Les maux du cinéma français
Les maux du cinéma français
Philippe Abrams (Kad Merad) et Antoine Bailleul (Dany Boon) dans Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2008)
Il y a quelques semaines, je publiais un top des quinze meilleurs du cinéma français de la décennie écoulée. Bien que, de par son principe même, celui-ci ne mettait en valeur que ce qui était, pour moi, la « crème de la crème » du cinéma hexagonal, le court texte qui l’accompagnait dressait un constat relativement sévère concernant celui-ci. A lire le seul titre de ce nouveau texte, on comprendra qu’il s’agit ici d’approfondir quelque peu les points que j’évoquais alors. Toutefois, je souhaite glisser, dans ce propos liminaire, quelques précisions concernant mon jugement et mon approche sur notre cinéma. Si je le considère qualitativement nettement moins attrayant que ses homologues américains ou asiatiques, je suis loin, en effet, de considérer que celui-ci soit mourant ou même aille très mal. Il se distingue même par une relative bonne santé au sein du continent européen. La production notamment est très abondante et si, parmi celle-ci, le mauvais l’emporte très largement, cela constitue un phénomène général. Force est d’ailleurs de constater que, bon an, mal an, plusieurs films français méritent qu’on leur prête une attention soutenue. De nombreux auteurs de qualité – appartenant à des générations très différentes (ce qui assure un certain renouvellement) – existent, Jacques Audiard apparaissant sans doute aujourd’hui comme le plus important[1]. De plus, et il s’agit là d’une heureuse tradition, une riche école critique enrichit l’approche de notre cinéma et ce malgré d’obsolètes divisions entre chapelles[2]. Au-delà, des monstres sacrés (mais un peu confidentiels…) que sont Les Cahiers du cinéma et Positif, on remarquera qu’un grand quotidien national (Libération) et l’un des très grands journaux de télévision (Télérama) participent de celle-ci. Et encore, ces différentes publications sont-elles loin d’être les seules[3]. De la sorte, une large fraction du public français a accès à une information de qualité concernant le cinéma et possède les références et les exigences qui vont avec[4]. Cela ne peut qu’avoir des effets positifs sur notre cinéma. On remarquera encore que la France du cinéma bénéficie de quelques vitrines intéressantes. Ainsi, si les Césars sont certes une grand-messe ridicule et si leurs palmarès donnent souvent une place importante à de bien mauvais films (y compris pour les principales récompenses), ils offrent tout-de-même une exposition importante au cinéma français et donnent (ou redonnent) leur chance à des films ou des réalisateurs intéressants[5]. Quant au festival de Cannes – malgré ses grotesques parades – il constitue tout de même une magnifique vitrine internationale. Premier festival cinématographique du monde, il donne l’occasion à la France de recevoir le monde et permet d’offrir notoriété (et financements) à certains auteurs français (puisque les films français ont droit à plusieurs places dans les sélections officielle et parallèles). Bref, tout ne va pas si mal.
Malik El Djebena (Tahar Rahim) dans Un prophète (Jacques Audiard, 2009)
Mais, et tel est bien l’objet de ce texte, tout ne va pas si bien non plus. Et l’on peut raisonnablement penser que les films de qualité sont, dans la production française, bien trop peu nombreux. Surtout, ils ne bénéficient jamais ou presque des investissements les plus importants (à l’inverse de ce que l’on voit parfois aux Etats-Unis). Cela amène indirectement au concept, si souvent évoqué (et parfois controversé), de « cinéma du milieu ». Par ce terme vague, on regroupe généralement d’abord – du moins c’est ainsi que je l’entends – les films qui bénéficient de budgets de production moyens et l’on remarque ensuite que la quasi-totalité des films français ayant une certaine ambition sur le plan artistique s’inscrivent dans cette logique financière. On comprend donc que le concept est intéressant car il lie les dimensions industrielle et artistique du cinéma. De fait, on remarque que nombre de réalisateurs ont fait le choix de limiter leurs budgets et ont décidé de s’intégrer à cette filière de production – très floue mais néanmoins existante – pour créer leurs œuvres. Certains en ont même profité pour s’assurer une certaine indépendance comme ce fut le cas du regretté Eric Rohmer qui disposait de sa propre société de production, Les films du losange, pure représentante de ce cinéma du milieu. Ainsi celui-ci, grâce aux aides de l’Etat et des collectivités locales, au CNC et à une très relative bienveillance des principales chaînes de télévision, offre au cinéma français ce qu’il a de meilleur. Certes, tout n’est pas bon – très loin de là – dans celui-ci dans sa production mais il rend le cinéma français plus ou moins pérenne du point de vue artistique. Certains diront que cette économie permet à quelques mauvais réalisateurs de bénéficier de subventions pour financer de piètres œuvres mais il ne s’agit guère là que d’un mal nécessaire… Non, plutôt que d’entretenir de faux débats, le problème du cinéma du milieu est bien seulement qu’il n’est que « du milieu » c’est-à-dire que les gros investissements du cinéma français sont réservés à d’autres films qui, en outre (et le plus grave est probablement là), bénéficient d’une large distribution[6] ce qui leur assure presque automatiquement – et fatalement – d’être les plus regardés.
Amélie Poulain (Audrey Tautou) dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (Jean-Pierre Jeunet, 2001)
Ainsi le système de production ne favorise-t-il guère les meilleurs auteurs. Certains d’entre eux voulurent alors se faire gros producteurs mais ils cessèrent presque du même coup d’être auteurs. Ce fut le cas d’un Claude Berri – au talent certes limité – ou encore d’un Jean-Pierre Jeunet qui, au côté de Marc Caro, réalisa des films très intéressants dans les années 1990 (Delicatessen en 1991 ; La Cité des enfants perdus en 1995). Devenu seul auteur de ces films, il voulut contrôler le système de production pour bénéficier de budgets de première importance. Il y parvint largement mais son cinéma sombra rapidement acquérant, dès Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001), une fibre populiste dont il ne semble pas prêt de se départir. Quant au cas de Luc Besson, il figure presque un archétype tant il est emblématique. En tant que réalisateur, celui-ci semblait ainsi disposait d’un très léger talent (Subway en 1985) qui devait rapidement montrer ses limites, l’homme se contentant d’aligner des œuvres consternantes (Le Grand Bleu en 1988 ; Nikita en 1990 ; Léon en 1994) destinées avant tout à épater une jeunesse inculte. Cela lui suffit à s’assurer notoriété et fortune. Restait à franchir une dernière étape : singer les Etats-Unis. Cela fut fait dès Le Cinquième Elément (1997) qui pour être très mauvais est loin d’être son pire opus. Surtout, il monta une société de production (Europacorp) qui, dotée de gros moyens, enchaîna des films dont il est difficile de qualifier autrement la plupart que de (au mieux) vulgaires et minables[7] – dont les plus emblématiques restent la série des Taxi (1998 réalisé par Gérard Pirès et 2000, 2003, 2007 réalisés par Gérard Krawczyk) – réalisés par des cinéastes sans talent aucun. Ce système lui permit de financer également ses propres films qui se veulent plus ambitieux mais n’échappent guère à la médiocrité générale des productions de la maison. Mais le plus important dans cette consternante aventure reste cette volonté de revendiquer une inspiration américaine (laquelle ?) et le cynisme (presque) affiché qui conduit à faire des entrées à tout prix. Sans être aussi négatif à son endroit, on remarquera que Thomas Langmann (fils de Claude Berri et qui se concentre essentiellement sur l’activité de producteur) suit aujourd’hui une voie assez comparable[8].
Taxi 3 (Gérard Krawczyk, 2003)
Mais, au-delà de ces quelques exemples, il faut surtout constater que les circuits de financement du cinéma français – quels que soient leur proximité avec le versant artistique –réservent leurs plus grosses mannes à des valeurs pensées comme sûres (et qui ne sont pas des réalisateurs) ce qui ne favorise guère l’inventivité. Aussi quelques défauts structurels dans la production française peuvent-ils être remarqués[9]. On notera tout d’abord l’esclavagisme du scénario. La déconstruction scénaristique et l’opposition entre réel diégétique et cinématographique, largement utilisée outre-Atlantique (où, dans cette voie, tout est d’ailleurs loin d’être satisfaisant), semble presque ignorée de nos réalisateurs. Au contraire, les films sont souvent basés sur des scénarios solides et (plus ou moins) bien construits qui tirent le film ne laissant qu’une part limitée à la réalisation qui devrait être première. Comme il s’agit tout de même de cinéma, la seule solution envisagée pour offrir une valeur ajoutée est de se reposer sur la performance d’acteurs – d’ailleurs souvent non dénués de talent – considérés comme étant les principaux vecteurs d’entrées dans les salles obscures. De ce phénomène, le film le plus représentatif de ces dernières années fut sans aucun doute Ne le dis à personne (Guillaume Canet, 2006) qui était un thriller certes correct mais n’offrant aucune idée vraiment intéressante et dans lequel tout le petit monde du cinéma français semblait s’être donné rendez-vous. Ainsi, chaque moment du film était accompagné de la présence d’un acteur guest-star venu faire son petit numéro attendu. Comble du ridicule, Guillaume Canet (qui est avant tout un acteur très limité) obtint le César du meilleur réalisateur (devançant, par exemple, le magnifique Cœurs d’Alain Resnais). Conséquence directe de cette place trop importante accordée aux acteurs et au scénario – au détriment de l’image –, la bande-son est, elle, dominée par des dialogues[10] dans lesquels il semble décisif de faire « La Réplique » que le spectateur retiendra et qui, bouche-à-oreille aidant, assurera le succès du film. Cela est tout particulièrement sensible dans le domaine de la comédie. Ce genre reste dominant dans les grosses productions françaises et, à la notable exception des deux OSS 117 (Michel Hazanavicius, 2006 et 2009), son paysage semble absolument sinistré. Seul son immense – et imprévu – succès oblige à mentionner ici l’inévitable Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2008). Je me bornerai juste à remarquer que ce film est d’une consternante médiocrité, qu’aucun gag n’est véritablement drôle (même si l’on veut être gentil) et surtout que le rythme est d’une rare faiblesse. Mais, si ce film est fatalement devenu l’emblème de la comédie ratée qui a du succès, il faut toutefois noter que la production française peut encore réserver bien pire[11] dans le domaine ne serait-ce que parce que le film évite à peu près de sombrer dans la vulgarité ce qui n’est certes pas le cas, par exemple, de la série des Taxi plus haut évoquée.
Alexandre Beck (François Cluzet) dans Ne le dis à personne (Guillaume Canet, 2006)
Et encore ce triomphe de la comédie bas-de-gamme est-il loin de constituer ce que le cinéma français grand-public nous propose aujourd’hui de pire. Celui-ci réside, en fait, dans cette volonté qu’ont de nombreux films d’édifier le bon peuple en surutilisant les bons sentiments et l’émotion facile et en flirtant avec un populisme très rance (ou plutôt en se vautrant dans celui-ci). A ce triste jeu là, le grand vainqueur de la décennie fut Les Choristes (Christophe Barratier, 2004). Nul doute que La Rafle (Roselyne Bosch, 2009), sorti récemment, se situe dans la même veine. Encore peut-on supposer que ce dernier film, au vu de son sujet, évite l’option passéiste qui est, elle aussi, bien souvent très présente. Ces dernières années, le champion du « c’était mieux avant » fut ainsi incontestablement le lamentable Jean Becker qui n’a cessé de nous chanter les vertus de la campagne semblant faire sien l’antienne du maréchal Pétain selon laquelle « la terre ne ment pas » à travers des films comme Les Enfants du marais (1999), Un Crime au paradis (2001) ou encore – le titre n’est-il pas révélateur – Dialogue avec mon jardinier (2007). Lui, comme d’autres, incarne un cinéma qu’on ne peut pas seulement qualifier de populiste mais bien de néo-réactionnaire. Aussi l’attaquer ne relève-t-il pas seulement de la défense du cinéma français et de sa vocation artistique mais bel et bien de la morale.
Pierre Morhange (Jean-Baptiste Maunier) dans Les Choristes (Christophe Barratier, 2004)
Triste inventaire donc et constat d’ensemble un peu désolant qu’il faut certes quelque peu minorer par les remarques vues plus haut. Mais il me semble tout de même que seule une stratégie marketing développée par des auteurs ambitieux – et que les Etats-Unis connaissent bien avec des Alfred Hitchcock ou des Stanley Kubrick hier et des Tim Burton ou des Quentin Tarantino aujourd’hui – parviendrait réellement à améliorer la situation d’ensemble du cinéma français. Il semble toutefois qu’aujourd’hui, on en soit, hélas !, encore assez loin.
Le peintre (Daniel Auteuil) et le jardinier (Jean-Pierre Darroussin) dans Dialogue avec mon jardinier (Jean Becker, 2007)
Ran
[1] Pour les autres, je renvoie évidemment à mon top quinze plus haut évoqué.
[2] D’autant plus obsolètes qu’il me semble qu’un relatif consensus critique existe désormais (pour le meilleur) en France. Mais certains qui jouissent de la polémique pour la polémique – et qui aiment à dénoncer toute forme de pensée unique – ne seront pas d’accord. Pourtant, tous les médias cités s’accordent sur la supériorité du très catholique Robert Bresson sur le très débilitant Luc Besson…
[3] Sur les conseils (avisés) de nolan, j’ai créé ce blog et j’en suis venu à m’intéresser à l’activité de ladite « blogosphère cinéphile ». Il faut reconnaître que celle-ci participe, à son niveau, de cette activité critique et que de nombreux de blogs de qualité (dont certains sont en lien sur le nôtre) existent.
[4] Je ne souhaite toutefois pas aller trop loin – et me laisser aller à un optimisme béat – concernant l’« éducation » du public (souhaitable – sinon nécessaire – même si formulé comme tel, cela peut révulser). Notons toutefois que de nombreux enseignants – au niveau secondaire et supérieur – y participent.
[5] Quatre ans après De battre mon cœur s’est arrêté (2005), Le dernier film de Jacques Audiard, Un prophète (2009), vient d’ailleurs de très largement et très justement dominer l’édition 2010 des Césars.
[6] Ils bénéficient également de la plus grande couverture médiatique… Remarquons que les grands multiplexes souvent décriés ne sont sans doute pas un accélérateur de la situation ici décrite. Avec quatorze salles, le choix est souvent large et on a relativement facilement accès au meilleur de la production. Quand on se retrouve avec une demi-douzaine de salles, au contraire, seuls les films susceptibles de faire le plus d’entrées (a priori) sont présents à l’affiche. Bref, le problème de l’économie du cinéma n’est pas simple et l’on ne peut se contenter d’opposer en tout les méchants gros aux gentils (pourquoi le seraient-ils d’ailleurs ?) petits.
[7] Je renvoie au texte de nolan sur Taken (Pierre Morel, 2008) publié dans « réflexions pointues sur films obtus ».
[8] Voir ma critique du Mac (Pascal Bourdiaux, 2009) sorti récemment.
[9] Pour en avoir quelques exemples, on se reportera aux critiques de films français que nolan et moi publions régulièrement sur ce blog.
[10] La figure de Michel Audiard a fait beaucoup de mal faisant de la fonction – mineure – de dialoguiste l’un des métiers majeurs du cinéma français. Je profite de l’évocation de ce nom pour un excursus. Certains – qui se référeraient d’ailleurs plus volontiers aux acteurs – feraient figurer l’existence de dynasties dans le cinéma français comme l’un de ces maux. Or, Michel Audiard – responsable donc de certains de ceux-ci – a pour fils Jacques qui offre aujourd’hui à notre cinéma ce qu’il a de meilleur. A l’inverse, Jacques Becker était un réalisateur fort estimable quand son fils Jean représente sans doute ce qu’il y a de pire dans le cinéma français. Bref, à la lueur de ces deux exemples, on se gardera d’établir toute loi dans le domaine des dynasties cinématographiques françaises.
[11] On pourrait reprocher à ce film une certaine idéologie régionaliste. Je m’y refuse tant la réflexion de Dany Boon en la matière doit être à peu près aussi limitée que celle de Laure Manaudou concernant la physique nucléaire…
Commenter cet article