Les lignes de David Lynch
Bribes et fragments : une nouvelle catégorie de texte sur De son coeur. Chaque mercredi, un texte court sur le cinéma, une réflexion sur un auteur, un film... et - pourquoi pas - en débattre dans les commentaires. David Lynch ouvre le bal. nolan
David Lynch
1) Les lignes de David Lynch – Qu’il soit un autre ou pas, « Je » est plusieurs. Aussi notre histoire n’est-elle pas unique puisque gorgée de différents possibles à peine ébauchés. Pourquoi les dissocier, eux et le rêve, du réel, de l’effectif ? La question habite le cinéma de Lynch. Dans Twin Peaks : Fire Walk with Me (1992), la vie, enfin révélée (et diffractée), de Laura Palmer (Sheryl Lee), est pleine de coupes. On saute d’une strate diégétique à une autre comme on jongle entre les multiples de l’héroïne. Pour ce qui se donne comme la base d’une étrange enquête policière, les faits ne comptent guère. Les diverses lignes de fuite se perdent dans l’horizon, et la mort, pour, peut-être, se rejoindre. Rien n’est moins sûr et peu importe. Le récit, en tout cas, Lynch y pense depuis Eraserhead (1976), commence à éclater. Nouvelle étape dans Lost Highway (1997) qui se boucle sur lui-même. Le héros change – et reste pourtant le même. On revient au point de départ, guère plus avancé, fort émerveillé. Trop troublant, sans doute. Lynch fait alors quelques concessions avec Mulholland Drive (2001). Nouveau film qui se retourne. Mais, en chemin, les indices ne cessent d’être distribués. Il devient reconstructible. On crie au génie, on dira de Mulholland Drive qu’il est LE film de la première décennie du XXIe siècle. On n’a pas forcément tort mais, si on l’a tant aimé, ce n’est pas seulement pour l’envoûtement mais aussi, raison fondamentale, parce que la perte de repères était, somme toute, minime. Même le spectateur le plus obtus finira par comprendre après une explication. Comme dans Citizen Kane (Orson Welles, 1941), le film du siècle, paraît-il. Il n’est pas question d’amoindrir les mérites des œuvres de Welles et de Lynch, ils sont évidents et leur gloire se justifie pleinement. Admettons simplement que le spectateur aime avoir l’impression d’être intelligent. Rien de plus facile avec Citizen Kane et Mulholland Drive où remettre l’histoire sur ses pieds relève seulement du casse-tête, plus ou moins complexe, qui trouve sa solution – exacte. Des films-Sudoku pour reprendre une savoureuse expression qui m’a été donnée. Quant à Lynch, il s’est, semble-t-il, vexé de la relative simplicité de Mulholland Drive. Avec Inland Empire, il décide d’aller jusqu’au bout. Le récit n’est plus déconstruit, il est détruit. Comme dans ses opus précédents, des lignes diégétiques différentes se font jour. On ne sait trop si elles se croisent ou s’entrelacent. Elles donnent, en fait, l’impression de se superposer. Surtout, il n’y en pas une qui serait directrice, qui fournirait une quelconque armature à laquelle se raccrocher. L’œuvre d’art se doit, je crois, d’être fermée sur elle-même et ouverte au spectateur qui peut (doit) y apporter sa pierre. Mulholland Drive répondait parfaitement à cette définition et l’apport, nécessaire mais malheureusement, souvent unique, du spectateur était donc de tout remettre en ordre. Sur Inland Empire, il se casse les dents et s’en trouve fort désemparé. Le film est ouvert sur lui-même et fermé au spectateur. Il en devient un objet cinématographique non identifié. Radical et déconcertant, assurément. Absolument incompréhensible. Dès le début, constamment depuis Blue Velvet (1986) – hors la parenthèse d’Une histoire vraie en 1999 (dont le titre original, The Straight Story, est bien plus parlant), il y a une logique dans la démarche de Lynch. Elle est portée à son paroxysme dans Inland Empire. Ce n’est pourtant pas son sommet. Non plus que Mulholland Drive. Entre les deux, il n’y a d’ailleurs pas de véritable solution de continuité. Son dernier film dépassait la forme cinéma ce qui est un non-sens. On reste dépendant de son moyen d’expression. L’avant-dernier était tout enserré dans celle-ci. Ce n’est pas là l’ambition de l’auteur. Pas de solution de continuité mais un point d’équilibre, Lost Highway. Que pouvait faire Lynch après ce chef-d’œuvre ? De mieux, rien, probablement. Puisqu’il avait atteint le point-limite de sa conception. Mais il a signé de grands films. Même imparfaits. Aussi l’attend-t-on de nouveau.
Antoine Rensonnet
La suite : Sailor et Lula en lisant Cioran
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