Grandeur du film politique, Le Caïman (2)
Suite (mais pas fin) des Bribes et Fragments sur Le Caïman. Cette fois c'est l'Italie, le pays des mecs qui trichent au foot - tout le monde le sait - avec tout de même des joueurs extraordinaires, qui est à l'honneur. nolan
Le Caïman
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience. »
René Char in Le Poème pulvérisé (1945-1947 ; A la santé du serpent, VII)
Grandeur du film politique,Le Caïman (2), un hymne à l'Italie – L’objectif poursuivi par Nanni Moretti, avec Le Caïman, n’est pas tant de revenir sur le problème posé par Berlusconi que de dresser le portrait, le plus complet et honnête possible, de l’Italie contemporaine – ce sans rien cacher de sa dérive mais sans la réduire à celle-ci. Si l’Italie, Moretti le fait dire à nombre de ses personnages, c’est incontestablement Berlusconi, elle ne saurait être, indique le cinéaste dans le même mouvement, que ce triste sire. D’où la structure du Caïman avec son entrelacs d’histoires et les différents genres qu’il mêle (film politique, étude de mœurs, comédie…). D’où, également, cette idée-maîtresse qui traverse l’ensemble de l’œuvre : elle ne doit pas se contenter de frapper Berlusconi (les Italiens qui veulent le connaître ayant, Moretti le fait remarquer, tous les moyens de le faire) mais surtout lui rendre coup pour coup. Le polonais Jerzy Sturovsky (Jerzy Stuhr), qui envisage de financer le film de Teresa (Jasmine Trinca) et Bruno (Silvio Orlando), se moque de l’Italie de Berlusconi, une « Italie d’opérette » répète-il, qui ne cesse de s’enfoncer, les Italiens trouvant toujours, avec leur président du Conseil, le moyen de creuser un peu plus (la suite de l’histoire devait se charger de le prouver…) quand le reste du monde croit qu’elle a définitivement touché le fond. Avec ce personnage, Moretti rappelle combien son pays est à la risée de ses voisins. Pourtant, cette identité pittoresque ou « d’opérette », il la revendique mettant notamment en valeur le cinéma bis italien ou créant un stéréotype d’acteur érotomane avec la vedette Marco Pulici (incarné par l’acteur-réalisateur Michele Placido), qui doit, avant de se désister, jouer le rôle de Berlusconi. Le caractère un peu bouffon qui définit, très partiellement, l’Italie est ainsi à l’honneur dans Le Caïman. Non pas seulement parce que le rire est la politesse du désespoir. Mais parce qu’il ne faut pas laisser la fantaisie italienne, voire une certaine propension à la pitrerie, au seul Berlusconi (cinq ans plus tard, Moretti, en inventant des cardinaux infantiles dans l’extraordinaire Habemus Papam, en apportera une nouvelle démonstration). Peut-être celui-ci est-il le plus pathétique des enfants de celle-là ? Peut-être… Mais ce n’est pas une raison suffisante pour l’abandonner. D’ailleurs, Berlusconi (qu’on le voit dans des images d’archives ou qu’il soit interprété par Elio De Capitani, Pulici/Placido ou Nanni Moretti) ne prêtera jamais à sourire dans Le Caïman. Mieux, il y a cette troublante et ambigüe dernière séquence qui pousse la mise en abyme à son paroxysme et fusionne les différents éléments qui alternaient au sein du Caïman. Amené par le radieux « On tourne ! » de Teresa, c’est le film, enfin réalisé, de celle-ci et de Bruno ce qui, pour les deux héros, constitue une sorte de happy end d’autant qu’ils imaginent (véritable acte de foi en la démocratie…) leur caïman jugé et condamné. Mais la réaction de celui-ci et ses conséquences, alors vraisemblables, sont plus qu’inquiétantes – impression renforcée par l’angoissante musique de Franco Piersanti. Silvio Berlusconi (qui a pris les traits de Nanni Moretti)déclare que la gauche se refuse la joie et l’espoir et, puisqu’elle le dominerait avec ses juges, imposerait sa tristesse au pays. Avec Le Caïman, parce qu’il existe et qu’il est si drôle, Moretti prouve combien le populisme de Berlusconi est mensonger et leurre l’Italie. Le leader politique est le véritable porteur d’une haine qu’il prétend combattre. La joie et l’espoir, eux, appartiennent à ses opposants qui n’ignorent pourtant rien de la gravité de la situation et connaissent leur lot de drames. Incroyablement vivant, démesurément riche, presque optimiste, film politique au sens le plus large et le plus noble du terme, Le Caïman sublime alors sa nature pamphlétaire et impose, de facto, une alternative à la triste politique-spectacle berlusconienne. Nanni Moretti signe un hymne à l’Italie. Et, sans se voiler sa face, lui rend sa dignité.
Antoine Rensonnet
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