Ghost Dog : Souplesse et rencontres (2)
Ghost Dog, la voie du samouraï, vrai/faux remake du Samouraï de Jean-Pierre Melville, film symbole du cinéma de Jim Jarmusch et, à nos yeux, son chef-d’œuvre absolu nous apparaît comme un extraordinaire lieu de fusion culturel. Aussi méritait-il que l’on s’y arrête longuement. Suite et fin.
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Ghost Dog, la voie du samouraï (Jim Jarmusch, 1999) : Souplesse et rencontres (2/2)
Sommaire actif :
a.Présence, confrontation, rencontre et mixage de nombreux champs culturels
b.Enjeux identitaires et message
c.Une mise en scène à la hauteur
d.Le principe de répétition
a.Présence, confrontation, rencontre et mixage de nombreux champs culturels
Affiche de Ghost
Dog, la voie du samouraï (Jim Jarmusch, 1999)
Au-delà des seuls Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) – référence affichée – et Dead Man (Jim Jarmusch, 1995), Ghost Dog, la voie du samouraï (Jim Jarmusch, 1999) se présente comme un incroyable lieu de rencontres (encore une fois), de convergences, de confrontations et de mixage d’éléments culturels les plus divers. On ne saurait compter le nombre de livres qui sont cités (et montrés) dans le film à commencer, bien sûr, par l’Hagakure de Jocho Yamamoto, qui inspire toute la vie de Ghost Dog (Forest Whitaker) et le recueil de nouvelles Rashomon d’Akutagawa Ryunosuke. Ainsi, le héros noue conversation avec la petite Pearline (Camille Winbush) – destinée à lui succéder – en parlant littérature et celle-ci lui montrera son impressionnante collection de livres qu’il a presque tous lus. Il lui prêtera alors Rashomon insistant lourdement pour connaître l’avis de la petite fille sur celui-ci puis lui cèdera, alors qu’il s’apprête à en finir (vraiment) avec la vie, son exemplaire de l’Hagakure. Et les livres ne sont pas les seuls éléments culturels à jouer un rôle diégétique et dramatique majeur. En effet, la musique (au-delà de la superbe bande-son) intervient directement dans le film, que ce soit au détour des conversations entre les mafieux, lors d’une « improvisation » faite par un groupe de rappeurs (Dreddy Kruger, Timbo King, Clay Da Raider, Dead And Stinking et Deflon Sallahr) pendant la conversation entre Pearline et Ghost Dog où grâce aux CD du héros – le rapport entre musiques diégétique et extradiégétique étant d’ailleurs complexe puisque l’on passe souvent de l’une à l’autre au cours du même séquence – qui écoute des choses très différentes (du rap, du reggae, du jazz), mais toujours d’inspiration « noire » et ne manque pas de nous faire partager son importante culture musicale dès qu’il a l’occasion de voler une voiture. La danse, couplée à l’art martial, intervient également lors de cette étonnante séquence, déjà évoquée, de l’entraînement chorégraphié du héros. Enfin, l’art audiovisuel est, lui aussi, omniprésent puisque de nombreux personnages (jusqu’au grand parrain Ray Vargo – Henry Silva) passent une grande partie de leur temps à regarder des cartoons (qui, toujours, ont un lien avec les événements du film les annonçant ou les commentant en leur offrant un contrepoint comique). Quant au cinéma lui-même, il est, en dehors des multiples références sur lesquels s’appuient Jarmush (Le Samouraï et son Dead Man, donc, mais aussi Rashomon – Akira Kurosawa, 1950 –, peut-être le plus célèbre des films de samouraïs, les films de gangsters dont les codes, on l’a vu, sont joyeusement détournés, ou encore l’ouverture du Chasse à l’homme de Fritz Lang – 1941 – dans la séquence lors de laquelle Ghost Dog, placé en surplomb du « château » campagnard du parrain est à deux doigts d’abattre Ray Vargo au moyen d’un fusil à lunettes avant de se rabattre sur son « plan B »), évoqué par le héros qui avoue nettement préférer le Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) – livre dans lequel, d’une certaine façon, la vie défie la mort – de Mary Shelley (1797-1851) à son adaptation cinématographique (on peut penser qu’il parle là du Frankenstein – 1994 – de Kenneth Branagh plutôt que de celui de James Whale – 1931 – ou d’une des nombreuses autres versions) et fait référence (par un clair mais néanmoins complexe effet de mise en abyme sur lequel on reviendra plus loin), en ironisant, au duel du western Le Train sifflera trois fois (Fred Zinnemann, 1952) lors du « combat » final qui l’oppose à son « maître » Louie (John Tormey).
Ghost Dog (Forest
Whitaker) lisant l’Hagakure
Déjà, Dead Man, en s’ouvrant sur une citation d’Henri Michaux et en multipliant, par la voix de Personne (Gary Farmer) les citations du poète britannique William Blake (1757-1827) – dont certaines se retrouvaient également dans la chanson des Doors, End of the Night – dont le héros (Johnny Depp) portait le nom et était censé être la réincarnation, proposait une rencontre fructueuse et s’affichant comme telle (puisque les différents éléments mobilisés intervenaient, pour une large part, directement dans le récit) de nombreuses influences culturelles. Mais Ghost Dog, qui représente un important creusement par rapport à la voie ouverte par son prédécesseur, va plus loin encore et il y a là le pari – extrêmement ambitieux et incontestablement réussi – pour Jim Jarmusch de réaliser une œuvre totale (et, par là-même, profondément originale). Et ce film-lieu de fusion, cet extraordinaire melting-pot, exprime et montre, à travers une approche finalement assez comparable à celle d’un Jean-Luc Godard (songeons simplement à Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution ou à Pierrot le fou, tous deux sortis en 1965), ce qu’est, historiquement, le cinéma soit un art agrégeant les formes culturelles les plus diverses , à la fois anciennes (la Voie – toute orientale – du Samouraï choisie par Ghost Dog) et modernes (le rap), populaires (les cartoons) et élitaires (les nombreux livres lus par le héros) , et allant, aujourd’hui, jusqu’à s’autovampiriser (ainsi les longues citations de l’Hagakure qui s’affichent sur l’écran peuvent-elles être vues, entre autres, comme une réminiscence du cinéma muet). De tout cela, Ghost Dog offre un formidable témoignage, l’un des plus aboutis du cinéma contemporain avec le récent Tetro (2009) de Francis Ford Coppola. Il soulève également, en multipliant en son sein les champs culturels, des enjeux « identitaires » et, ce faisant, bien qu’il ne soit nullement un film militant, finit par délivrer un message alors là même qu’il ne porte jamais de jugement moral sur les actes des personnages et ceux de son héros en particulier. Il s’agit désormais d’y revenir.
b.Enjeux identitaires et message
Ghost Dog et Louie
(John Tormey)
Logiquement, en multipliant les champs culturels, se pose pour le héros la question de l’identité. Certes, celle-ci est parfaitement définie puisqu’il est, d’une part, constitué comme « déjà mort » et qu’il a réglé le problème en entrant dans « La Voie du Samouraï ». Il n’empêche que cette construction identitaire a fait l’objet d’un travail préalable dont le film montre le résultat (notons d’ailleurs qu’on trouve à nouveau un effet de mise en abyme puisque les étapes de la découverte identitaire de Ghost Dog correspondent, peu ou prou, à celles du montage du projet Ghost Dog). Extrêmement cultivé et très ouvert, on l’a dit, il n’en oscille pas moins essentiellement entre une culture contemporaine et afro-américaine (son identité première et/ou assignée qu’il ne rejette pas mais dans laquelle il a refusé de s’enfermer) qui se manifeste par les musiques qu’il écoute et les tenues qu’il porte (même s’il devra, un temps, renoncer à celles-ci pour adopter un costume proche de celui porté par les mafieux, ce qu’il justifie, une nouvelle fois, par une réflexion tirée de l’Hagakure) et celle, ancienne et orientale, du samouraï (son identité choisie, donc) qui lui est, a priori, totalement étrangère. Bien que Ghost Dog ait complètement résolue la question de sa nature personnelle, il n’en figure pas moins un héros en tension entre deux mondes qui sont d’abord, mais non pas uniquement, ceux du passé et du présent ce qui est l’une des multiples thématiques que l’œuvre aborde ; son embryon de conversation avec l’un des deux chasseurs d’ours racistes (Jonathan Teague Cook et Tracy Howe) qu’il s’apprête à tuer le prouve :
« Ghost Dog : Dans les cultures anciennes, les ours étaient les égaux des hommes. Le chasseur : Ici, ce n’est pas une culture ancienne. Ghost Dog (avant de tirer) : Parfois, ça l’est. » |
Cette dualité du héros s’exprime également par son rapport aux armes, celui-ci s’exerçant régulièrement, comme un vrai samouraï, au sabre mais n’utilisant logiquement, dans le cadre de son « activité professionnelle », que des armes à feu qu’il manie souvent avec des gestes souples et précis (notamment lorsqu’il les range) comme il pourrait le faire avec des armes blanches.
Ghost Dog
Au-delà, le film se plaît à mélanger et confronter les cultures et les contre-cultures, qu’elles soient « officielles » comme le hip-hop (avec cette musique rap omniprésente en particulier lorsque l’on voit et entend les citations de l’Hagakure) ou non puisque un monde interlope (le film multiplie d’ailleurs les séquences de nuit) nous est présenté avec ces marginaux – très présents dans l’ensemble du cinéma de Jim Jarmusch – comme le vendeur de glaces Raymond (Isaach de Bankolé), meilleur ami de Ghost Dog, ses personnages vivant sur les toits entourés de pigeons (Ghost Dog est loin d’être le seul), voire ses mafieux stéréotypés. Aussi dresse-t-il un tableau dans laquelle s’affirme la vitalité des marges sans que ne soient nullement condamnées les formes de culture (donc, on peut le supposer, d’existence) plus « classiques ». Mais c’est de la fusion entre différents éléments (ce qui permet, comme dans le cas du héros et du film, de se doter d’une identité propre), donc de l’ouverture d’esprit, que naît l’intérêt d’un être (ou d’une œuvre, la correspondance étant, une nouvelle fois, totale) indique (plus qu’il n’affirme directement car jamais Ghost Dog ne se fait lourd et démonstratif) Jim Jarmusch. Et, sans avoir clairement la volonté de délivrer un message, le film en offre tout de même un. Ghost Dog, s’il évoque et dénonce, frontalement (avec les conversations des chasseurs et des mafieux, bien que Sonny Valerio – Cliff Gorman – adore le rap) ou subrepticement (au travers du discours de Raymond sur les vertus comparées des parfums chocolat et vanille des glaces), le racisme, le démonte surtout dans son principe même, puisque le film, par son existence qui doit à tant de cultures et de milieux sociaux différents, se fait la plus belle des odes au métissage. Aussi, a-t-on à faire à un lieu de fusion qui est, au sens le plus noble du terme, un majestueux film politique et ce sans qu’il n’ait besoin de tenir en son sein un discours par trop appuyé tant l’œuvre se suffit amplement à elle-même pour étayer sa démonstration. De cette dimension supplémentaire, il importe également de tenir compte.
c.Une mise en scène à la hauteur
Ghost Dog et le
passant en tenue de camouflage (RZA)
Dans un film qui touche à autant de genres, brasse de si nombreux éléments et développe un propos si dense, il est évident qu’il fallait une mise en scène à la hauteur pour toucher au chef-d’œuvre visé par Jim Jarmusch. C’est d’ailleurs par elle, et en définissant un style propre, que le réalisateur s’affirme pleinement et s’éloigne, par exemple, de Jean-Luc Godard (ou de Stanley Kubrick dans Orange mécanique – 1971 –, autre œuvre à ambition « totalisante » ), dont nous l’avions rapproché précedemment. On ne décèlera pas non plus de réelles convergences avec la mise en scène de Jean-Pierre Melville dans Le Samouraï. Dans Ghost Dog, malgré la structure policière et les très nombreux morts, c’est, à quelques exceptions près, une douceur d’ensemble qui règne en maîtresse. Pourtant, l’intrigue existe bel et bien, on l’a déjà remarqué, se déroule moins au ralenti que dans Dead Man ou The Limits of control (2009), et connaît parfois de très brusques accélérations (ainsi lorsque le héros attaque le repaire de Ray Vargo et laisse derrière lui un impressionnant monceau de cadavres). Mais il importe toujours au réalisateur de dégager de longs moments de pause, de laisser, en quelque sorte, du temps au temps et pas seulement dans les instants, décisifs, de rencontre. Les nombreuses séquences durant lesquelles les oiseaux volent au-dessus de la ville ou celles des traversées du même espace (au sol cette fois-ci – mais cela offre un nouveau parallèle entre le héros et un animal) par Ghost Dog, qu’il soit en voiture ou à pieds en fournissent d’excellents exemples. Mais, dès le sublime générique initial, en deux parties distinctes – avec, d’abord, le survol de la ville puis la présentation de l’univers (du cadre) du héros –, le tempo général de l’œuvre est donné de même d’ailleurs que son ton puisque, déjà, la musique, le livre, le héros et la mort occupent une place centrale. Et, sans doute, est-ce la séquence, strictement inutile d’un point de vue diégétique, lors de laquelle Raymond et Ghost Dog observent du haut d’un immeuble, en mangeant une glace, un homme (José Rabelo) en train de construire un bateau qui illustre le mieux la volonté de l’auteur de dilater au maximum le temps de son film afin de le rendre plus aéré.
Ghost Dog dormant
au milieu de ses pigeons
Pour ce faire, deux éléments jouent un rôle primordial. Le premier est lié au montage qui rend Ghost Dog si coulé. Ainsi, entre les séquences (à l’exception de celle où le héros abat les deux chasseurs qui se conclut de manière particulièrement brutale), le raccord cut semble banni au profit du fondu, qu’il soit enchaîné (surtout dans la première moitié de l’œuvre) ou au noir (principalement dans la seconde), particulièrement surmobilisé. De même que les nombreuses surimpressions, l’utilisation de ce type de raccords participe pour beaucoup de la douceur de Ghost Dog. Il en va de même de la musique, toujours essentielle dans un film de Jim Jarmusch (qui, pour une fois, renonce au rock). Celle-ci, le plus souvent instrumentale (dès lors qu’elle est purement extradiégétique) et réalisée – pour ce qui est des compositions originales – par le rappeur RZA (membre du Wu-Tang Clan), se révèle parfaitement ensorcelante et ajoute encore à la légereté du film. D’ailleurs, l’ensemble de Ghost Dog est marqué par un exceptionnel travail sur le son dont Jim Jarmusch joue brillamment des différentes composantes – musique, donc, mais aussi bruits, que ce soit ceux de la rue ou de la campagne et parole qui s’avère rare chez le héros quand certains personnages, comme Sonny Valerio ou Raymond, ont, eux, un débit logorrhéique – et sources puisque, on l’a relevé déjà plus haut, nombreux sont les passages (dans ce sens là uniquement) entre musiques diégétique et extradiégétique alors que le voix-off est largement utilisée lorsque Ghost Dog (puis Pearline dans l’ultime séquence) lit des passages de l’Hagakure. Ainsi Jim Jarmusch affiche-t-il bien une maîtrise de tous les instants et montre qu’il domine l’ensemble des composantes techniques du cinéma, condition sine qua non mais non pas suffisante, pour qu’il signe une telle œuvre d’art. Au cœur de celle-ci, un principe semble servir de moteur à Ghost Dog et permettre, avec la mise en scène, que soient liés les éléments épars qui y sont mis en jeu ; il s’agit de la répétition. C’est en s’intéressant à celle-ci que nous terminerons.
d.Le principe de répétition
Ghost Dog
En effet, dans Ghost Dog, tout semble se répéter au point que ce film, pourtant si ouvert et marqué par une narration linéaire (à l’exception de quelques flashbacks qui sont d’une grande importance tant sur le plan narratif qu’au niveau de l’esthétique générale), semble parfois faire boucle sur lui-même – exactement comme la musique rap utilisée, syncopée et multipliant les mouvements de scratchings. Il est vrai qu’il conte l’histoire d’un héros déjà mort allant vers un nouveau décès. Ainsi tout se répond puisque les citations de l’Hagakure et les cartoons, qui ne cessent de revenir, font toujours écho à l’action. Quant aux gestes et mouvements, qui sont, on l’a vu, amples, souples et gracieux mais aussi précis et méthodiques, ils sont eux aussi répétés au point que Ghost Dog se dédouble lors de sa danse d’entraînement et est amené à loger, à deux moments différents, deux balles exactement au même endroit dans l’épaule de son « maître » Louie. Des séquences sont également marquées par ce principe de répétition interne puisque chaque vol des oiseaux, chaque arrivée au « Palais de la glace » (on entend toujours Raymond hurler à travers son haut-parleur), chaque préparation d’armes par Ghost Dog et chaque vol de voiture (à une exception près puisque le héros doit, une fois, exécuter cette action dans un moment d’urgence) sont toujours construits de la même façon. Ainsi Ghost Dog, homme de rituels, lorsqu’il prend possession d’une automobile, commence par user de son scanner électronique puis insère un CD que l’on écoute avec lui alors qu’il parcourt la ville et quand vient le temps de l’action qui justifiait ce vol, celle-ci est souvent filmée de loin (au point qu’on ne la voit guère) alors que la musique devient extradiégétique. De même que les événements, les objets (ces livres qui ne cessent de surgir dans le champ ; les mallettes – servant respectivement à porter des armes et un repas – qui définissent Ghost Dog et Pearline) et les animaux (comme l’ours dont parle Raymond pour comparer cet animal au héros et qui fait retour, sous une forme cadavérique, dans la séquence avec les chasseurs ou le chien-signe qui, à deux reprises, apparaît fixant obstinément Ghost Dog) ne cessent de se dédoubler et de réapparaître.
Ghost Dog, Raymond
(Isaach de Bankolé) et Pearline (Camille Winbush)
La répétition frappe aussi la parole ; ainsi Personne (toujours incarné par Gary Farmer) s’échappe-t-il de Dead Man pour faire une courte réapparition dans Ghost Dog et y prononcer les mêmes mots que dans le film précédent. Mais le psittacisme est généralisé puisque, dans leurs conversations, Ghost Dog reprend en anglais les phrases que son ami Raymond vient de prononcer en français (celles-ci ne sont d’ailleurs pas doublées en version originale) et réciproquement. De plus, le héros, bien que son verbe soit rare et énigmatique, tend à se répéter notamment lorsqu’il affirme, à plusieurs reprises, à Louie : « Je suis ton vassal. Je ne veux pas te manquer de respect ». Par ailleurs, l’événement à l’origine de la rencontre et de la relation entre ces deux personnages fait l’objet de plusieurs flashbacks qui diffèrent selon que ce soit Ghost Dog qui se remémore l’histoire (Louie serait intervenu pour le sauver) ou Louie qui la raconte (il aurait tiré, non pour protéger le jeune Ghost Dog – Damon Whitaker – mais lui-même). Au-delà de l’ambigüité, somme toute mineure, que créent ces deux versions contradictoires pour l’histoire, on verra dans ces flashbacks une référence (légèrement moins explicite que celle liée à la présence du recueil d’Akutagawa Ryunosuke) au Rashomon d’Akira Kurosawa (dont la structure, fondée sur des récits différents d’un même événement, est évoquée par Pearline et Ghost Dog lorsqu’ils parlent du livre) et un nouvel exemple de ces mouvements perpétuels d’allers-retours sur lesquels se construit le film de Jim Jarmusch. En outre, cela rappelle, au seul niveau, cette fois-ci, de la vie de Ghost Dog, combien passé et présent s’y entrelacent jusqu’à la confusion ce qui participe d’un rapport au temps particulièrement complexe. Evidemment, ce principe de répétition (incluant de subtiles variations) se fond parfaitement avec la réflexion sur le double qui parcoure et irrigue toute l’œuvre, puisque Ghost Dog est un film-double d’un autre et que le héros ne cesse de se reconnaître ou de croiser des êtres et des animaux qui sont autant de répétitions de lui-même. Aussi la logique est-elle, à tous les niveaux, poussée à son point extrême. Elle inclue notamment la mise en abyme (et l’on n’a cessé de remarquer combien Ghost Dog était à l’image de Ghost Dog – ou l’inverse…) qui culmine lors du vrai/faux duel final entre Louie et Ghost Dog. Les deux se retrouvant armes en mains (même si elle est volontairement déchargée dans le cas de Ghost Dog) dans une rue, le second ironise, on l’a déjà remarqué, sur une situation qui rappelle celle du western classique. Ce faisant, on pourrait croire qu’il la dédramatise mais s’opère alors une disjonction entre les sentiments de Ghost Dog, apaisé et prêt à mourir, et ceux du spectateur (alors exactement dans la même position d’impuissance que Pearline et surtout Raymond qui tente vainement d’empêcher ce qui va se produire) qui, attaché au héros, ne manque de réinsérer dans la séquence cette tension (dont Louie est d’ailleurs également victime) que le héros a tenté d’évacuer. Allant jusqu’au bout dans la mise en abyme et de la répétition, Jim Jarmusch offrira un commentaire comique de la séquence au moyen d’un ultime cartoon. Regardé par Louise (Tricia Vessey), la fille de Ray Vargo, qui attendait que Louie abatte Ghost Dog, il s’agit d’un épisode d’Itchy et Scratchy dans lequel la souris et le chat se livrent à un duel aux proportions planétaires avec des pistolets de plus en plus grands. Notons que, d’une part, il s’agit de la première fois qu’un même cartoon revient (même si l’épisode est différent) dans Ghost Dog et que, d’autre part, Itchy et Scratchy est lui-même un dessin-animé dans le dessin-animé puisqu’il est issu de la série Les Simpson…
Pearline et
Raymond, spectateurs impuissants du « duel » final
On s’arrêtera ici sur ce film magique, si souple et si léger. Il ne nous semblait pas inutile de faire un si long retour sur Ghost Dog, la voie du samouraï dont nous sommes pourtant bien loin d’avoir épuisé toutes les ressources (notamment concernant son extrême beauté formelle et sa singulière poésie). Rappelons toutefois qu’il nous apparaît nécessaire, comme toujours dans le cinéma jarmuschien, pour l’apprécier pleinement de s’y abandonner complètement et de se laisser porter.
« Dans la région de Kamiguta, il y a une sorte de coffret à repas qui sert pour une journée, quand on va admirer les fleurs. Au retour, on le jette et on le piétine. La fin est importante en toutes choses. » | |
Citation de l’Hagakure de Jocho Yamamoto lue, en voix off, par Pearline (Camille Winbush) à la fin de Ghost Dog, la voie du samouraï (Jim Jarmusch, 1999). |
Louie et Ghost Dog lors
du « duel » final
Ran - Antoine Rensonnet
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