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Grandeur du film politique, Le Caïman (3)

28 Mars 2012 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Bribes et fragments

Dernière partie sur Le Caïman en ce mercredi printanier. Aujourd'hui c'est la place du créateur au sein de son oeuvre qui est abordée. C'est un petit peu compliqué, chers lecteurs,  donc je vous demanderai cinq-six minutes d'attention et de me faire part de votre analyse de cette analyse dans les commentaires. Merci. nolan

 

  Le Caãman 3

Le Caïman

 

 

« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience. »

René Char in Le Poème pulvérisé (1945-1947 ; A la santé du serpent, VII)

 

Grandeur du film politique, Le Caïman (3), l’intrigante place du créateur ou une curieuse équivalence – Silvio Berlusconi, dont le nom n’est prononcé qu’après une vingtaine de minutes, n’est pas seul à être omniprésent dans Le Caïman en étant le plus souvent absent de l’écran. C’est également le cas de Nanni Moretti. Le réalisateur, qui, toujours ou presque, s’octroie le premier rôle de ses films, ne fait ici que deux apparitions. Dans la première, il est lui-même puis, dans la seconde, incarne Berlusconi. Déjà réunis par une improbable incursion sur le terrain politique (qui, pour Moretti, se limitera à ce seul film), les deux hommes, l’un de spectacle, l’autre d’art, semblent liés par une curieuse relation d’équivalence. Par la grâce de la mise en abyme, chacun possède son lot d’avatars. Tour à tour, plusieurs acteurs (Elio de Capitani, Michele Placido et Nanni Moretti) se parent des habits du pâle cabotin Berlusconi (que l’on voit en personne, dans un extrait télévisé, proposer, « avec ironie », au député européen Martin Schultz de jouer le rôle d’un kapo dans un film italien en préparation…). De même, Teresa (Jasmine Trinca) et Bruno (Silvio Orlando) personnifient, jusqu’à un certain point, les difficultés créatrices du cinéaste. Et, dans l’ultime séquence, Berlusconi et Moretti fusionnent. A l’évidence, ils sont des doubles. En toute logique, on peut imaginer qu’en devenant le président du Conseil, Moretti voudrait créer une image nihilisante de son ennemi. Pourtant, cet intense moment, qui implique autant qu’il brise le happy end, ne laisse pas d’étonner. Le caïman, celui de Teresa, puisque, diégétiquement, l’on assiste alors à son film, est doté de la seule caractéristique qui, toujours, lui a fait défaut : de la classe. Ce Berlusconi/Moretti n’a pas grand-chose du pathétique pantin qu’est son modèle. L’auteur démultiplie ainsi la menace qui plane sur l’Italie, la rend plus palpable. Il l’a dit lorsqu’il était lui-même : si « c’est toujours le moment de faire une comédie », « il n’y a pas de quoi rire [avec Berlusconi] ». Jusqu’à l’ultime seconde, il respecte ce programme à la lettre. Mais Le Caïman atteignant, dans ses derniers plans, son sommet formel, Moretti, qui avait fait mine de s’effacer, regagne une place prédominante et, en s’en réservant ses quelques minutes les plus fascinantes, phagocyte son œuvre. Bien qu’attendu, le retour de l’acteur-réalisateur stupéfie. Dans des teintes rouge mat et noir, il s’apparenterait presque à celui de Clint Eastwood, en tant que légende, dans les derniers instants d’Impitoyable. Moretti se situe, semble-t-il, aux antipodes du héros (que l’on retrouvera, avec bonheur, dans Habemus Papam) qu’il se plaît généralement à jouer, celui qui, tel un Woody Allen italien, ressasse à n’en plus finir ses obsessions. Il n’est certes pas bien loin avec la jeune Teresa qui ressent une urgence à faire un film sur Berlusconi avant, saisie d’inquiétude, de regretter un temps de ne pas avoir choisi un sujet plus personnel. Il faut souligner dans cette présence-absence une forme d’affirmation-négation. Pour signer un film sur Berlusconi, qui ne se contente pas d’être didactique, militant et convenu, Moretti choisit, sans doute afin de bien signifier la gravité de son sujet, de longuement s’éloigner du devant de la scène. Mais, parallèlement, il ne résiste pas au plaisir de se la réaccaparer et suggère clairement qu’il était le seul à pouvoir mener à bien ce projet. Ce Caïman, évidemment, Teresa ne pouvait le tourner, pas plus que Bruno le financer (qu’il existe, in fine, dans la fiction lui confère une dimension supplémentaire : celle du conte). Tout autant que ses doutes, Moretti affiche ses certitudes. Il connaît son talent et son aura ; elles lui imposent la responsabilité, disons citoyenne, d’attaquer Berlusconi en surprenant.

Affirmation-négation, donc, mais parfaitement consciente : celle d’un créateur au paroxysme de son génie. Avec Le Caïman, Moretti rappelle la définition d’une œuvre d’art proposée par Wassily Kandinsky. Procédant de la nécessité intérieure, elle doit, à la fois, exprimer ce qui est propre à son époque (quel film pourrait le faire plus directement que celui-ci ?), à l’art et à celui qui la réalise. Concernant ce dernier point, on remarque que Moretti revient à son thème de prédilection, celui qui parcourt l’ensemble de sa filmographie : celui, tchekhovien, de l’acteur qui peut, veut et est placé devant l’obligation de jouer un rôle mais connaît nombre de difficultés pour l’endosser. C’était le cas du psychologue (Nanni Moretti) de La Chambre du fils, ce le sera à nouveau pour le cardinal Melville (Michel Piccoli) d’Habemus Papam. Mais si ce dernier finira par refuser le costume de pape, Moretti, dans Le Caïman, ne se dérobe pas et devient Berlusconi. Sans masque, puisqu’il est lui-même, et avec la plus extrême vigilance. Ni Moretti, ni Berlusconi n’occuperont la position, bien trop commode et rassurante, du bouffon. On peut rire et aimer l’« Italie d’opérette » mais non celui qui la représente… Le chanteur Giorgio Gaber avait coutume d’affirmer : « Je ne crains pas tant Berlusconi en soi que le Berlusconi qui est en moi ». Tout au long du Caïman, Moretti fait sienne cette devise. Dans son hymne, lucide et passionné, à l’Italie et à son cinéma, mise en abyme et synecdoque se rejoignent. L’Italie, c’est Berlusconi et le cinéma (les deux étant étroitement entremêlés – les télévisions du premier n’ont-elles pas définitivement abîmé le second ?) qui, chacun, portent des rêves mégalomaniaques et se construisent sur quelques obscures combines. Dans le second cas, elles tiennent souvent de l’économie de bout de ficelle. Que l’homme d’affaires et le réalisateur le plus emblématique de la péninsule, si opposés soient-ils, finissent par se fondre en un même personnage, une sorte de monstre magnifique, serait-il la preuve de la victoire, amère et inéluctable, de l’artiste ?

 

Antoine Rensonnet

 

Précédemment : 

Un hymne à l'Italie

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