour que les acteurs étaient du « bétail », sans doute n’est-il pas loin d’avoir une vision plus noire encore de ses spectateurs. Il le montre en créant son double, son archétype même. L.B. Jefferies, donc. On a souvent d’ailleurs dit de l’auteur qu’il n’aimait guère ses personnages. Ce n’est point faux et on voit, à tout le moins dans ce cas, qui ils représentent.
L.B. Jefferies
Mais Hitchcock ne va pas s’arrêter au seul individu/spectateur. Il ouvre un second front, qui répond directement au premier, en s’attaquant au couple, véritable « corset orthopédique » du code social. Au premier regard, son propos, tout aussi misanthrope, apparaît cependant nettement moins riche. Car à multiplier les stéréotypes (amusants ce qui participe du ton général du film), il n’est qu’à demi-convaincant dans son exposé et ne semble lui-même qu’à demi-convaincu. Sauf que…
L.B. Jefferies et Lisa (Grace Kelly)
« Plus l’esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l’homme désapprend le rire bruyant : par contre il est pris sans cesse d’un sourire plus intellectuel, signe de son étonnement à cause des innombrables ressemblances cachées qu’il y a dans la bonne existence. » | |
Friedrich Nietzsche in Le Voyageur et son ombre (1880 ; 173, Rire et sourire). |
Antoine Rensonnet
[1] On reviendra plus loin sur la substitution du fantasme sexuel en fantasme de meurtre. Mais l’idée est, à ce stade, déjà évidente. Plutôt que de se masturber (ce qui lui serait d’ailleurs bien difficile comme prend soin de l’indiquer Hitchcock dans l’un des tout premiers plans – l’impuissance, momentanée, du héros est aussi sexuelle ; il possède ainsi une caractéristique commune avec le Scottie, également incarné par James Stewart, de Vertigo qui souffre aussi d’un handicap physique) en rêvant à ses voisines, L.B. Jefferies préfère « imaginer » un meurtre.
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