Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les Temps modernes : Le mal de la parole

30 Avril 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Un auteur, une œuvre

Dans les Etats-Unis du milieu des années 1930 en proie à la crise économique, les puissants peuvent, à loisir, asservir les ouvriers. Et ce grâce à l’aide des nouvelles technologies. Charlie Chaplin dénonce cet état de fait et fait, brillamment, le lien avec le son – cette révolution technique qui menace son grand amour, le cinéma.

 

Un auteur, une œuvre

 

Les Temps modernes (Charlie Chaplin, 1936) : Le mal de la parole

 

Charlie Chaplin

Charlie Chaplin (1899-1977)

 

Devenu extrêmement célèbre dès les années 1910 grâce à son personnage de « Charlot », héros – plein d’un réjouissant mauvais esprit – de multiples courts-métrages burlesques, Charlie Chaplin, émigré britannique, est très probablement au cours des années 1920, le plus célèbre de tous les réalisateurs hollywoodiens ayant certes gardé son personnage fétiche (mais l’ayant fait considérablement évolué en lui donnant des dimensions plus dramatiques) mais tournant désormais des longs métrages dans lesquels la dimension comique reste le plus souvent largement dominante (notamment dans l’excellent La Ruée vers l’or ; 1925) alors qu’il n’hésite pas à se frotter à des registres différents comme le mélodrame (L’Opinion publique dans lequel il n’apparaît pas en tant qu’acteur ; 1923). Il jouit ainsi d’une immense popularité et d’une célébrité mondiale lorsque le cinéma connaît une véritable révolution technique en passant du muet au parlant (avec Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland en 1927). Pour Chaplin qui a pu au mieux utiliser au cinéma son évident talent de mime, cette transformation qui s’impose à tous – et sera plus ou moins bien gérée par les différents réalisateurs de l’époque[1] – est si mal vécue qu’il est permis de penser que jamais Chaplin n’aurait fait carrière dans le cinéma si celui-ci était né parlant. Aussi prend-t-il, en quelque sorte, une posture de « résistant » devant une telle déferlante et, sans doute, seul son statut de roi du cinéma lui permet-il d’endosser un tel costume. Tant qu’il le peut, il continue donc à tourner des films muets réalisant le dernier d’entre eux en 1931 – soit à une date extrêmement tardive au vu du contexte. Il s’agit des Lumières de la ville et sans doute s’agit-il de l’un de ses plus grands chefs d’œuvre.

 

Dans la machine

Charlot (Charlie Chaplin) dans la machine

 

A mon sens, seul un autre film peut prétendre –au niveau de la qualité – à figurer aussi haut que Les Lumières de la ville dans la filmographie de Charlie Chaplin. Il s’agit de son film suivant, Les Temps modernes (1936). S’il est peut-être moins beau, moins émouvant et moins poétique que son immédiat prédécesseur, son humour ravageur (jamais sans doute dans ses longs métrages – à part peut-être dans La Ruée vers l’or – Chaplin n’a-t-il tenu un tel rythme) lié à une prise en compte intelligente du contexte socioéconomique des Etats-Unis – ce qui en fait un film très politique et même très engagé à gauche – en fait un réel chef d’œuvre. Il s’agit en tout cas d’un film où l’équilibre entre le comique et la gravité des situations présentées[2] est parfait alors que l’atmosphère générale – à l’inverse des Lumières de la ville comme le montrent d’ailleurs les conclusions des deux films – reste plutôt joyeuse. Or, après que Chaplin a passé plusieurs années sans faire de film, Les Temps modernes est donc également le premier film parlant du réalisateur. Mais dire que ce film est parlant est presque mensonger. Certes, d’un point de vue strictement technique, le film l’est sans aucun doute. La musique est omniprésente mais – même si  le procédé était différent – tel était déjà le cas dans le cinéma muet. Chaplin a également recours aux bruitages[3] (et en profite – par exemple lorsqu’il s’agit de la difficile digestion d’un café – pour faire des gags) mais en fait un usage relativement modéré. Quant à la parole, elle est réduite à la portion congrue et les mots n’apparaissent que dans quelques très rares scènes. Qu’il s’agisse de présenter les personnages, de mettre en scène les dialogues ou d’expliquer certains moments-clés de l’intrigue, Chaplin a toujours et encore recours aux intertitres. De même, la plupart des gags sont visuels et parfaitement typiques du cinéma muet. De sorte que Les Temps modernes ne peut être considéré comme un vrai film parlant mais plutôt comme un film encore semi-muet (et, à bien des égards plus proche du muet que du parlant). Nul doute qu’un tel film était alors extrêmement déroutant pour le public de l’époque et que seul Chaplin pouvait encore se permettre de produire une telle œuvre au milieu des années 1930.

 

Charlot et la gamine

Charlot et la gamine (Paulette Goddard)

 

Cet usage plus que modéré du son est, bien sûr, lié à l’aversion profonde que le réalisateur entretient pour la nouvelle technique. Néanmoins – et paradoxalement[4] –, son utilisation de celle-ci se révèle particulièrement fine. Il maîtrise assez la nouvelle technique sonore pour s’en servir afin de tenir un discours contre celle-ci. La parole n’est donc qu’à de très rares reprises utilisée dans Les Temps modernes, essentiellement au début[5]. En fait, elle est – couplée à un écran de contrôle – réservée au patron de l’usine (Al Ernest Garcia) dans laquelle travaille Charlot (Charlie Chaplin). Ces premiers mots sont – et par la suite, tous seront de même nature – : « Atelier 20, plus vite ! ». Et la suractivité de la chaîne de montage entraînera nombre de catastrophes, Charlot finissant par être avalé par la machine. Les mots « parlés » sont donc l’apanage du seul maître[6] et il s’en sert pour asservir un peu plus les ouvriers. Après – en dehors de quelques interventions de la radio[7] dont l’une annoncera la libération prochaine d’un Charlot alors emprisonné et qui est très content de son sort provisoire – il y aura surtout la présentation, au moyen d’un disque sonore, d’une machine censée nourrir les ouvriers et qui promet « pas de perte de temps » et « maximum de rendement ». A l’essai (sur le pauvre Charlot), celle-ci se révélera catastrophique (mais permettra une séquence très drôle). Ainsi y a-t-il une mise en parallèle de la nouvelle technique cinématographique avec les nouvelles conditions de travail (d’où le titre du film) fondées sur la mécanisation et l’optimisation à tout prix du rendement alors que les ouvriers – souvent réduits au chômage – vivent dans une misère noire. Aussi comprend-t-on que pour Charlie Chaplin, les évolutions technologique (qui concernent donc également son art) et sociale vont de pair et sont négatives pour la plus grande partie de la population. Quoique relativement contestable, ce discours politique[8] – qui dénonce une forme de prolétarisation de la classe ouvrière – n’est pas complètement faux et on ne peut que souscrire au fait que celui qui maîtrise la parole possède (au moins en partie) le pouvoir ce qui peut donner lieu à de dangereuses dérives. Enfin, ultime utilisation du langage parlé dans le film par Charlie Chaplin, il y a l’extraordinaire chanson de Charlot (c’est donc la première fois que ce personnage parle) à la fin du film dans le restaurant dans lequel son amie (Paulette Goddard) lui a trouvé du travail. Or, si la scène est d’une extrême drôlerie[9] – et constitue peut-être le sommet du film –, on constate que Charlot – qui a perdu les paroles de la chanson – s’exprime dans une sorte de volapuk incompréhensible ce qui n’empêche pas la salle de lui faire un triomphe. Ainsi, pour Chaplin, quand ils ne sont pas un instrument de domination des puissants, les « mots parlés » semblent-ils être dénués de tout sens. Aussi, autour de la parole – envisagé comme un mal –, Charlie Chaplin propose-t-il, dans Les Temps modernes, un discours cohérent.

 

Charlot dansant

Charlot dansant et chantant

 

Cependant, si cela n’enlève rien à la qualité et au génie du film, ce discours contient une certaine aporie : en lui-même, le cinéma est, dès son origine, une nouvelle technique et s’il est – qu’il soit muet ou parlant – l’art du siècle, c’est bien parce qu’il s’agit d’un art technologique et de masse[10]. Or, cette aporie va se poursuivre dans Le Dictateur (1940) dans lequel Charlie Chaplin approfondit et radicalise largement son discours. Ce film – véritablement parlant cette fois-ci – est assurément généreux et même courageux vu le contexte de 1940 aux Etats-Unis, pays encore en proie à un très fort courant isolationniste[11]. Il est également sans aucun doute très drôle mais, eu égard à la gravité du problème traité, il souffre beaucoup plus que Les Temps modernes du discours que tient Chaplin car l’auteur, plus ou moins sciemment, met en parallèle la montée du nazisme et l’arrivée du son au cinéma comme symptômes d’une société à la dérive. Il a certes raison de dire – et donc de dénoncer – que l’art oratoire et cette capacité à électriser les foules sont à la base du succès d’Adolf Hitler mais on ne voit pas – et c’est plus que gênant – bien le rapprochement entre le nazisme et l’évolution de l’art cinématographique. De plus, à la fin de son film, Charlie Chaplin s’octroie la parole, pour parler en son nom propre – dans un discours un peu naïf sur la paix entre les peuples mais dont, in fine, on est libre de penser ce que l’on veut – alors qu’il n’a cessé de dénoncer le fait que ceux qui avaient la parole, donc le pouvoir, s’en servaient pour conditionner les autres. Or, il fait exactement de même. Certes, il croit à son discours mais c’est également le cas d’Adolf Hitler quand il parle des Juifs et ceci pose un certain problème car Chaplin se trouve alors dans une contradiction absolue. Peut-être a-t-il jugé que les circonstances l’obligeaient moralement – alors que cela ne lui plaisait guère – à prendre la parole. En tout état de cause, on lui pardonnera aisément. Politiquement – parce qu’il est l’un des seuls à avoir eu le courage de dénoncer aussi ouvertement le nazisme dans son pays à cette époque. Artistiquement – parce que si son discours sur la parole est plein de contradictions et ne fait guère avancer le cinéma en général – Les Temps modernes (plus que Le Dictateur[12]) est un évident chef d’œuvre et un film parfaitement unique en son genre.

 

Le Dictateur

Adenoid Hynkel (Charlie Chaplin) dans Le Dictateur (1940)

 

Ran


[1] Pour le cas radicalement différent d’un autre monstre sacré du cinéma, Fritz Lang, lors du problématique passage du muet au parlant, je renvoie au second texte, récemment publié, de ma série « Retour sur Fritz Lang ».

[2] Le film s’ouvre par ce carton qui le présente : « Un récit sur l’industrie, l’entreprise individuelle – et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur ». Et l’opposition entre le monde des riches et celui des pauvres – qui ne se construit d’ailleurs pas autour de dimensions spatiales – est permanente dans Les Temps modernes.

[3] On notera que, dans certaines séquences (très rares), Chaplin mélange musique et bruitage. Il a donc recours au mixage et sait tirer parti du fait que l’on puisse superposer plusieurs couches de son. On voit donc que, même s’il ne l’aime guère, il maîtrise les différentes possibilités de son nouvel instrument.

[4] Mais peut-être est-ce là l’une des marques du génie de Charlie Chaplin ?

[5] On suppose qu’il s’agissait de répondre à l’attente des spectateurs venus voir un Chaplin parlant.

[6] Notons que quand il ne s’adresse pas aux ouvriers, le patron s’exprime, comme les autres personnages, aux moyens d’intertitres.

[7] Il s’agit là encore d’une forme de pouvoir (de nature médiatique).

[8] On remarquera que si le film est résolument de gauche car il montre la misère et la détresse de la classe ouvrière en proie aux difficultés de la crise des années 1930, que si Chaplin se montre également plein d’empathie et de sympathie à l’égard de celle-ci (faisant grand cas de la supposée solidarité des pauvres entre eux lorsque Big Bill – Tiny Sandford –, venu, dans l’espoir de pouvoir se nourrir, cambrioler un grand magasin reconnaît en Charlot un ancien compagnon d’usine, alors gardien de nuit) et qu’il dénonce (dans les hilarantes scènes d’ouverture) l’organisation fordienne du travail, on ne saurait trop hâtivement le qualifier de communiste ne serait-ce que parce que L’Union Soviétique – ce que Chaplin ne pouvait ignorer – exaltait  le machinisme ce qui n’est guère le cas de l’auteur des Temps modernes…

[9] Celle-ci – qui mêle mime et chanson – est peut-être (avec le discours d’Adenoid Hynkel – Charlie Chaplin – dans Le Dictateur) la plus célèbre de tout le cinéma de Charlie Chaplin.

[10] Je renvoie sur ce point au troisième texte de ma série « Histoire et théorie générale du cinéma ».

[11] Rappelons qu’avant Le Dictateur, il n’y eut qu’un seul film ouvertement antinazi produit par Hollywood (Les aveux d’un espion nazi d’Anatole Livtak en 1939). Ceux-ci ne devaient être nombreux qu’à partir de 1941 soit juste après la troisième élection à la présidence des Etats-Unis de Franklin Delano Roosevelt qui fit pression sur les studios pour qu’ils produisent des films faisant prendre conscience aux Américains du danger du nazisme et de l’imminence de l’entrée en guerre.

[12] Assez curieusement – preuve que son rapport au son est plein d’ambigüités –, Charlie Chaplin dirigera une version sonorisée de La Ruée vers l’or (1942), assez nettement inférieure à l’originale. Ensuite, il fera des films parlants « normaux » jusqu’à la fin de sa  carrière mais ceux-ci seront peu nombreux puisqu’il ne signera que quatre films entre 1947 (Monsieur Verdoux) et 1967 (La Comtesse de Hong Kong).

Partager cet article

Commenter cet article

M
Bonjour, votre étude des Temps Modernes est très complète et très instructive à lire. J'ai revu le film très récemment.<br /> Je n'ai par contre jamais vu &quot;Les lumières de la ville&quot;. Il va falloir que je rattrape vite cette erreur si je veux parfaire ma connaissance de Charlie Chaplin.<br /> Merci.
Répondre
.obbar-follow-overlay {display: none;}