Docteur Jekyll et de Mister Hyde : Une adaptation ratée ou l’anti-Dracula
L’étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde : Une adaptation ratée ou l’anti-Dracula
Mister Hyde
(Fredric March) dans
Docteur Jekyll et Mister Hyde (Rouben Mamoulian, 1931)
Il y a quelques mois, je publiais une série sur le personnage du vampire au cinéma et je remarquais que celui-ci, malgré de très nombreuses productions désastreuses, avait particulièrement inspiré cet art, le mythe de Dracula inventé par Bram Stoker donnant lieu à plusieurs chefs d’œuvre notamment ceux de Friedrich Wilhelm Murnau (Nosferatu, 1922) et de Francis Ford Coppola (Dracula, 1992). D’autres personnages issus de la littérature fantastique anglaise ont également, quoiqu’à un degré moindre, été bien servis par le cinéma qu’il s’agisse du monstre de Frankenstein créé par Mary Shelley – avec Frankenstein (James Whale, 1931) et surtout La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935) –, de L’Homme invisible d’H.-G. Welles – qui donna lieu à une réjouissante adaptation par James Whale en 1933 – ou encore du Dorian Gray d’Oscar Wilde qui bénéficia d’une majestueuse mise en images (bien qu’un peu figée) dans Le Portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945). En fait, un seul des grands romans fantastiques semble avoir été « raté » par le cinéma : L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde de Robert Louis Stevenson. Comme le Dracula de Stoker, celui-ci a été créé à la toute fin du XIXe siècle (1886) – tout comme l’est le cinéma. Devenant rapidement un classique [1], le cinéma s’en empare rapidement et de très nombreuses adaptations de ce nouveau mythe verront le jour. Logiquement inégales, on ne peut parler pour aucune d’entre elles de chef d’œuvre, ni même véritablement de classique[2]. Aussi si je reviens aujourd’hui sur ces adaptations qui sont, à mon sens, des échecs, c’est, en quelque sorte, pour offrir un contrepoint à ma série sur le vampire au cinéma et revenir sur la problématique du rapport entre cinéma et littérature. Je considère certes le premier comme l’art du XXe siècle mais il a toutefois ses limites et il arrive que sa grande sœur le surpasse irrémédiablement. Pour illustrer mon propos, je m’appuierai sur deux films hollywoodiens – qui sans être réalisés par les plus grands réalisateurs de l’époque ne le sont toutefois pas par des tâcherons – tous deux appelés Docteur Jekyll et Mister Hyde et dont l’un est du à Rouben Mamoulian (1931) et l’autre à Victor Fleming (1941)[3].
« Docteur Jekyll avait en lui,
Un monsieur Hyde qui était son mauvais génie.
Mister Hyde ne disait rien,
Mais, en secret, n’en pensait pas moins. »
Pourquoi cet échec ? On pourrait dire que L’Etrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde est un roman inadaptable mais l’argument me semble tout-à-fait spécieux. Certes la structure narrative – suite de récits enchâssés les uns dans les autres – de l’œuvre de Stevenson rendait une adaptation littérale sans doute impossible (si l’on considère que cela puisse exister) et la trame du roman ne pouvait être directement reproduite par des moyens cinématographiques mais le thème, lui se prêtait fort bien au cinéma. De toute façon, il n’y a pas – tel est, en tout cas, mon point de vue – de livre inadaptable et il importe que le cinéma sache inventer les moyens adéquats pour rendre compte d’une thématique. C’est donc que celle-ci a été fort mal comprise par cet art. En fait, il semble que celui-ci ait surtout été sensible aux possibilités spectaculaires offertes par le personnage de Mister Hyde. Celui-ci, en tant que monstre, est déjà intéressant et sa seule représentation – au sens physique – exciterait bien des réalisateurs. De plus, il est le prétexte de scènes extrêmement jouissives car, incarnation de tout ce qu’il y a de pulsionnel dans l’être humain – sans aucun frein –, il n’est que violence et sexe. En ce sens, les films de Fleming et de Mamoulian sont assez réussis et le second présente l’un des plus beaux détournements du code Hays – ce code de censure interne à Hollywood qui exista entre 1934 et 1966 – qui existe[4] notamment dans cette célèbre séquence dans laquelle Mister Hyde (Spencer Tracy) dirige un fiacre dans lequel les chevaux sont remplacés par Lana Turner et Ingrid Bergman. Certes, la mise au jour de fantasmes inavouables fait pleinement partie du personnage de Hyde dans le roman de Stevenson et les films qui s’en sont emparés ont donc saisi très largement saisi ce potentiel.
« Docteur Jekyll n’a eu dans sa vie,
Que des petites garces qui se foutaient de lui.
Mister Hyde, dans son cœur,
Prenait des notes pour le docteur. »
C’est donc le personnage du docteur Jekyll qui a été très mal compris par nos réalisateurs hollywoodiens. Le docteur est bien le personnage central du roman de Robert Louis Stevenson qui peut être très largement considéré comme préfreudien. Docteur Jekyll et Mister Hyde, ce ne sont, en effet, pas deux faces d’une même pièce et, contrairement une caricature très largement répandue – presque devenue une expression courante –, le docteur n’est pas l’expression du bien quand le second serait celle du mal. En fait, Jekyll, s’il est un scientifique doué, est surtout un vieux docteur plein d’amertume complètement écrasé par le poids des conventions sociales et terriblement seul. Il figure donc l’expression archétypale du Surmoi. Ses recherches visent donc à le libérer de ses frustrations et à pouvoir, enfin, exprimer son Moi profond au lieu de quoi il isolera son Ça qui est donc représenté par Mister Hyde. Même s’il ignorait les conclusions de Sigmund Freud (et pour cause puisqu’il ne les avait pas formulées), Stevenson en est donc très proche. Or les films évacuent cette problématique. Sans doute pas seulement parce qu’elle est trop complexe ou dérangeante mais également pour des raisons commerciales. Il faut pour rentabiliser le film un acteur capable d’attirer le public pour incarner le (double) rôle-titre et il ne peut donc s’agir d’un homme âgé et un peu pathétique mais bien d’une vraie star. Ce sera Fredric March dans le film de Mamoulian et Spencer Tracy dans celui de Fleming et, à chaque fois, il sera doté d’une jolie fiancée (Rose Hobart dans le premier cas ; Lana Turner dans le second) qu’on lui empêche d’épouser. Il est donc transformé – erreur fatale – en une espèce de play-boy iconoclaste incompris par une société trop bien-pensante. Rendons justice à ces films, ils ne sont pas tout-à-fait manichéens – ne serait-ce que par la représentation de la bonne société qu’ils présentent ou parce que Jekyll n’y est pas véritablement la figure du bien. Mais, s’ils ne sont pas complètement ratés et se laissent même agréablement regardés, on est tout de même bien loin du chef d’œuvre de Stevenson et le Jekyll que l’on voit à l’écran est le contraire d’un homme qui aurait écrasé sa personnalité profonde. Là réside leur échec. Il n’est pas forcément irrémédiable et un grand film autour du docteur Jekyll et de mister Hyde sera peut-être réalisé un jour. Mais, de facto, de bonne adaptation de l’histoire du docteur et de son double, il n’en existe aujourd’hui qu’une. Ce n’est pas un film puisqu’il s’agit de la chanson de Serge Gainsbourg, Docteur Jekyll et Mister Hyde[5]. Comme quoi, si entre Gainsbourg et le cinéma, ce fut, comme entre Jekyll et le cinéma, un mariage raté, il est certaines choses que le père Serge a su mieux appréhender que notre art :
« Docteur Jekyll, un jour, a compris,
Que c’est ce monsieur Hyde qu’on aimait en lui.
Mister Hyde, ce salaud, a fait la peau,
La peau du Docteur Jekyll. »
Le docteur Jekyll
(Spencer Tracy) dans
Docteur Jekyll et Mister Hyde (Victor Fleming, 1941)
Ran
[1] Je considère, pour ma part, qu’il s’agit de par l’intelligence et de la profondeur de son propos, de sa structure complexe et brillante, de sa concision et de son efficacité du grand chef d’œuvre du roman fantastique britannique.
[2] Friedrich Wilhelm Murnau en tourna une adaptation aujourd’hui perdue (Der Januskopf en 1920). Si elle nous était parvenue, peut-être serais-je amené à transformer du tout-au-tout mon point de vue. Néanmoins, on peut noter qu’elle ne semble pas avoir vraiment marqué les contemporains à la différence de son Nosferatu.
[3] Notons qu’il ne s’agit, à proprement parler, pas là de mauvais films et qu’ils évitent largement le défaut (commun à cette époque lorsque Hollywood produit des films fantastiques comme le montre le Dracula de Tod Browning en 1931) du théâtre filmé. Ajoutons que ces deux films sont sans doute – malgré l’œuvre tardive et mineure de Jean Renoir, Le Testament du docteur Cordelier (1959) – les deux adaptations les plus célèbres de l’œuvre de Stevenson.
[4] Une autre référence en la matière est fournie par les dialogues du Grand Sommeil (Howard Hawks, 1946).
[5] Dont sont issues les trois citations insérées dans ce texte et qui sont les trois couplets de la chanson.
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