La Loi du silence
Coincé entre les grands chefs-d’œuvre d'Hitchcock, La Loi du silence est un des films américains les moins connus du maître britannique. Pourtant, il s'agit d'une réussite, moins évidente que certaines, mais une réussite quand même.
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Le père Logan (Montgomery Clift) est mort de rire intérieurement
Réalisé deux ans après le magistral Inconnu du Nord Express (1951) et un an avant Le Crime était presque parfait, La Loi du silence (I Confess, le titre original a plus d'impact que son assez bonne version française, 1953) n'apparait pas, à notre connaissance dans les tops 10 des meilleurs films d'Alfred Hitchcock et sans doute pas beaucoup plus dans les tops 20. Pourtant nous avons trouvé ce film (dont nous ignorions l'existence) tout à fait remarquable. Parfois considéré comme un simple brouillon du Faux Coupable (1957), La Loi du silence raconte l'histoire d'un innocent que tout accuse et que la machine judiciaire ne va pas manquer de broyer. Le film de 1957 repose sur le même ressort scénaristique mais est bien plus expérimental, avec ses longues scènes sans paroles[1] et ses décadrages permanents, à tel point que son réalisateur le survend en introduction soulignant en personne qu'il s'agit d'une histoire vraie et l'écrivant au générique de fin. Osons le dire, nous avons largement préféré le supposé brouillon au rendu final. D'une part, parce que La Loi du silence est plus facilement accessible, de par son rythme, son suspense et la multiplicité des personnages et d'autre part parce que cet innocent (un prêtre très respectueux de sa charge) ne l'est, comme souvent chez le cinéaste britannique, pas complètement. Henry Fonda en faux coupable est si pur et si bon et le système judiciaire si obtus dans son application que la charge faisait fi de l'habituelle ironie et de la constante perversité du réalisateur – et, puisqu’il s’agissait une histoire vraie, la stupéfiante malchance du héros ne témoignait donc pas d'une quelconque malice de l'auteur. Dans La Loi du silence, l'ironie n'est que rarement présente. Néanmoins le prêtre, Logan, interprété par Montgomery Clift, connait la vérité mais ne peut trahir le secret de la confession et ce, de quelque manière que ce soit. Qui plus est, le meurtrier qui s'est confessé a involontairement bien arrangé ses affaires. Nous reconnaissons ici quelques aspects de ce qui a fait le succès, entre autres, de L'Inconnu du Nord Express. Nous comprenons également que l'éducation chez les jésuites du jeune Hitchcock a suscité chez lui l'intérêt pour un tel scénario[2]. Car très vite la police va soupçonner le père Logan. Tourné très majoritairement en extérieur à Québec dans un noir et blanc superbement photographié, le long métrage dispose d'une mise en scène éclatante à l'image de cette introduction jouant une nouvelle fois, après L'Inconnu..., de la mise en abyme du cinéma dans la réalisation d'un crime. Nous pourrions aussi parler des surcadrages, de la lumière aux accents expressionnistes ou encore de l'audace et de l'assurance dont fait preuve Hitchcock avec un flashback des plus romanesques mais sans abandonner pour autant la noirceur ambiante. Mais qu'est-ce qui cloche avec ce film ? Pourquoi la critique et, avons nous cru comprendre, Hitchcock lui-même ne portait pas ce film dans son cœur ?
Montgomery Clift et Anne Baxter
Certes le film est vraiment moins brillant que le précédent dont il partage certains thèmes. Pourtant il n'est pas le porte-parole d'un christianisme exacerbé même si le chemin de croix de son héros et sa volonté de rester fidèle à ses convictions nous rappelle Jésus Christ[3]. Il faut sans doute chercher ce relatif désamour dans l'interprétation de Montgomery Clift. Elle tranche en effet largement avec la direction d'acteurs du cinéaste et dont le style se retrouve chez les autres membres du casting (notamment Anne Baxter qui joue Ruth Grandfort, femme de politicien et amoureuse du prêtre, mais aussi chez Otto Hasse, le meurtrier, ou Dolly Haas, la femme du meurtrier). Aussi alors que l'acteur hitchcockien est très expressif, ses yeux et son visage traduisant plus souvent les sentiments que les paroles prononcées, Clift est quasiment statique. Adepte de la méthode Stanislavski qui inspira Marlon Brando, James Dean, Al Pacino et Robert de Niro, Montgomery Clift tend vers l'introspection la plus complète à tel point que ce monolithisme agressif interroge sur les facultés mentales du héros. Nous savons que l'entente ne fut pas cordiale entre l'acteur et son réalisateur. Pourtant, risquons-nous à l'écrire, c'est bien Clift qui fait monter d'un cran la qualité du film[4]. Car pour déroutante qu'elle est, sa façon de jouer colle parfaitement au personnage et pour mécontent qu'il fut, Hitchcock sut en tirer parti pour laisser de grandes zones d'ambiguïté sur la nature et les pensées de son personnage. Logan a fait la guerre et il en est revenu complètement changé. Même lors du flashback révélant de nombreux aspects de sa relation avec Ruth et dans lequel il apparaît plus ouvert et bavard, ses mots seront muets : le point de vue étant celui de Ruth, elle ne voit pas ou refuse de voir le bouleversement. Le (très beau) visage de Montgomery Clift figé par le poids du secret et, imaginons-nous, d'une culpabilité et d'une profonde tristesse dues aussi bien au combat qu'à son amour perdu, fait des merveilles. Même lorsqu'il semble perdre pied, Logan reste presque toujours à l'extérieur du monde. Fait notable dans un long métrage d'Alfred Hitchcock, le policier n'est pas obtus (tout comme dans le Crime était presque parfait – 1954) mais qui plus est, se voit doté d'un certain charisme. Pour cela, le jeu très naturel de Karl Malden fait office de contrepoint parfait à la rigidité de l'ecclésiastique. Ainsi, la première confrontation qui oppose le raisonnable inspecteur Larrue et le spirituel père Logan détermine avec précision les enjeux de l'affaire. D'abord bonhomme et pédagogue, Larrue va soudainement changer d'humeur en constatant que la foi inébranlable du héros va à l'encontre d'une certaine forme de logique, celle de l'enquête – bien évidemment. Pire, l'inspecteur se fera méphistophélique poussant Ruth a raconté son secret, elle croyant aider Logan, pour mieux enfoncer le prêtre. Aussi, les seconds rôles ne manquent-ils pas de complexité. En plus du policier, Keller le meurtrier est une version dégénérée de l'homme d'Eglise, un amoureux insatisfait, un homme frustré qui à l'inverse du héros, sombre dans le machiavélisme pour sauver sa peau. Sa femme, Alma[5], d'abord silencieuse mais apeurée, est dévorée par la culpabilité et lorsque Logan est acquitté par la justice, faute de preuve, donc à juste titre, et que la foule veut refaire le film, elle le sauvera et perdra la vie. Enfin, Ruth, personnage féminin principal cette fois, possède des failles (un certain manque de discernement et de nombreux aveux de faiblesse) qui s'opposent à la rigueur morale de Logan mais dont la sincérité lisible rend le personnage émouvant et attachant.
Pour tout cela et sans doute encore pour d'autres éléments, La Loi du Silence est un excellent film. Perdu au milieu des grands chefs d'oeuvre du réalisateur parce que d'autres métrages brillent plus sur des thèmes identiques, il n'en est pas moins une œuvre puissante et complexe.
nolan
Note de nolan : 4
Dolly Haas et Montgomery Clift
Note d’Antoine Rensonnet : En fait, La Loi du silence fut, à sa sortie, ardemment défendu par les thuriféraires d’Alfred Hitchcock qui y voyaient une forme d’aboutissement dans la carrière du maître. Film austère et parfaitement sérieux (enfin !), on le jugea comme le prolongement de L’Inconnu du Nord-Express qui, en quelque sorte, en aurait constitué l’esquisse, les thèmes du double et de l’échange de culpabilité étant, en effet, au cœur des deux films. De plus, la très catholique (alors) équipe des Cahiers du cinéma aimait l’optique retenue. Pour des raisons identiques, Le Faux coupable devait jouir d’une réception critique similaire. Pourtant, aucun des deux films, coincés dans une longue série de chefs-d’œuvre hitchcockiens, ne devait véritablement entrer dans la grande histoire du cinéma. S’ils ne sont pas demeurés inconnus, comme d’ailleurs aucune œuvre américaine d’Alfred Hitchcock ne l’est réellement, ils ne sont, par contre, jamais mis en avant. Ils n’en demeurent pas moins d’incontestables réussites à nos yeux (nous partageons d’ailleurs l’avis de nolan sur la supériorité du film de 1953 sur celui de 1957). En outre, au-delà de la problématique catholique ou plutôt en liaison avec celle-ci (nous avons plusieurs fois écrit que le « mythe » fondateur irriguant le cinéma hitchcockien était le christianisme – quand il s’agit, à notre sens, de la tragédie grecque dans le cas de Fritz Lang), il place en son centre la question du secret – que l’on retrouve, mais jamais aussi directement, dans la quasi-totalité de la filmographie hitchcockienne. En ce sens, La Loi du silence est bien l’une de ses pierres angulaires – que l’on ne peut ignorer.
Quant au fait qu’Hitchcock dise ne pas aimer le film, il faut le relativiser. Le projet lui tenait à cœur mais il n’a pas été suivi par le public qui ne reconnaissait guère « son » Hitchcock. Or, pour le réalisateur, le public avait – toujours – raison.
[1] A ce titre, nous renvoyons aux textes d'Antoine (Le Maître, La Mort aux Trousses, un film palimpseste) sur la dilatation du temps et de l'espace dans ses films.
[2] Adapté d'une pièce de théâtre Nos deux consciences de Paul Anthelme (1902).
[3] Nous noterons d'ailleurs une des rares traces d'humour du film lorsque Logan et son supérieur Millars (Charles Andre) discutent de peinture sans odeur et que Millars dit qu'il en a entendu parler mais qu'il n'y croira que lorsqu'il le verra (cf. St Thomas dubitatif quant à la résurrection).
[4] Serait-ce donc là l'aveu de faiblesse du métrage ? Un acteur mange le film.
[5] Le prénom de l'épouse d'Alfred Hitchcock
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