No Country for old men : Atmosphère (2)
Six ans après The Barber et après deux comédies mineures, No Country for Old Men constitue bien plus qu’une résurrection pour les frères Coen puisqu’il s’agit, à nos yeux, et à tous les niveaux ou presque, de leur œuvre la plus aboutie. Retour en deux parties, quatre textes et dix points (Ouf !) sur ce chef d’œuvre.
No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007)
I] Atmosphère (2/2)
Sommaire actif
a.Au bord de l’étrange, l’insoluble question du genre
b.Le fétichisme, toujours
c.Humour et émotion
a.Au bord de l’étrange, l’insoluble question du genre
Anton Chigurh (Javier Bardem)
Extraordinaires créateurs d’atmosphère, les frères Coen vont imposer dans No Country for Old Men (2007) une ambiance oppressante et anxiogène qui, essentiellement grâce au personnage d’Anton Chigurh (Javier Bardem), flirte également délibérément avec le fantastique. Ainsi la voie de l’étrange déjà empruntée par les auteurs dans Barton Fink (1991) sera-t-elle de nouveau mobilisée à la différence toutefois que leur nouvel opus apparaît moins poétique mais plus philosophique ou « allégorique » que ne l’était leur œuvre couronnée au festival de Cannes. En outre, si Barton Fink basculait en une séquence vers l’étrange, cette plongée se fait ici de manière extrêmement progressive, la première partie de No Country for Old Men étant, on l’a déjà remarqué, majoritairement composée de séquences plus « classiques » à fort suspense. Dans la seconde, en revanche, si le récit se poursuit et connaît quelques éléments de résolution dont l’inévitable mort de Llewelyn Moss (Josh Brolin), les auteurs ne montrent plus guère les (nombreux) assassinats et ont beaucoup recours à l’ellipse. Sûrs que leur thriller fonctionne désormais parfaitement, il est donc temps pour eux de lâcher quelque peu la main de leur spectateur pour que celui-ci tire de lui-même les conclusions qui s’imposent, celles-ci ne pouvant être que vagues et incertaines, devant cette surprenante histoire qui s’achèvera par une étonnante fin ouverte comme déjà Barton Fink et, plus tard, A Serious Man (2009). Ainsi passe-t-on insensiblement, sans que l’œuvre ne perde rien de sa beauté formelle, d’un film où dominaient les séquences d’action avec des passages tout dévolus à la puissance pure de l’image à un objet cinématographique moins identifié dans lequel le dialogue joue désormais un rôle prépondérant – ce qui est assez typique du cinéma nos auteurs. Cela amène donc résolument No Country for Old Men aux portes du fantastique.
Anton Chigurh entrant dans la pharmacie
Cette nouvelle donne se manifestera donc par le choix de ne pas montrer le meurtre de Llewelyn Moss quand ses sauvetages « miraculeux » étaient auparavant bien détaillés. En outre, le diable incarné, personnage récurrent de la filmographie coenienne (Eddie le Danois – J.E. Freeman – dans Miller’s Crossing – 1990 – ; Charles Meadows – John Goodman – dans Barton Fink ; Gaear Grimsrud – Peter Stormare – dans Fargo – 1996 – ; …), prend ici les traits d’Anton Chigurh et n’a jamais été si inquiétant. Sa nature maléfique se renforce dans la seconde partie du film car, s’il retrouvait auparavant Moss au moyen du transpondeur caché dans la mallette dérobée par celui-ci, il n’a désormais plus besoin de cette ressource scientifique. Et ce « tueur psychotique », selon les mots d’un Carson Wells (Woody Harrelson) qui tente de le poursuivre mais sera tué par celui-ci, dont on ne sait rien ni des origines ni des véritables motivations, est souvent décrit comme « fou » par de nombreux personnages (Carson Wells ; le shérif d’El Paso – Rodger Boyce – ; Carla Jean Moss – Kelly Macdonald). Mais cette explication de nature psychologique semble bien insatisfaisante et même ne presque vouloir rien dire au point qu’en évoquant, à son propos, un « fantôme », le shérif Bell (Tommy Lee Jones) nous semble mieux cerner la véritable nature du tueur et approcher d’une vérité qui ne peut être que très relative. Ainsi le terme, quoique très vague, de « folie » semble même inadapté pour qualifier la nature de Chigurh car, très paradoxalement, il semble encore bien trop rationnel. Et le psychopathe, ce qui participe de la fin ouverte, même s’il a été une nouvelle fois grièvement blessé dans un accident de voiture dans les derniers instants du film, achève sa traversée de No Country for Old Men en s’évaporant une dernière fois. Il ne fait alors guère de doutes qu’il continuera à rôder sur le comté du désormais ex-shérif Bell comme un mal invisible et invincible. Mais l’étrange naît également de la place laissée au hasard (ce qui se matérialise par la pièce lancée par Chigurh et qui permet à certains personnages d’éviter la mort) qui se marie paradoxalement (à nouveau) à l’omniprésence de la fatalité, qu’elle soit celle, classique, qui frappe ce vrai-faux héros de film noir qu’est Llewelyn Moss ou qu’elle s’exprime, de manière énigmatique, par la voix du paralytique Ellis (Barry Corbin) qui affirme, à la fin du film, au shérif Bell : « Tu n’empêcheras pas ce qui se prépare. Cela ne dépend pas de toi. C’est de la vanité ». Quant aux dialogues – notamment celui entre Anton Chigurh et Carson Wells, le premier demandant au second, avant de l’abattre froidement : « J’ai une question à te poser : si la règle que tu as suivie a mené là où tu en es, à quoi a-t-elle servi ? » – et aux situations, ils renvoient à l’absurdité de l’existence, idée que Fargo, à sa manière (bien plus comique), exprimait déjà.
Ellis (Barry Corbin)
Au-delà de tout ce qui est directement lié à Anton Chigurh et sur lequel nous reviendrons plus loin, certaines des interrogations et des réflexions des personnages ont une réelle portée métaphysique, qu’elles soient ou non exprimées avec humour (noir) puisqu’elles touchent à la possibilité d’une existence après la mort. C’est tout particulièrement le cas avec deux des propos, situés à un lointain intervalle de temps, du shérif Bell. Dans le premier, il répond à son adjoint Wendell (Garrett Dillahunt) qui remarquait que les morts dont il parlait étaient Mexicains : « Ça, c’est une question intéressante. Est-ce qu’ils ne sont plus Mexicains ? Et depuis quand ? ». Dans l’ultime séquence, discutant avec sa femme Loretta (Tess Harper), il évoque son père, mort alors qu’il avait vingt ans de moins que son âge actuel, et affirme : « C’est lui le jeune homme, maintenant ». Aussi ce personnage, qui dit également ne pas avoir rencontré Dieu, est marqué par le temps qui passe et joue un rôle décisif pour apporter au film ses résonnances douces-amères ou mélancoliques, semble penser que la mort « fige » définitivement celui qui en est victime. Il n’est pourtant pas le seul à poser ce genre de question. Ainsi Anton Chigurh, lui-même, après avoir tué Carson Wells a une conversation téléphonique – le seul dialogue qu’ils auront durant le film – avec Llewelyn Moss qui souhaite parler à l’homme abattu. Et, à la question de Moss : « Est-ce que Carson Wells est là ? », Chigurh répondra : « Ça dépend par ce que vous entendez par là… ». Enfin le mot de la fin sera réservé à Bell qui, après avoir raconté ses rêves à sa femme, conclura simplement en disant : « Je me suis réveillé ». Le shérif retraité restera alors silencieux pendant quelques courtes secondes avant qu’un raccord cut amène à un écran noir qui annonce le générique de fin. Ces dernières paroles ne seront pas sans renforcer l’étrangeté de No Country for Old Men.
Le shérif Bell (Tommy Lee Jones)
Tout ceci tend à rendre le film absolument inclassable. On aurait donc pu croire à un simple thriller incluant de nombreux traits esthétiques évoquant directement le western. Certes, le film se situe dans cette tradition de l’âge d’or hollywoodien ce qui est renforcé par éléments empruntés au film noir et, peut-être plus encore, à l’œuvre de Alfred Hitchcock. On s’est déjà intéressé plus haut à la maîtrise du suspense essentiellement fondée sur celle du rythme. Il faut aussi remarquer que No Country for Old Men est également un film de traque (dans lequel Chigurh suit Moss et Wells tente de retrouver Chigurh), un road-movie – comme La Mort aux trousses (1959) – qui multiplie les moyens de transport (cheval, voiture, train, vélo) afin que le Texas (qu’on ne peut toutefois complètement quitter, si ce n’est simplement pour traverser la frontière mexicaine limitrophe, puisque le film trouve son dénouement dramatique à proximité de l’aéroport d’El Paso, Llewelyn Moss ayant échoué à faire prendre un avion à sa femme), dont les routes ne cessent d’être montrées, soit traversé de part en part. Les auteurs utiliseront également un double macguffin. Le premier tient à cette histoire, toujours en toile de fond mais qui n’a d’autre intérêt que de faire avancer le récit, de transaction ayant mal tourné lié à un trafic de drogues avec des Mexicains. Cela permettra d’introduire le personnage de Carson Wells engagé par un homme d’affaires véreux (Stephen Root) pour retrouver la trace d’Anton Chigurh. En outre, des trafiquants ou tueurs mexicains reviendront régulièrement dans le film donnant l’impression que la mort – qui n’est donc pas seulement incarnée par Chigurh – rôde partout dans un monde dans lequel règne l’ultraviolence. Ainsi, il sera impossible de savoir par qui ont été commis certains meurtres (notamment les carnages initial et final), les auteurs optant, volontairement comme dans The Big Lebowski (1998), pour un scénario difficilement compréhensible et rappelant que ce n’est point l’essentiel au cinéma où la vraisemblance est loin d’être une vertu cardinale.
Llewelyn Moss (Josh Brolin) et les pieds d’un cadavre
Le second macguffin, lié au premier, est cette mallette pleine d’argent récupérée par Llewelyn Moss et après laquelle courent les différents protagonistes. Véhicule scénaristique, elle rappelle la statuette pleine de microfilms de La Mort aux trousses. Cependant, elle participe également de l’esquisse d’une réflexion sur le pourrissement du monde par l’argent, omniprésent durant tout le film. On verra ainsi – en une parfaite symétrie – un Llewelyn Moss blessé acheter un blouson à trois jeunes hommes (Philip Bentham, Eric Reeves et Josh Meyer) qui passent à proximité de la frontière mexicaine alors qu’Anton Chigurh, victime d’un accident de voiture à l’extrême fin du film, donnera, lui aussi, de l’argent à deux enfants (Josh Blaylock et Caleb Landry Jones) pour obtenir une chemise lui permettant de se confectionner une attelle. Et, alors que le tueur s’éloigne définitivement, les deux se disputeront sur le partage du butin, démonstration que l’envie de possession touche les Américains dès leur plus jeune âge. Ce sera d’ailleurs là l’avant-dernière séquence de No Country for Old Men. Peu avant, alors qu’il s’apprête à la tuer, Anton Chigurh aura dit à une Carla Jean Moss, criblée de dettes, qu’elle ne devrait plus s’inquiéter de l’argent nous rappelant, au moyen d’une très noire absurdité, que sa valeur est toute relative (à l’inverse des petites pièces de monnaie du tueur…). Mais la mise en jeu de cette thématique – topique du film noir et qui était logiquement au cœur de The Barber (2001) –, qui nourrit de façon intéressante l’œuvre, ne saurait toutefois permettre à elle seule d’en isoler la dimension morale (Carson Wells ne dira-t-il pas, à propos d’Anton Chigurh : « On pourrait dire qu’il a des principes qui transcendent même l’argent, la drogue, tout ça ») qui nous apparaît plus dense et subtile quoique très difficilement déterminable (que de réflexions possibles concernant l’éthique du tueur !), le film offrant, in fine, plus de questions que de réponses – comme toute production artistique d’une certaine importance ou presque. Et, donc, l’étrange, finement amené dans la première heure et très dominant durant la seconde partie (jusqu’à, après la mort de Moss, phagocyter tout le final), nous oblige à admettre que s’interroger sur le genre et le sens de ce chef d’œuvre qu’est No Country for Old Men conduit à une – frustrante autant que délicieuse – impasse…
b.Le fétichisme, toujours
Anton Chigurh tuant un policier (Zach Hopkins) au moyen de ses menottes
La question du genre est donc insoluble comme dans nombre de films du duo d’auteurs et No Country for Old Men apparaît peut-être, avec Barton Fink, comme la plus inclassables de leurs œuvres. Il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit en totale cohérence avec l’univers qu’ils ont su créer depuis le début de leur carrière. Un point le montre parfaitement. Il s’agit du fétichisme extrêmement développé au sein du film. Il s’agit là d’une des constantes du cinéma coenien puisque Miller’s Crossing – avec le chapeau de Tom Reagan (Gabriel Byrne) –, Barton Fink ou The Big Lebowski jouaient déjà de celui-ci. Mais c’est incontestablement dans No Country for Old Men qu’il est utilisé avec le plus de constance et de précision. Ainsi chaque détail ou presque est signifiant et participe de la mise en scène d’un miroir tendu aux Etats-Unis. Ce n’est certes peut-être pas tout à fait le cas du premier objet que l’on remarque : ces menottes, pure expression du fétichisme s’il en est, qui permettent à Anton Chigurh de mettre à mort le policier (Zach Hopkins) qui l’a arrêté. Mais, par la suite, tous les objets se veulent typiques des habitudes et du mode de vie des Américains – voire, plus spécifiquement, des Texans – qu’il s’agisse des meubles (notamment les lits et les canapés), des boissons (bière et lait), des télévisions, des voitures (dont ces énormes pick-ups qui permettent de se déplacer dans le désert), des tenues vestimentaires (Llewelyn Moss souhaite ainsi toujours se vêtir d’une tenue de cow-boy avec bottes, jeans, chemise et chapeau alors qu’Anton Chigurh prend le plus grand soin de ses effets personnels) ou encore de ces tableaux qui ornent les murs des hôtels (comme il y en avait également un, très différent, dans la chambre de Barton – John Turturro – dans Barton Fink) et représentent des scènes de l’Ouest légendaire.
Carson Wells (Woody Harrelson) et son chapeau de cow-boy
Bref, le fétichisme est partout dans No Country for Old Men au point qu’Anton Chigurh ira jusqu’à se comparer à un outil dans un processus de réification volontaire qui ne manque pas d’interpeller et d’ajouter à son étrangeté. Il permet de proposer une certaine image des Etats-Unis et de ses citoyens qui vivent, tels Llewelyn Moss et le shérif Bell, figés dans un certain passé mythifié d’où la complexe filiation entre le film et le western qui est le lieu par excellence de la représentation de cette légende. Mais s’il s’agit là d’un constat lucide, fait avec une certaine ironie (teintée d’amertume avec le personnage de Bell) et qui porte en lui, même si ce n’est qu’en creux, une nette dimension de démystification (ainsi « la grande époque » à laquelle ne cesse de se référer Bell n’a sans doute jamais existé comme le lui fait plus ou moins remarquer son aîné Ellis à la fin du film), il ne s’agit nullement pour les auteurs de se livrer à une quelconque dénonciation lourdement démonstrative. D’une part, parce que le fétichisme coenien joue – c’est là son intérêt même – avec les signes sans avoir besoin de passer par de longs discours. D’autre part, parce que les auteurs aiment, comme toujours ou presque, leurs personnages quoiqu’ils en montrent les failles (à l’exception de celles de Chigurh – qui n’est d’ailleurs pas véritablement détestable même s’il est impossible de développer la moindre empathie à son endroit –, celui-ci appartenant à un autre monde qui n’est pas régi par les mêmes lois et la même logique) mais aussi leur pays, bien qu’ils en connaissent les défauts, ne serait-ce que parce qu’ils révèrent son cinéma notamment le western – genre vers lequel ils ne tarderont pas à se tourner de façon plus directe avec True Grit (2010) – dont ils reprennent et inversent ici certains des codes fondateurs.
Llewelyn Moss tenant arme et mallette remplie d’argent dans un hôtel
décoré par des tableaux mettant en scène « la légende de l’Ouest »
Dans cet univers fétichiste américain, deux objets-signes tiendront une place plus importante encore. Le premier est cette mallette remplie d’argent – et elle-même munie d’un autre objet, un transpondeur – dont il fut précedemment question. Déjà présente dans Fargo (où elle connaîtra un destin plus ou moins similaire puisqu’elle y enterrée sous la neige par Carl Showalter – Steve Buscemi – quand elle est ici lancée par Llewelyn Moss par-dessus le grillage de la frontière mexicaine), censée exister dans The Big Lebowski et rêvée par Ed Crane (Billy Bob Thornton) dans The Barber, elle matérialise directement, dans la logique du film noir, l’accès au rêve américain d’une vie meilleure. Mais, on ne saura finalement pas aux mains de qui elle finira… Les seconds sont les armes, ce qui ramène cette fois-ci, au western (même si le shérif Bell évoque, en introduction, un temps où celles-ci n’auraient pas été nécessaires) puisqu’elles permirent la conquête de l’Ouest (pensons cette fois-ci au Winchester 73 d’Anthony Mann – 1950). Elles sont omniprésentes dans No Country for Old Men et chaque Américain, du shérif au simple citoyen (Llewelyn Moss et ce avant même que son aventure ne commence réellement) semble ne cesser d’en avoir besoin à tout instant. Mais, c’est bien sûr Anton Chigurh qui en fait le plus grand usage. Il n’y a là rien que de très normal pour un tueur professionnel mais celle qu’il utilise prioritairement (mais non pas uniquement), tant pour tuer que pour détruire des serrures, et qui impressionne le plus le spectateur est un pistolet pneumatique qui sert normalement à tuer des animaux. Cette arme surprenante participe également de l’aura fantastique du personnage.
Anton Chigurh et son pistolet pneumatique
Pour clore ce point, on remarquera enfin que No Country for Old Men est également le film des frères Coen dans lequel les gestes des protagonistes sont le plus minutieusement détaillés. Efficaces autodidactes aux gestes précis, on les voit ainsi monter, préparer, organiser objets et plans ce qui participe pleinement de la montée du suspense. Cela vaut aussi bien pour Llewelyn Moss – dont on a évoqué la confection d’un objet fait de mâts de tentes et qui préparera aussi une arme lors du second climax du film – que pour Anton Chigurh, les deux qui ne sont pourtant en rien des doubles l’un de l’autre se rapprochant à ce niveau. Ainsi Chigurh, blessé à la jambe lors d’une fusillade, construira (et le spectateur ne manque pas de s’interroger alors sur ce qu’il prépare) au moyen de balles de coton et d’un chiffon enflammé un curieux système pour faire exploser une voiture (avec effet retard) afin de créer une diversion pour aller voler les produits dont il a besoin dans une pharmacie. Toujours aussi appliqué (et dur au mal), il s’injectera ensuite de la lidocaïne et s’extraira la balle logée dans sa jambe lors d’une séquence dont les images provoquent une certaine sensation d’horreur renforcée par le traitement sonore qui, comme souvent dans le film, n’est composé que de bruitages, le souffle du personnage se mêlant au tintement métallique des objets de chirurgie.
c.Humour et émotion
La femme (Ana Reeder) au bord de la piscine de l’hôtel d’El Paso
Si plus qu’aucun autre film des frères Coen, No Country for Old Men penche résolument du côté de la tension, l’humour n’en est toutefois pas absolument absent. Cependant, les auteurs lui assignent certaines limites et le spectateur n’aura que très rarement l’occasion de rire aux éclats. Mais même volontairement contenue, la fibre comique du duo ne cesse de s’exprimer tout au long de leur œuvre et se développe selon différentes modalités. Souvent, leur humour se fait très noir et se fonde sur le décalage entre un dialogue et une action qui le précède ou lui succède. Ainsi, pour échapper une première fois à Anton Chigurh, Llewelyn Moss est pris en autostop par un homme (Mathew Greer) qui lui dit: « Vous ne devriez pas faire cela ». « Faire quoi ? » demande un Moss inquiet. « L’autostop, c’est dangereux » répond alors l’homme ce qui crée un évident contraste entre cet anodin propos et la situation générale de Moss. A l’inverse, peu avant sa mort, le même Llewelyn Moss a une conversation avec une jeune femme (Ana Reeder) bronzant près de la piscine de l’hôtel d’El Paso dans lequel le héros a élu domicile. Celle-ci tente ostensiblement de le draguer et l’invite à boire de la bière. Moss refuse en remarquant qu’« [il] sait à quoi mènent ces choses-là » (ce quoi, la femme répondra simplement en disant : « A boire de la bière »). Cette séquence de pause se conclura sur un raccord cut et, à la suite d’une ellipse temporelle, on verra – en caméra tremblée utilisée à nouveau – le shérif Bell rejoindre le même hôtel pour n’y trouver que le résultat d’une épouvantable tuerie et notamment les cadavres de la jeune femme, flottant dans la piscine ce qui peut faire songer à Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950), et de Llewelyn Moss. Voilà, donc, à quoi l’auront menées toutes ces choses qu’il a faites depuis le début du film peut, en se référant à la formule qu’il venait de prononcer immédiatement auparavant, penser un spectateur qui rit alors bien jaune.
La coupe de cheveux d’Anton Chigurh
Par ailleurs, l’inquiétant personnage d’Anton Chigurh apporte une touche d’absurdité (avec, par exemple, son étonnante machine à tuer) qui offre, elle aussi, son lot d’humour notamment à travers les étranges propos qu’il ne cesse de proférer. Il est, en effet, loin d’être mutique mais ses paroles sont toujours étonnantes et angoissantes, celui-ci semblant doté – à l’inverse de ce que pense Carson Wells – d’un certain sens de l’humour mais qui est au-delà, comme le reste de sa personnalité, de toute normalité. Quant à son improbable (et horrible) coiffure, elle ajoute encore à son étrangeté et est également un facteur permanent de sourire. Elle l’inscrit également dans la filiation de nombreux personnages coeniens – pourtant bien différents de lui –, au tout premier rang desquels figure Barton Fink, qui arboraient également des attributs capillaires organisés de façon plus que surprenante. Par ailleurs, Chigurh n’est pas le seul personnage de No Country for Old Men porteur d’absurdité. En témoigne le début presque surréaliste de la conversation, qui bien vite se développera sur un registre beaucoup plus grave, entre Ellis et le shérif Bell :
« Ellis : Je suis au fond. Le shérif Bell : Comment tu as su que j’étais là ? Ellis : Qui d’autre que toi conduirait ta voiture ? Le shérif Bell : Tu l’as entendue ? Ellis : Tu dis ? Le shérif Bell : Tu as entendu… Ah, je vois, tu te fous de moi. Ellis : Qu’est-ce qui te fait croire ça ? J’ai vu qu’un des chats t’entendait. Le shérif Bell : Comment tu as su que c’était ma voiture ? Ellis. Par déduction, quand je t’ai vu entrer. Le shérif Bell : Tu en as combien, maintenant ? Ellis : Des chats ? Oh, je ne sais pas. Toute une bande. Tout dépend de ce que tu entends par ‘‘avoir’’ ? La plupart sont à demi-sauvages. Les autres sont seulement des… hors-la-loi. » |
Carla Jean Moss (Kelly Macdonald) et sa mère (Beth Grant)
Un rire plus franc et plus direct naît toutefois avec certains des personnages (très) secondaires, souvent ridicules jusque dans leur apparence physique et très limités intellectuellement comme nombre de personnages coeniens antérieurs. C’est ainsi le cas de la logeuse (Kathy Lankin) du couple Moss, du groupe de musiciens mexicains (Angel H. Alvaro Jr., David A. Gomez, Milton Hernandez et John Mancha) qui joue une chanson folklorique devant un Llewelyn Moss gravement blessé avant de découvrir son état, d’un très antipathique douanier (Brandon Smith) qui veut interdire à Moss de retourner aux Etats-Unis avant de se raviser quand il apprend que celui-ci est, comme lui, un vétéran du Vietnam, de Carson Wells même qui nous est initialement présenté comme un homme multipliant les blagues ratées et, bien sûr, de la mère (Beth Grant) de Carla Jean Moss que l’on découvre alors que, emmenée en compagnie de sa fille à El Paso en taxi, elle ne cesse d’insulter son gendre (« Il est nul et sans intérêt » dira-t-elle à propos de celui-ci). Un intérêt particulier doit être porté à l’adjoint du shérif Bell, Wendell (Garrett Dillahunt). Visiblement proche de la stupidité, il rappelle irrésistiblement l’agent Olson (Cliff Rakerd) de Fargo et ce notamment parce que ce dernier entretenait avec sa supérieure Marge Gunderson (Frances McDormand) des rapports quasiment identiques de ceux instaurés entre Wendell et Bell (qui s’expriment parfaitement dans ce dialogue intervenant alors que les deux hommes inspectent une scène de crime évidemment désertée par le ou les meurtriers : « Je pense qu’il [le tueur] a mis les voiles » remarque, finement, Wendell ; « Je pense que tu as raison » répond, pince-sans-rire, Bell).
L’adjoint Wendell (Garrett Dillahunt)
Ainsi sourit-on tout de même souvent et rit-on un peu durant No Country for Old Men même si le film est exempt de ces moments de délire comique qui caractérisaient Miller’s Crossing, Fargo ou The Big Lebowski ce qui est également lié au tempo faussement lent – car il y a tout de même énormément d’événements – sur lequel se développe le film qui semble adopter une sorte de faux-rythme. Le comique, rarement visuel (sauf lorsqu’il naît de l’accoutrement de certains personnages), est d’ailleurs essentiellement porté par le dialogue. L’un d’eux, entre le shérif Bell et son adjoint, résume d’ailleurs la place laissée au rire dans No Country for Old Men et dans l’univers qu’il met en scène :
« Le shérif Bell : « Le motel à Del Rio ? Wendell : Oui, monsieur. Aucun des trois n’avait pas de papiers sur lui. Mais on dit qu’ils sont Mexicains. (…) Le shérif Bell : En tout état de cause, ils sont morts tous les trois de mort naturelle. Wendell : C’est-à-dire, shérif ? Le shérif Bell : Naturelle, eu égard à leurs activités. Wendell : Ah… Oui. Le shérif Bell : Bon sang, Wendell. C’est la guerre totale, je ne trouve pas d’autres mots. Mais qui sont ces gens, tu peux me le dire ? La semaine dernière, on a arrêté un couple en Californie. Ils louaient des chambres à des petits vieux qu’ils tuaient. Ils les enterraient dans le jardin et ils touchaient leur retraite à leur place. Et ils les torturaient avant. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que leur télé était en panne. Et, ça a duré, jusqu’à ce que, je cite : ‘‘Les voisins donnent l’alerte après avoir vu un homme nu prendre la fuite, un collier de chien autour du cou’’. Ça ne s’invente pas une telle histoire ou alors je te défie d’essayer. Tu remarqueras qu’il aura fallu ça aux voisins pour attirer leur attention. Qu’ils creusent des tombes dans le jardin, ça ne les a pas gênés. Wendell est alors pris d’un rire nerveux qu’il peine à réprimer. Le shérif Bell : Vas-y, ris, ça détend. Ça m’arrive aussi quelquefois. Qu’est-ce qu’on peut bien faire d’autre ? » |
Le rire agit donc ici comme une nécessaire source d’oxygène. Notons d’ailleurs que le shérif Bell se montre souvent très drôle par ses propos apparemment détachés. Mais il ne s’agit là que d’un comportement feint car, plus qu’aucun autre personnage, il est profondément ébranlé par les événements qui se déroulent. C’est donc logiquement à lui qu’il revient de définir – et de circonscrire – le rôle du rire dans le film.
Le shérif Bell lisant et commentant les faits divers dans le journal
Il est d’ailleurs évident qu’un rire par trop vif ne cadrerait absolument pas avec l’atmosphère et la tonalité générale de No Country for Old Men. Une place d’autant plus importante est ainsi laissée à l’émotion puisqu’est, en permanence, distillée une sourde mélancolie (jamais aussi forte que dans ce film sauf peut-être dans Barton Fink et The Barber) qui, elle aussi, se nourrit de l’absurde, ne serait-ce qu’avec l’idée d’absence de sens de la vie et de la mort qui s’incarne par le jeu fatal de pile-ou-face d’Anton Chigurh. L’émotion est également très largement au lié au shérif Bell et à son immense nostalgie face au temps qui, inexorablement, passe Nous reviendrons plus loin sur ce point en nous intéressant plus spécifiquement à ce personnage. Mais il faut ici noter que les femmes, qui ne sont certes que des seconds rôles mais nous apparaissent comme de très beaux personnages, participent, elles aussi de cette mélancolie. Celle qui bénéficie du rôle le plus développé est l’épouse de Llewelyn Moss, Carla Jean. Toute en douceur, elle est la seule figure du film porteuse d’une certaine innocence – dans toutes les connotations de ce terme. On ne saurait toutefois la réduire à cette seule caractéristique puisqu’elle montre également très amoureuse de son mari, bien qu’elle n’ignore rien de ses multiples défauts. Ce pur amour – d’ailleurs réciproque – qui se manifeste par une admiration (elle ne cesse de répéter au shérif Bell que son mari ne demande rien à personne et cherche toujours à tout faire par lui-même) et une inquiétude constante contribuent beaucoup à la sympathie que l’on peut éprouver pour Llewelyn Moss. De plus, Carla Jean semble dotée d’une forme de conscience ou d’instinct supérieur qui lui permet, d’une part, de comprendre que son mari est en train de faire une catastrophique erreur en s’opposant à Anton Chigurh (d’où cette demi-trahison qui la pousse à contacter le shérif Bell, pour qu’il protège Moss, qui remarquera alors concernant celui-ci : « Il a besoin d’aide. Même s’il ne le sait pas ») et lui fait sentir, d’autre part, la nature de Chigurh lorsqu’elle est confrontée à celui-ci à la fin du film lui disant : « Dès que je vous ai vu, j’ai compris que vous étiez fou ». Enfin, dans cette séquence qui propose une réintroduction extrêmement tragique d’un personnage secondaire innocent et périphérique à l’histoire – tout comme dans The Big Lebowski où Donny (Steve Buscemi) trouve la mort à la fin du film –, Carla Jean exprime, face à Chigurh, son libre-arbitre (certes inutile) en refusant d’annoncer après que Chigurh a lancé sa pièce. Et ne pas se plier à la volonté du tueur, elle qui, semble-t-il, s’était déjà opposée à sa mère en épousant Llewelyn Moss, donne une force certaine à ce personnage.
Carla Jean et Llewelyn Moss
Quant à Loretta, la femme du shérif Bell, elle n’apparaît que dans deux séquences, l’une située au début du film et la toute dernière. Cela suffit largement à la caractériser et elle représente, elle aussi, une femme très amoureuse (ce qui, là encore, est parfaitement réciproque) et décidée (bien plus que Carla Jean d’ailleurs dont elle ne partage pas, peut-être en raison de son âge, l’innocence). Bell se désole d’ailleurs de l’inquiétude qu’il pourrait, par ses actions, susciter chez son épouse et n’ose lui téléphoner pour lui avouer qu’il compte se rendre à Odessa afin d’y rencontrer Carla Jean Moss (il chargera donc sa secrétaire – Kit Gwyn – de ce délicat coup de téléphone et aura cette réflexion très drôle, portant en elle une culpabilité certaine : « Ne mentez que si c’est absolument nécessaire »). Toujours est-il que l’amour que Carla Jean et Loretta portent à leurs maris respectifs a une évidente vertu humanisante et il contribue un peu plus à opposer Llewelyn Moss et le shérif Bell à Anton Chigurh, solitaire absolu sans origines, ni attaches, hantant et prenant possession d’un monde auquel il n’appartient pas. Aussi ces femmes apportent une dimension de tendresse à l’univers dangereux et mortifère de No Country for Old Men et la place qui leur est réservée s’avère finalement assez importante et tout à fait décisive pour contribuer à faire de ce film une œuvre si riche. Il n’en reste pas moins que le monde ici mis en scène est résolument masculin et ses trois principaux héros sont, tous, à leur manière, caractéristiques des personnages coeniens. Ils permettent donc d’esquisser une certaine typologie de ceux-ci. Ce sera là l’objet de la seconde partie de ce texte.
Loretta Bell (Tess Harper)
Ran
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