L'Homme Invisible
L’Homme invisible de James Whale, pur joyau du cinéma fantastique hollywoodien des années 1930. Par son rythme endiablé et la qualité de ses effets spéciaux, bien sûr. Mais aussi parce qu’il recèle une puissance subversive inattendue et réjouissante.
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L’Homme invisible (James Whale, 1933)
« Celui qui est publiquement honnête à l’égard de lui-même finit par avoir une haute idée de son honnêteté : il ne sait que trop bien pourquoi il est honnête, – pour la même raison qu’un autre met à préférer l’apparence et la simulation. » | |
Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 56, Honnête contre l’honnêteté). |
Affiche de L’Homme invisible (James Whale, 1933)
Abondante, la production de films fantastiques hollywoodiens au début des années 1930 s’avère également relativement décevante. Y compris pour quelques œuvres restées assez solidement ancrées dans la mémoire collective. Le meilleur exemple en est peut-être le Dracula (1931) de Tod Browning qui, coincé entre Nosferatu, une symphonie de l’horreur (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau et Vampyr (1933) de Carl Theodor Dreyer, fait bien pâle figure malgré (ou à cause de) la performance de Bela Lugosi. Extrêmement statique, le film, comme bien d’autres, ne cesse de laisser entrevoir qu’il est adapté d’une pièce de théâtre. De sorte que les influences revendiquées de la littérature britannique de la fin du XIXe siècle ou du cinéma expressionnisme allemand des années 1920 apparaissent bien mal intégrées et l’ensemble, s’il se laisse découvrir sans trop de déplaisir, est loin de constituer un quelconque sommet. Néanmoins, si Dracula est le parangon du genre, et des scories qui l’accompagnent, celui-ci a tout de même laissé quelques pures pépites. Dont le Freaks, la monstrueuse parade (1932) du même Browning. Ou encore La Fiancée de Frankenstein de James Whale en 1935. Celui-ci, déjà remarqué pour un premier Frankenstein (1931), a également signé, en 1933, une extraordinaire adaptation du roman (1897) d’Herbert George Wells, L’Homme invisible. Produite par l’Universal et l’inévitable Carl Laemmle, il s’agit sans aucun doute d’un des meilleurs films fantastiques de la période. Aucune pesanteur, ici, qui ne viendrait trahir une simple transposition sans âme d’un succès de Broadway. Des effets spéciaux d’une incroyable qualité – qui près de quatre-vingt ans plus tard n’ont guère pris de rides – avec, comme clou du spectacle (plusieurs fois répété), le fameux homme invisible, Jack Griffin (Claude Rains), enlevant ses bandelettes pour ne donner à voir que du vide. Un rythme effréné dans un film très ramassé (à peine soixante-dix minutes). Et surtout une réelle puissance subversive – qui donne tout son prix à l’œuvre.
Jack Griffin
(Claude Rains), l’homme invisible, et Flora (Gloria Stuart)
Certes, en devenant invisible, par injection d’une curieuse drogue nommée monocaïne, Griffin est devenu fou – et sanguinaire, commettant plusieurs meurtres. Il faut donc que la société s’en débarrasse à tout prix. Ce qu’elle fera, après que Griffin lui ait infligée bien des camouflets, grâce aux méthodiques efforts d’une police lourdement armée et mobilisée. En attendant cette inévitable fin, Griffin aura eu tout le loisir de porter quelques sévères crochets à l’ordre social et, par ses actions, de montrer ce qu’est la nature humaine et la morale conventionnelle. Et le spectacle qu’en donne James Whale, si l’on excepte la ruse de certains de ses adversaires, l’indéfectible mais un peu fade amour que porte Flora (Gloria Stuart) à Griffin et la loyauté du père (Henry Travers) de celle-ci, est noir, très noir. Mais plein d’humour. D’où un très réjouissant jeu de massacre dans lequel les hommes et les femmes, qu’il s’agisse des villageois d’Iping ou du scientifique Kemp (William Harrigan) ne cessent de faire étalage de leur bêtise, lâcheté, fourberie, goût pour la rumeur et le voyeurisme (ainsi ce qui, peut-être plus encore que la drogue, fait exploser notre homme invisible est qu’on tente de le regarder…) ou absolue incapacité à accepter la différence. Dans cette triste fourmilière humaine, Griffin, muni et prisonnier de son étrange pouvoir qui le rend insaisissable, se chargera de donner un solide coup de pied. En passant les limites de l’éthique, puisqu’il tue, mais surtout, et d’abord, celles de la bienséance – ce dont on lui sait gré. En se rendant invisible, il met à nu les apparences et sème, outre la terreur, un joyeux vent de panique dans une société trop lisse. Au point que les crimes de Griffin apparaissent presque dérisoires au regard de ce qui fonde l’humanité. A laquelle, la force du film résidant en partie en cela, le héros appartient. Mais qu’il aura voulu dépasser, son rêve étant bien quête du Moi, dans une société protégée par son Surmoi. Moi de Griffin qui n’a d’ailleurs rien de fondamentalement sympathique puisque ses délires mégalomaniaques de gloire, de développement d’un Surhumain supérieur à ses pairs ou sa haine misanthrope de la bêtise préexistent à l’acquisition de son don. En effet, s’il est invisible dès l’amorce du film, ce qui évite d’inutiles prolégomènes, la raison d’être de son expérience était bien de démontrer son génie non reconnu et, partant, frustré. Aussi ne vaut-il pas beaucoup mieux que les autres et se montre-t-il, lui aussi, une personnalité assez malsaine. Mais, en ayant voulu trouver son individualité dans une société qui n’y invite guère, il ne manque pas de susciter une certaine empathie et de créer une ambigüe fascination. C’est d’ailleurs l’un des ressorts du film. On peut tout aussi bien (et à la fois) détester Griffin, ce qui rend l’œuvre acceptable pour presque tous notamment les tenants des conventions sociales qui se plairont à ne voir qu’un monstre (réalisé en tant que tel) dans le héros, que l’apprécier pour son rêve d’Icare et une partie de sa personnalité – sans trop se faire d’illusions sur l’ensemble de celle-ci. Regarder donc L’Homme invisible comme un conte « moral » ou une tragédie ; avec sa double conclusion : Griffin, qui, assez poétiquement, a été détecté parce qu’il laissait des traces dans la neige, finit froidement abattu et, avant de mourir et de reparaître, il dit à Flora « [avoir] touché à des forces que l’homme doit laisser tranquilles ».
Jack
Griffin
Reste que, dans sa recherche du Moi, Griffin a échoué. Que, tout rentrant dans l’ordre, le Surmoi finit par triompher. Comme toujours ce dont seuls les imbéciles heureux ou les cyniques, qui, par un mensonge conscient ou non, finissent par opérer une fusion entre les deux, se contentent. On ne saurait pourtant ressortir véritablement déprimé de L’Homme invisible. Car, le film, avant tout, est une farce macabre. On l’aura compris, s’il n’est pas devenu son Moi comme il l’espérait, Griffin a révélé son Ça. Qui, en bonne expression des pulsions, se nourrit de ses fantasmes et devient criminel. Mais, déchaîné, il se montre aussi plaisantin se laissant aller à des jeux que la société réprouve. Au fond, c’est un mauvais esprit très corrosif qui vient de se libérer. Le film, sans s’éloigner du fantastique, touche alors au burlesque multipliant les courts gags (coups de pieds, pantalon volé, jet d’encre,…). On découvre alors un homme invisible dont la volonté de combattre le code social en interne (par le Moi) a tourné au fiasco mais qui, étant devenu un autre personnage (son Ça construit sur les soubassements de sa nature), peut le violer en externe. C’est ainsi un parfait marginal, un complet outsider, qui n’est pas sans rappeler le Charlot des premiers courts-métrages de Charlie Chaplin. Par son rire, démoniaque et compulsif, et en provoquant le nôtre, il nous emporte. Nous soulage même. Tout destiné à perdre qu’il puisse être. On terminera d’ailleurs par cette question quelque peu incongrue : et si, au-delà du roman de Wells et de sa dévastatrice puissance comique, L’Homme invisible était la meilleure des transpositions cinématographiques du chef-d’œuvre de Robert Louis Stevenson, L’Etrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) ? Nous serions tentés de répondre par l’affirmative…
La réapparition de
Jack Griffin à la fin du film
« Celui qui nie chez lui-même sa vanité la possède généralement sous une forme si brutale qu’il clôt instinctivement les yeux devant elle, pour ne pas avoir à se mépriser. » | |
Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 38, A celui qui nie sa vanité). |
Antoine Rensonnet
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