Ma nuit chez Maud (1) : Rêve d’un Dieu non mort
Ma nuit chez Maud est-il le chef-d’œuvre absolu d’Eric Rohmer ? Pour nous, oui. En tout cas, autour du pari de Pascal, le film se révèle une parfaite mise en scène d’un moment magique et éternel.
Ma nuit chez Maud (Eric Rohmer, 1969) : Rêve d’un Dieu non mort, le pari de Pascal (1/2)
Au GAP…
« Physique et morale sont indissociables, il faut voir les choses comme elles sont. » | |
Du narrateur (Jean-Louis Trintignant) à Maud (Françoise Fabian). |
Eric Rohmer (1920-2010)
Sommaire actif :
a.Le pari de Pascal
b.Personnages
De son vrai nom Maurice Schérer, Eric Rohmer fut peut-être, après Jean-Luc Godard, le plus original de tous les cinéastes de la Nouvelle Vague créant, en un demi-siècle, une œuvre fort singulière. Au sein du fameux mouvement qui revitalise le cinéma français au début des années 1960, il fait un peu figure de patriarche parce que, âgé d’une dizaine d’années de plus que les Godard, Truffaut, Rivette ou Chabrol, il est d’une génération plus proche de celle d’André Bazin ou d’Alexandre Astruc. Pourtant sa carrière est, en tous points, parallèle à celle des premiers. Il est d’abord critique aux Cahiers du cinéma et à Arts – ce qui l’amène notamment à rédiger, avec Claude Chabrol, le premier livre en langue française consacré à l’œuvre d’Alfred Hitchcock (Hitchcock, 1957)[1]. Puis, après de nombreux courts-métrages (le tout premier, Le Journal d’un scélérat datant de 1950), il signe, en 1959, son premier long-métrage, Le Signe du lion – la même année que François Truffaut (Les Quatre Cents Coups), un an après Claude Chabrol (Le Beau Serge) et un an avant Jean-Luc Godard (A bout de souffle). Dès 1963, il gagne son indépendance en fondant, avec Barbet Schroeder, la compagnie « Les films du losange » qui produira la quasi-totalité de ses films. Dans ceux-ci, qui ne se cessent de revenir sur les mêmes thèmes comme autant de subtiles variations sur une multiplicité de possibles, on se laisse presque toujours prendre, charmer et immerger tout particulièrement grâce aux dialogues, si fins (au risque de s’y perdre comme le fait le héros – Serge Renko – de Triple agent, avant-dernier film de Rohmer en 2004). Pour nous, Ma nuit chez Maud (1969), drôle et léger comme l’est l’héroïne du film (Maud, donc – Françoise Fabian), est sans doute le chef-d’œuvre de l’auteur. C’est en tout cas l’une des pierres de touche d’une filmographie majuscule, tout le cinéma de Rohmer semblant comme parfaitement mis en place. Notons encore, avant de revenir plus avant sur ce film qui met en scène une nuit magnifique qui, apparemment, ne débouche sur rien et dans lequel entre en jeu le thème du pari de Pascal, que Ma nuit chez Maud est le quatrième (chronologiquement) des Six contes moraux après La Boulangère de Monceau (1962 ; court-métrage), La Carrière de Suzanne (1963 ; court-métrage) et La Collectionneuse (1967) et avant Le Genou de Claire (1970) et L’Amour l’après-midi (1972). Bien des œuvres de Rohmer s’inscriront d’ailleurs dans des cycles puisque, après les Six contes moraux, il réalisera également six films regroupés sous l’appellation Comédies et proverbes (entre 1981 et 1987) et les quatre Contes des quatre Saisons (entre 1990 et 1998). Mais chacun des Six contes moraux est complètement autonome l’un de l’autre (les personnages ne revenant pas d’un film à l’autre) et le film le plus proche de Ma nuit chez Maud (qui se déroule à Noël) sera ainsi, plus de vingt ans plus tard, le deuxième des Contes des quatre saisons, Conte d’hiver (1992), au cœur duquel se trouve de nouveau le pari de Pascal.
a.Le pari de Pascal
Vidal (Antoine Vitez)
Différents éléments ne cesseront de peser sur Ma nuit chez Maud notamment le hasard et la rencontre. C’est grâce à ceux-ci que le héros (Jean-Louis Trintignant), avant même qu’il ne croise la trajectoire de Maud, revoit, dans un café, l’un de ses anciens amis, Vidal (Antoine Vitez). Au cours de la longue discussion qui suivra entre les deux hommes, un troisième élément décisif est introduit : le pari de Pascal. Pour le philosophe, il s’agissait de « parier » résolument sur l’existence de Dieu et la vie éternelle quand bien même leurs probabilités étaient faibles puisque le gain que l’on pouvait en tirer était infini (donc « l’espérance mathématique »[2] également). Résolument fasciné par Pascal, Vidal, philosophe marxiste – et Rohmer, qui ne l’est pas, comprend parfaitement que le marxisme est, d’une part, une religion séculière et n’est pas, d’autre part, stupide –, préfère, lui, parier sur « le sens de l’histoire ». Quant au héros, qui s’adonne par plaisir aux mathématiques et relit Pascal en se montrant « très déçu » par le jansénisme du natif de Clermont-Ferrand, il fait toutefois, par catholicisme, son pari dans les mêmes termes que celui-ci. Rarement, que ce soit au cinéma ou dans la vie, on aura entendu parler de façon plus passionnante et plus claire de ces notions quelque peu complexes. Elles irrigueront donc l’ensemble du film. D’abord, parce que dans un monde marqué par l’affaiblissement continu du religieux (voire privé de Dieu), Rohmer rappelle, au-delà de la mise en scène de messes, « l’intérêt » que l’on a, même en cas de doute important, à parier sur l’existence de Dieu donc à croire en lui (nous ne sommes pas d’accord mais pouvons admettre l’argument). Ensuite et surtout, parce qu’à travers la voix de Vidal, pas du tout catholique mais très pascalien, il rappelle que le pari peut être fait sur un tout autre « objet » que Dieu. Evidemment, on ne cessera de repenser à son application, même si cela n’est jamais directement exprimé comme tel (contrairement à Conte d’hiver), sous une forme amoureuse. Donc en relation avec l’aventure vécue par le héros avec Maud.
b.Personnages
Le narrateur (Jean-Louis Trintignant)
Mais qui sont donc les personnages principaux de ce « conte moral » marqué par le pari de Pascal ? Si l’on oublie Dieu – l’Un absolu, forcément –, ils tournent autour d’une multiplication des possibles. Pourtant, le centre est parfaitement défini. Il s’agit du narrateur (qui possède donc la voix-off mais ne s’en emparera qu’à deux reprises), non nommé, qui est de toutes les scènes et que l’on ne quitte jamais. Et tout tourne autour sa courte mais décisive relation avec Maud. D’où la construction du titre avec « Ma », article possessif qui précise parfaitement autour de qui se construit le film, la « nuit » qui montre que le conte est celui d’un moment court et très signifiant (bien plus qu’une journée…), le « chez » qui implique, à l’inverse d’un « avec » (pourtant presque aussi adapté), que cette nuit a souffert d’une incomplétude et, bien sûr, le « Maud » qui indique que c’est une œuvre sur une rencontre. Mais les deux personnages centraux auront leurs contrepoints avec, pour le narrateur, son ancien condisciple Vidal, ami/amant de Maud, philosophe expansif et marxiste quand lui est un ingénieur plus renfermé (a priori) et surtout catholique et pour la brillante Maud, une fade et terne Françoise (Marie-Christine Barrault), future femme du héros. Restent encore, même si on ne les voit, ni ne les entend, tous les amours passés des uns et des autres, avec en tout premier lieu, l’ancien mari de Maud et ancien amant de Françoise. Ce qui fait, in fine, beaucoup de monde dans un film monocentrique et travaillant le lien entre deux êtres… Ma nuit chez Maud est donc autant marqué par la multiplicité que l’unicité, l’une s’opposant (ou répondant) d’ailleurs à l’autre. En effet, la multiplicité, ce sont tous les possibles amoureux évoqués ou directement mis en scène dans le film (Maud et le narrateur ; Maud et Vidal ; Maud et son premier mari ; Maud et son amant disparu ; Maud et son second mari ; le narrateur et ses différentes conquêtes avec qui il vécut plusieurs années ; le narrateur et Françoise ; Françoise et le premier mari de Maud) qui permettent de mieux mettre en valeur le seul couple qui compte, celui, formé, donc par Maud et le narrateur qui n’aura pourtant vécu qu’un instant – et encore sans aller jusqu’à la relation sexuelle – mais dont le réalisateur aura su saisir toute la magie, quand bien même son héros, qui est pourtant conscient de l’exceptionnalité de ce moment, n’en profite pas complètement. Aussi raconte-t-il son histoire depuis le futur, apparemment heureux et sans regrets (avoués), mais vivant (puisque c’est de cela et de nulle autre chose qu’il parle) tout de même dans ce souvenir d’une nuit où il aura eu, peut-être pour la seule fois, pleinement l’occasion de « vivre » – et l’aura presque fait. Comme si, donc, seul ce moment avait vraiment compté, qu’il était de l’or arraché à la gangue d’une classique, banale et morne existence.
Maud (Françoise Fabian)
Pour tenter de comprendre pourquoi, il faut s’intéresser aux personnalités respectives de Maud et du narrateur – soit, pour comprendre le couple qu’ils formèrent, aux caractères des individus. Elles conditionnent, en effet, leur rapprochement, leurs frictions, leur immédiate intimité. Ils sont, point décisif déjà remarqué un peu plus haut et qu’il faut encore souligner, liés par une caractéristique (également partagée par Vidal mais non point par la jeune Françoise…). Ce sont deux êtres encore jeunes (le narrateur a trente-qautre ans, Maud[3], sans doute un âge similaire) mais assez mûrs pour avoir déjà vécu et avoir connu nombre d’autres hommes et d’autres femmes – ce qui fournira une base continue à leur conversation. Pour le reste, au-delà du fait qu’ils sont tous deux physiquement séduisants, ils sont plutôt construits en opposition l’un à l’autre. Ainsi Maud, dotée d’une belle et forte personnalité, se montre-t-elle tour-à-tour dure, douce, cassante, revêche, enfantine, moqueuse, amusée et amusante, mutine, aguichante, charmeuse et charmante, impulsive et néanmoins résolue, joueuse et même un peu « cruelle » (en conscience – elle dira qu’avoir brisé le couple entre Françoise et son ancien mari fut la « seule bonne action » de sa vie). Elle séduit donc, tant le spectateur que le héros. Le narrateur aussi, mais il est toutefois plus séduisant que séducteur (selon Vidal, il le fut toutefois dans sa jeunesse). Il a ainsi un côté petit garçon (immédiatement remarqué et moqué par Maud), assez charmant, quand il se voudrait (et se pense) un homme sérieux. Il est, en outre, doté d’un certain rictus figé, exact inverse du sourire de Maud, qui lui donnerait presque une allure psychorigide correspondant bien à sa morale catholique, qu’elle soit d’obédience janséniste ou jésuite. Il l’est pourtant bien moins qu’il ne voudrait (se) le faire croire et Maud saisira immédiatement sa gaieté et saura la (lui) révéler – même si elle déplorera son « manque de spontanéité ». Passif face à Maud, il ne s’en laissera pas moins entraîner par ce qui est son désir profond (rester chez cette femme) mais, au moment de coucher avec, il se montrera velléitaire et pusillanime gâchant ce qui aurait pu et dû être le couronnement du moment (de « notre nuit » comme le dira Maud à la fin du film quand ils se recroiseront, par hasard, cinq ans plus tard). Il aura cependant un comportement radicalement différent avec Françoise puisqu’il a « décidé » que celle-ci serait son épouse – qu’elle soit ou non la femme de sa vie étant une toute autre question… Bref, ce héros est diablement complexe, « tortueux » même comme le soulignera Maud (qui le cerne si bien) qui s’amuse des concessions qu’il fait à sa morale. Et les deux personnages, si riches (une grande partie du charme du film naît, bien sûr, des extraordinaires compositions de Françoise Fabian et Jean-Louis Trintignant, formidablement bien dirigés par Eric Rohmer), sont donc bien différents ce qui crée la force de leur courte relation. C’est peut-être aussi sa limite mais cela signe, en tout cas, sa totale absence de banalité. On y reviendra.
Le narrateur et Maud
Antoine Rensonnet
[1] Réédition : Ramsay, Paris, 2006.
En 1972, Eric Rohmer publiera même une thèse, rédigée sous la direction de Jean Mitry : L’Organisation de l’espace dans le ‘‘Faust’’ [1926] de Murnau, éditée sous le même titre dans une version légèrement différente en 1977 (réédition en 2000 aux Cahiers du cinéma, Paris).
[2] Rappelons ce qu’est l’espérance mathématique. Soit P la probabilité qu’un événement se réalise (comprise entre 0 – aucune chance – et 1 – 100 % de chances –) et G le gain que l’on peut en retirer. Alors l’espérance mathématique E est égale à P multiplié par G. Si E est supérieure à 1 quand bien même P est proche de 0, on a tout intérêt à parier (notons que dans un jeu du style Loto, E est toujours inférieure à 1 – sinon ses organisateurs n’auraient aucune raison de proposer de jouer). Dans le cas du pari de Pascal (quel que soit son objet), même si l’on considère qu’il n’y a qu’une chance sur un million que P se réalise, E est donc « égale » à l’infini car G l’est aussi.
[3] Françoise Fabian a trente-six ans en 1969.
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