Fenêtre sur cour (2) : Un si aimable divertissement ...
Fenêtre sur cour, si légère et si drôle comédie policière. Simple et aimable divertissement d’un maître, alors ? Non, chef-d’œuvre absolu car, de l’individu au couple, Alfred Hitchcock scrute le microcosme humaine avec la précision d’un entomologiste. Et sa vérité se fait, si ce n’est cruelle, du moins férocement misanthrope.
De guerre lasse
Fenêtre sur cour (Alfred Hitchcock, 1954) : Un si aimable divertissement… (1/2)
« Lorsqu’il s’est rendu compte, adolescent, que son physique le mettait à l’écart, Hitchcock s’est retiré du monde et l’a regardé avec une sévérité inouïe. (…) Lorsqu’une ligne du dialogue de L’Ombre d’un doute [1943] dit : ‘‘Le monde est une porcherie…’’, c’est évidemment Hitchcock qui s’exprime par la bouche de Joseph Cotten. » |
|
François Truffaut in Hitchcock/Truffaut, Edition définitive (Paris, Gallimard, 1993, page 295). |
II] Homme, Femme, mode d’emploi ? De la substitution et de la liaison des fantasmes
« La fécondité médiocre, le fréquent célibat et, en général, la froideur sexuelle chez les esprits supérieurs et les plus cultivés, ainsi que dans les classes auxquelles ils appartiennent, sont essentiels pour l’économie de l’humanité : la raison reconnaît et utilise ce fait qu’à un point extrême de développement cérébral le danger d’une progéniture nerveuse est très grand : de tes hommes sont les sommets de l’humanité, – ils ne doivent pas se prolonger en monticules. » |
|
Friedrich Nietzsche in Le Voyageur et son ombre (1880 ; 197, Sommets et monticules). |
Lisa (Grace Kelly)
En mettant en scène deux couples en particulier, celui formé par L.B. Jefferies (James Stewart) et sa fiancée Lisa (Grace Kelly) et les Thorwald (Raymond Burr et Irene Winston) et en montrant encore bien d’autres observés par notre héros/voyeur, Alfred Hitchcock semble livrer dans Fenêtre sur cour (1954) la synthèse de sa réflexion sur les rapports « amoureux » entre les hommes et les femmes. On remarquera ainsi que, dans son cinéma, fort nombreuses sont les femmes (notamment dans Psychose – 1960 – ou Les Oiseaux – 1963) voulant à tout prix se marier. Ici, c’est encore le cas de Lisa. Parallèlement, les hommes mariés qui veulent se débarrasser de leurs épouses reviennent, eux aussi, régulièrement (ainsi dans L’Inconnu du Nord-Express – 1951 – ou Le Crime était presque parfait – 1954). Et, dans Fenêtre sur cour, Lars Thorwald tue donc sa femme. De telles récurrences et de tels échos de film en film ne peuvent relever du hasard ou d’une quelconque facilité – celle qui consisterait à construire des personnages similaires qui permettent de créer de bonnes intrigues – chez un auteur aussi habile et méthodique qu’Hitchcock. Tout au contraire, cela relève d’un système structuré et semble révéler la vision du couple du cinéaste. En l’occurrence, celle-ci se laisse résumer assez simplement : l’Homme méprise complètement la Femme ce qui le pousse au meurtre quand la seconde phagocyte le premier d’où la volonté, parfois délirante, d’absolument se marier (« Je te veux tout à moi » dit Lisa au héros alors qu’elle l’embrasse et que celui-ci ne semble guère concerné). On notera que, moralement, se marier est sans doute moins condamnable que tuer. Certes. Mais, dans l’esprit d’Hitchcock, il semble y avoir une équivalence presque absolue – d’où le fait relevé dans la première partie de ce texte qu’on ne puisse véritablement condamner Thorwald pour son crime qui ne nous regarde pas (ou plutôt ne devrait pas nous regarder puisque nous ne faisons pourtant que cela). Ce rapport Homme/Femme est donc marqué par une égalité dans un comportement détestable dont l’irréductible aboutissement est la négation de l’individu par le couple – soit celle de l’instinct (souvent bas, comme on l’a vu précedemment, et qui, d’une certaine façon, fait retour à travers la volonté de tuer) par l’ordre social et moral. Mais cela se marquerait différemment selon que l’on est d’un sexe ou d’un autre. Par la voix de L.B Jefferies, Hitchcock l’exprime on ne peut plus clairement : « Je ne l’ai jamais vu lui demander son avis. Pourtant, elle ne se privait jamais de le lui donner », dira ainsi le héros qui parle là des Thorwald. Hitchcock ne saurait être plus précis dans son propos. Mais y croit-il vraiment ? Tout laisse, à première vue, penser que c’est effectivement le cas. En effet, les autres couples ne valent pas mieux que les deux principaux. Ainsi les jeunes mariés (Rand Harper et Havis Davenport) ne cessent de forniquer et quand le mari veut souffler un peu (au sens propre), sa femme le rappelle immédiatement à son devoir conjugal. Quant à la bouillante Miss Torso (Georgine Darcy), elle voit revenir son fiancé (Dick Simmons) avec un certain dépit puisque celui-ci ne s’intéresse nullement à elle mais seulement au frigidaire bien rempli… Cela fournit le prétexte à quelques gags, courts, savoureux et parfois un peu cruels, qui aèrent le film mais traduit surtout une vision bien pessimiste du couple. D’autant qu’Hitchcock, poussant sa logique jusqu’au bout, montrera ce qu’est l’état de déséquilibre extrême du couple soit une femme malade et son mari (les Thorwald) ce qui, inéluctablement, conduit au drame. A l’inverse, l’équilibre est logiquement créé quand c’est l’homme qui a perdu son indépendance et qu’il est à la merci d’une femme, castratrice, qui se saisit de l’occasion pour s’en rendre complètement maîtresse. Telle est la situation de la fin de Fenêtre sur cour avec un L.B. Jefferies aux deux jambes brisées et une Lisa qui veille jalousement sur lui. Bel exemple de vrai/faux happy end, comme les affectionne le réalisateur[1], lourd de sous-entendus tant il semble évident que, même après l’épreuve qu’il a traversée ensemble, ce couple n’est guère destiné à être durable, leurs centres d’intérêt (les photographies de mode pour Lisa, celles qu’il réalise dans des situations fort dangereuses pour son probable futur mari) étant définitivement trop différentes, le troc par Lisa, dans l’ultime plan du film, d’un livre sur L’Himalaya pour un numéro du Harper’s Bazaar se chargeant de le signifier on ne plus clairement.
Lisa à la fin du film
D’ailleurs Lisa a toujours constitué une menace à peine voilée pour son fiancé. Sa sublime entrée en scène – retardée après avoir été annoncée par le héros – le montre. Elle apparaît alors « surnaturelle ». De beauté, bien sûr. Mais, Hitchcock, en mobilisant quelques-uns des codes du cinéma d’horreur, sait également rendre ce personnage, qui porte alors une très jolie robe en corolle, légèrement inquiétant. Jamais en tout cas, Grace Kelly, véritable muse de l’auteur qui la fit tourner dans trois films consécutifs (Le Crime était presque parfait, Fenêtre sur cour et La Main au collet en 1955) et ne cessa de tenter de la « recréer » tout au long de la suite de sa carrière (c’est là le thème de Vertigo – 1958 – alors qu’Eva Marie-Saint dans La Mort aux trousses – 1959 – ou Tippi Hedren dans Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie – 1964 – ne sont jamais que de brillants « ersatz » de Grace Kelly)[2], ne fut mieux filmée, tant elle est alors sublimée, qu’en cet instant de parfaite harmonie entre érotisme et fantastique. Accord parfait qui n’existe donc nullement dans le couple formé par L.B. Jefferies et Lisa… La relation amoureuse semble donc toujours être frappée d’une malédiction. Seule concession du réalisateur : la rencontre entre deux êtres esseulés (grâce à la musique…), le pianiste (Ross Bagdasarian) et Miss ‘‘Lonelyheart’’ (Judith Evelyn) à la fin du film. Elle est bien maigre d’autant qu’on peut aisément imaginer qu’ils se réunissent seulement pour combler le vide de leur vie. Aussi, si deux personnes s’aiment réellement dans Fenêtre sur cour, ce ne peuvent être que Lars Thorwald et sa maîtresse inconnue. Outre que cela est plus qu’incertain, cela ne suffira probablement pas à combler les tenants d’une morale conventionnelle. Mais, sur la relation Homme/Femme, Hitchcock semble tout de même porter un regard moins sévère que sur l’individu/voyeur. Sa démonstration a beau être d’une absolue rigueur, il l’assène de façon volontiers moqueuse et ne se montre donc qu’à demi-convaincu par celle-ci. Il suffira de se reporter à Vertigo, tout à la fois son chef-d’œuvre et son grand film d’amour, pour remarquer combien sa position est, in fine, plus complexe. D’une part, ce film montre que le cinéaste ne nie pas l’existence d’un pur sentiment amoureux. D’autre part, il indique – car Hitchcock s’y fait encore bien plus misanthrope que dans Fenêtre sur cour – que l’Homme (Scottie Ferguson – James Stewart) peut lui aussi phagocyter la Femme (Judy Barton – Kim Novak) ce qui n’est pas très différent que de la tuer puisque l’amour s’y fait monstrueux, voire nécrophile… Et, dans Vertigo, Judy dira à Scottie : « A deux, on va toujours quelque part ». Phrase d’apparence bien anodine si ce n’est qu’elle résume bien le rôle du couple pour Hitchcock : il a bel et bien vocation à nier l’individu ce qu’affirme donc déjà Fenêtre sur cour. Cependant aucune fonction précise n’est, a priori, assignée à l’Homme ou à la Femme. D’ailleurs dans le film qui nous intéresse, il y aura bien un instant de fusion amoureuse entre L.B. Jefferies et Lisa. C’est lorsque celle-ci s’est introduite chez Lars Thorwald. Alors le photographe pose bien un regard intensément amoureux sur sa fiancée et s’il est inquiet, ce n’est plus d’elle mais pour elle. Néanmoins, à ce point du récit, il faut souligner que c’est lui, comme Scottie avec Judy dans Vertigo avec une dimension nettement moins malsaine mais toute aussi dangereuse[3], qui a phagocyté Lisa puisqu’il l’a faite entrer celle-ci dans son « scénario construit ».
Lisa et L.B. Jefferies (James Stewart)
On ne se montrera guère surpris (et presque soulagé) que l’accord parfait d’un couple se manifeste lors du partage d’un même fantasme. Encore faut-il remarquer quel est celui-ci. Bien sûr, il est directement lié au voyeurisme et à la fascination pour le meurtre de L.B. Jefferies dans laquelle il entraîne progressivement sa fiancée (ainsi que l’infirmière Stella – Thelma Ritter – ce qui ne relève nullement du détail). Initialement, celle-ci est toutefois très réticente. En fait, elle est surtout vexée que L.B. Jefferies ne s’intéresse guère à elle alors qu’elle est si belle et aime à le montrer – ce qu’indique la méticuleuse mise en scène de sa première apparition (dans laquelle elle prend grand soin – se comportant, par un nouvel effet de mise en abyme, comme si elle était au cinéma[4] – de régler la lumière). Mais, si on comprend que sa nature est aussi fondamentalement exhibitionniste (comme celle des autres femmes de l’immeuble…) que celle du héros est voyeuriste, elle sera, on l’a dit, totalement phagocytée par celle de son fiancé. D’une part, cela revient donc à montrer qu’un individu (qui est un homme) peut transformer ce que semble être ontologiquement un autre (qui est une femme) – quoique seulement partiellement puisque Lisa restera active. Elle jouera ainsi un rôle moteur dans l’action ce qui est interdit à L.B. Jefferies. On notera alors que le couple fusionnel (mais qui ne se réalise que très furtivement) est celui constitué par un réalisateur et une actrice (qui, comme toutes les grandes stars, n’en fait qu’à sa tête et tente, ici avec succès, de jouer un rôle plus important que celui qui lui est initialement dévolu). Cela n’est guère étonnant au vu de la profession d’Alfred Hitchcock et sachant que son plus grand fantasme a probablement été Grace Kelly (il s’intéresse d’ailleurs beaucoup plus à elle que L.B. Jefferies à Lisa[5]). En tout cas, Vertigo est bel et bien annoncé par ce film. D’autre part et surtout, le changement de personnalité de Lisa s’explique facilement. En effet, le spectacle auquel s’intéresse son fiancé est diablement excitant. C’est celui du meurtre, donc (qui se double, admettons-le, du plaisir de l’enquête policière). Nombreux sont les personnages hitchcockiens qui non seulement tentent de commettre un crime mais qui, plus généralement, rêvent à celui-ci (ainsi le très pacifique et sympathique Joseph Newton – Henry Travers – père de la jeune Charlie – Teresa Wright –, héroïne de L’Ombre d’un doute en 1943, ne cesse de parler du moyen de réaliser le crime parfait comme s’il s’agissait d’un absolu). En fait, le propos d’Hitchcock est limpide : il y a liaison, substitution et équivalence entre le sexe et le meurtre. En cela, et ceci explique largement pourquoi leurs œuvres ont tant été rapprochées, sa position est la même que celle de son collègue et concurrent Fritz Lang[6], quand bien même leurs visions du monde (respectivement, et pour grossièrement simplifier, héritières du christianisme pour Hitchcock et de la tragédie grecque pour Lang) diffèrent.
L.B. Jefferies et Lisa
Pulsions sexuelles et de mort ne font donc qu’une ; elles ne sont que les deux faces d’une même pièce. Logiquement, Hitchcock suppose – à raison – que le spectateur prend le même plaisir à observer de langoureux baisers (songeons à ceux, fameux entre tous, des Enchaînés – 1946 – et de La Mort aux trousses) ou de fougueuses étreintes qu’à regarder (ou seulement imaginer comme dans Fenêtre sur cour) des représentations des crimes plus ou moins sanglants. Ainsi, dans tous les cas, il s’appliquera à les mettre en scène de façon similaire c’est-à-dire qu’il jouera du suspense soit de la dilatation et de la rétractation du temps. Ainsi François Truffaut n’exagère-t-il qu’à peine quand il affirme, dans une formule célèbre : « Il était impossible de ne pas voir que toutes les scènes d’amour étaient filmées [par Hitchcock] comme des scènes de meurtre et toutes les scènes de meurtre comme des scènes d’amour. » De cette proposition, la tentative de meurtre de l’oncle Charlie (Joseph Cotten) sur sa nièce éponyme à la fin de L’Ombre d’un doute fournit sans doute le meilleur exemple. Et tout part de la manière dont Hitchcock envisage le désir (sexuel et morbide) ce qui – en cela, on remarque aussi combien il est un immense créateur – se retrouve dans son cinéma, propos et mise en scène (ou « nécessité éthique » et « nécessité esthétique » comme nous le proposions concernant l’œuvre de Stanley Kubrick[7]) se conjuguant pour le meilleur afin de retranscrire le mouvement (artistique) de la pensée. A cet édifice patiemment construit en un demi-siècle de cinéma, Fenêtre sur cour apporte une nouvelle pierre – majeure, assurément.
Lars Thorwald (Raymond Burr)
Récapitulons d’ailleurs l’extraordinaire démonstration d’Alfred Hitchcock dans ce film ; elle repose donc sur trois points principaux :
a) L’individu est marqué par des pulsions nauséabondes.
b) Le couple, qui a vocation à organiser la société, nie l’individu.
c) Un élément toutefois ne relève pas véritablement du mensonge social dans le couple (donc dans l’ordre social) : il s’agit du sexe qui est directement lié, équivaut et/ou se substitue au désir de meurtre. Par quoi, l’individu fait retour, dans une société qui certes l’annihile, mais lui permet tout de même d’exprimer ses bas-instincts.
On ne saurait guère faire plus misanthrope. Et plus convaincant, également, dans la mise à nu de nos mensonges. Il faut d’ailleurs relever l’importance pour cette démonstration de la présence continue de la fort sympathique Stella, infirmière chargée de soigner le héros. Celle-ci est une parfaite représentante de la morale conventionnelle bien-pensante et de son supposé bon sens. Elle est, dans le film, la « garante » du couple formé par L.B. Jefferies et Lisa. Elle incarne alors cette société qui intime l’ordre au héros de se marier et « veille » ensuite aux intérêts du couple afin de bien s’assurer que le ciment social ne se dissolve pas. Mais, évidemment, elle entre, elle aussi, complètement dans le fantasme de L.B. Jefferies. Elle peut même y participer. Rien d’étonnant à ce que les autres aient une place dans nos fantasmes sexuels puisque rien dans le couple ne relève jamais de l’intime et tout s’inscrit, bien au contraire, dans le mouvement organisateur de la société. D’ailleurs, l’un des plus grands plaisirs en « amour » n’est-il pas de le faire absolument sortir de la sphère privée et de ne cesser, par maints gestes explicites et débordements indécents (il faut bien, en mobilisant les apparences et les faux-semblants, convaincre, soi-même et les autres, de sa « passion »…) et à demi-répugnants (tant ils sonnent faux à force de n’obéir qu’à des codes prédéfinis), de se donner en spectacle[8]. Tout ainsi est en ordre. Le couple s’expose – totalement – au public (quand bien même les gens, à l’image du groupe ici formé par l’ensemble des voisins, ne souhaitent pas communiquer entre eux) et régule une société dans laquelle voyeurs et exhibitionnistes peuvent alors trouver leur juste place. Parce qu’il saisit, avec une extrême subtilité mais sans s’embarrasser d’inutiles amendements, tout cela, Fenêtre sur cour, bien loin d’être l’œuvre immorale que certains ont pu dénoncer, est, pour nous, à l’inverse, un grand film moral – et très profondément subversif. En le réalisant, Hitchcock se fait le grand contempteur de tous nos mensonges sociaux en les pointant et nous mettant en face (du moins pour ceux des spectateurs qui veulent bien retirer un temps leurs œillères) de ceux-ci. Ajoutons que si sa vision de l’Homme (quel que soit son sexe…) est très pragmatique, elle n’inclue aucun puritanisme. Il n’est pas quelque nouveau Savonarole qui demanderait à l’Homme d’expier ses pêchés et de changer ce qui est sa nature profonde (nous en serions bien incapables). Il se contente de regarder et de montrer avec justesse, sévérité mais aussi un amusement teinté d’ironie ce qu’est la nature humaine. Mise en cause et révélée, elle n’est pas pour autant appelée à changer – ce que le réalisateur sait pertinemment. D’ailleurs, comme seule « punition » de ses fautes, L.B. Jefferies se contentera de deux jambes provisoirement cassées (il devra aussi rester sous la coupe de Lisa plus longtemps que prévu…). Quant à Hitchcock, il profite également du spectacle du sexe et du meurtre (dont il est aussi avide que nous). En n’exigeant pas une quelconque « pureté », il ne rend pas sa si juste démonstration (mais drapée d’une grâce exquise) moins féroce mais évite qu’elle ne devienne moralisatrice (donc, elle aussi, mensongère). Nous avons parfaitement le droit de profiter du spectacle que réclame notre instinct et aurions d’ailleurs, surtout quand il est d’une telle qualité que dans Fenêtre sur cour, fort mauvaise grâce que de ne point en jouir (et, a fortiori, de nous en plaindre). Mais il faut tout de même s’interroger sur ce que ce plaisir dit et montre de nous… Alfred Hitchcock nous invite donc de mener cette réflexion ce qui donne sa pleine dimension à cette charmante et passionnante comédie policière au rythme enlevé (notons tout de même – même si tel n’était pas ici notre propos – que, pas plus que sa noire vision du monde, le pari technique de l’auteur, risqué car rendant, a priori, délicat le développement de l’intrigue n’a jamais nui à l’intérêt et au rythme de celle-ci, tout au contraire). Non, décidément, Fenêtre sur cour, véritable joyau tournant au jeu de massacre, n’est pas un film aimable.
Stella (Thelma Ritter), L.B. Jefferies et Lisa
Disons, pour conclure, quelques mots de l’abondante descendance de ce film prodigieux, diamant noir et gracieux. On ne saurait viser à une quelconque exhaustivité mais donnons tout de même quelques exemples saillants de cette immense postérité. Il faut ainsi penser à l’immense Blow-Up (1966)[9] de Michelangelo Antonioni, qui s’il s’ancre précisément dans une époque (le Londres des années 1960), lorgne aussi vers le cinéma hollywoodien soit vers L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962) et surtout Fenêtre sur cour. Antonioni, qui rendra également hommage à La Mort aux trousses dans Zabriskie Point (1970), conte ainsi l’histoire d’un héros photographe (David Hemmings dont le personnage est inspiré par David Bailey comme celui de L.B. Jefferies l’est par Robert Capa), enfermé dans Londres, voleur/voyeur d’un baiser d’un couple d’amoureux et qui découvrira (mais est-ce si sûr ?) que ce moment était peut-être aussi celui d’un crime. Comme L.B. Jefferies, le héros de Blow-Up ne regarde le monde qu’au moyen de son appareil photographique jusqu’à découvrir que ces images perdent de leur signification. Au-delà du croisement entre désir sexuel (dont Antonioni est, pour nous, le plus grand cinéaste) et meurtre, on assiste là à une variation très radicale sur l’un des thèmes centraux de Fenêtre sur cour : la mise en doute du regard. Celui-ci est interrogé par Antonioni et le spectateur ne sait plus guère quoi observer. Il est ainsi tentant de ne suivre le film qu’à partir de son personnage-centre mais on reste alors prisonnier de sa vision, finalement assez pauvre, et subsiste alors une incertitude sur la réalité du meurtre (alors que dans Fenêtre sur cour, c’est le jugement moral à tenir sur le meurtre qui est, lui, frappé d’incertitude). « Plus on en voit, moins on en sait » : telle pourrait être la morale de ce film. C’est aussi ce qu’affirme l’un des personnages (Tony Shaloub) de The Barber (2001) des frères Coen dans une fameuse scène qui fait plus directement référence à deux films de Fritz Lang, J’ai le droit de vivre (1937) et L’Invraisemblable Vérité (1956). Mais ces auteurs nous apparaissent aussi comme les meilleurs héritiers d’Alfred Hitchcock. Ils le prouvent en jouant magnifiquement du suspense dans No Country for Old Men (2007). Par ailleurs, ils glissent un clin d’œil presque anecdotique à Fenêtre sur cour dans Miller’s Crossing (1990). De manière bien plus signifiante, dans le même film, ils ne cessent de jouer avec le regard du spectateur, prenant un malin plaisir à se moquer (gentiment ?) de lui. Et si c’est un chien qui fait de Thorwald un vrai méchant dans Fenêtre sur cour, c’est à ce même animal que le spectateur est ramené dans Miller’s Crossing puisqu’il y a, dans le premier cas, concession faite par le chien et, dans le second, concession faite au chien… Quant à Woody Allen, qui a toujours travaillé sur le couple, il saura se souvenir d’Alfred Hitchcock, l’un de ses maîtres, quand il tournera Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), à la fois jouissive parodie et parfait hommage à Fenêtre sur cour. Enfin, James Gray, spécialiste des films policiers donc « élève » d’Alfred Hitchcock, construira Two Lovers (2008), centré autour d’un héros photographe (Joaquin Phoenix) et d’une cour d’immeuble, son grand film d’amour, en référence constante à Fenêtre sur cour.
La cour d’immeuble de L.B. Jefferies
« Celui qui considère l’humanité comme un troupeau, et qui s’enfuit devant elle aussi vite qu’il le peut, sera certainement rejoint par ce troupeau qui lui donnera des coups de cornes. » | |
Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 233, Pour ceux qui méprisent ‘‘l’humanité du troupeau’’). |
Antoine Rensonnet
[1] Le summum en la matière est, bien sûr, atteint par la fin de L’Inconnu du Nord-Express. Le « bonheur » entre Guy Haines (Farley Granger) et Anne Morton (Ruth Roman) n’est rendu possible que parce que Bruno Anthony (Robert Walker) s’est chargé de tuer la femme (Laura Elliott) du premier… De telles happy ends sont évidemment une façon de jouer avec les conventions hollywoodiennes (donc, à un certain niveau, sociales), en faisant mine de les respecter pour mieux les mettre en doute.
[2] Au point que naisse le célèbre mythe de la blonde glacée hitchcockienne… Avant qu’il ne rencontre Grace Kelly, il n’y a pas de surreprésentation particulière des blondes dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock.
[3] De même, dans Les Enchaînés, T.R. Delvin (Cary Grant) met volontairement en danger Alicia (Ingrid Bergman) – qui rêve de se marier avec lui…
[4] Lisa ne cessera d’ailleurs de faire des références au théâtre pour qualifier ce qui va se passer dans sa relation avec le héros où elle souhaite évidemment occuper le devant de la scène. Notons aussi que le couple ici créé est directement inspiré par celui qui existait, au milieu des années 1940 (au moment du tournage des Enchaînés), entre Robert Capa et Ingrid Bergman. Avec Grace Kelly, Alfred Hitchcock recrée donc un épisode de la vie de sa première actrice-fétiche. Vertigo n’est pas loin…
[5] On notera donc, en ce qui concerne ce personnage et cette actrice, qu’il y a (sauf lorsqu’elle est chez Thorwald) une disjonction entre les regards respectivement portés par L.B. Jefferies sur la première et par Hitchcock sur la seconde. Guidés par le réalisateur autant qu’attirés par la beauté de Grace Kelly, nous aussi, regardons très volontiers cette femme. Il y a donc, à ce niveau, une claire rupture entre notre point de vue et celui du héros – ce qui ne remet nullement en cause la validité de la démonstration d’Hitchcock sur le spectateur/voyeur et tend même à la renforcer.
[6] Le réalisateur germanique a développé son propos dans un article que nous reproduisons partiellement dans le premier texte de la cinquième partie de notre série « Retour sur Fritz Lang ».
[7] Sur la « nécessité éthique » et la « nécessité esthétique », on se reportera au premier texte de la deuxième partie de notre série « Stanley Kubrick : la nature humaine entre trivialité et absolu » et à notre texte : « Aryan Papers : ‘‘The greatest movie never made ?’’ ».
[8] Du point de vue de l’indécence généralisée et de l’exhibitionnisme qui scellent le pacte social, nous avons immensément « progressés » depuis 1954, année de réalisation de Fenêtre sur cour. Hitchcock remarque donc que et ne cesse de montrer que « le monde est une porcherie ». Et il n’a même pas eu le « bonheur » de connaître Facebook, et tant d’autres choses encore, pour formuler un tel constat…
[9] Brian de Palma, très inspiré par ce chef-d’œuvre, signera un film-hommage à celui-ci avec Blow Out (1981). Mais son influence principale est évidemment celle d’Alfred Hitchcock et il réalisera plusieurs films-doubles de ceux de son maître notamment Obsession (1976) et Pulsions (1980), très proches respectivement de Vertigo et de Psychose. De même, Body Double (1984) possède bien des points communs avec Fenêtre sur cour.
Commenter cet article