No country for old men : Héros (1)
Six ans après The Barber et après deux comédies mineures, No Country for Old Men constitue bien plus qu’une résurrection pour les frères Coen puisqu’il s’agit, à nos yeux, et à tous les niveaux ou presque, de leur œuvre la plus aboutie. Retour en deux parties, quatre textes et dix points (Ouf !) sur ce chef d’œuvre.
No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007)
II] Héros (1/2)
a. Llewelyn Moss
b.Le shérif Bell
Llewelyn Moss (Josh Brolin)
« J’ai été shérif de ce comté à vingt-cinq ans. Difficile à croire. Mon grand-père était shérif, mon père, aussi. Lui et moi, on l’a été en même temps ; lui à Plano et moi ici. Je crois qu’il en était fier. Moi, en tout cas, je l’étais. Dans le temps, il y avait des shérifs qui ne portaient même pas d’armes. Beaucoup de gens ont du mal à le croire. Jim Scarborough n’en a jamais porté. Je parle de Jim, le fils. Gaston Boykins du comté de Comanche, il n’en portait pas lui non plus. J’ai toujours aimé entendre parler des anciens. Quand une occasion se présentait, je ne la ratais jamais. On ne peut pas s’empêcher de se comparer aux anciens. On ne peut pas s’empêcher de se demander comment ils auraient fait de nos jours. J’ai envoyé un garçon à la chaise électrique, il y a des années de ça. Je l’ai arrêté et j’ai témoigné. Il avait tué une gamine de quatorze ans. Dans le journal, ils ont parlé d’un crime passionnel mais il m’a dit qu’il n’y avait rien de passionnel là-dedans. Il m’a dit que, aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait toujours voulu tuer quelqu’un et que si on le relâchait, il remettrait ça. Il savait qu’il irait en Enfer. ‘‘J’y serai dans un quart d’heure’’, il a dit. Je ne sais pas quoi en penser. Vraiment pas. Les crimes qu’on voit de nos jours, c’est dur d’en prendre la mesure. Ce n’est pas que j’ai peur, non. J’ai toujours su qu’il fallait être prêt à mourir pour faire ce métier. Mais je refuse de miser jusqu’à mon dernier jeton. Puis de sortir et de me trouver nez-à-nez avec quelque chose que je ne comprends pas. Il faudrait accepter de jouer son âme. De dire : ‘‘D’accord, j’accepte de faire partie de ce monde’’. » |
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Propos – en voix-off – du shérif Bell (Tommy Lee Jones) en introduction de No Country for Old Men. |
Concernant No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007), il apparaît nécessaire de s’intéresser plus spécifiquement à chacun des trois pivots du film – Llewelyn Moss (Josh Brolin), le shérif Bell (Tommy Lee Jones) et Anton Chigurh (Javier Bardem) – car ils représentent tous une figure particulière du héros coenien. De plus, très différents les uns des autres mais liés sur certains points, ils offrent, à eux trois, presque tous les traits (sauf la bêtise – qu’on retrouve tout de même chez quelques protagonistes secondaires) des personnages généralement mise en scène par le duo d’auteurs.
a.Llewelyn Moss
Llewelyn Moss
Dans No Country for Old Men, Llewelyn Moss occupe une fonction bien définie. Il est, en effet, le héros presque canonique de film noir, genre auquel l’œuvre des frères Coen touche de très près avec ce personnage. En ce sens, il est, quoique doté d’un caractère très différent, le successeur direct du Jerry Lundegaard (William H. Macy) de Fargo (1996) et de l’Ed Crane (Billy Bob Thornton) de The Barber (2001) et, à un degré bien moindre, du duc (Jeff Bridges) de The Big Lebowski (1998). Il ne constitue donc, en aucun cas, une figure nouvelle dans l’univers coenien. On aura d’ailleurs remarqué plus haut que l’éclairage expressionniste, typique de l’esthétique de ce genre, est parfois mobilisé dans les séquences dont Llewelyn Moss est le centre. Logiquement, il est un homme qui cherche sa place (y compris, au sens physique du terme ce qui permet, comme souvent dans les œuvres de nos auteurs, de créer un lien entre film noir et western) et ne la retrouvera pas. Ayant eu une existence très typique (c’est un ancien soudeur et un vétéran du Vietnam) de la classe populaire des Etats-Unis, il a également adopté un mode de vie très caractéristique (il habite une caravane minable dans le désert texan et s’occupe principalement à chasser, boire de la bière et regarder la télévision) d’une certaine Amérique. S’il ne se définit pas prioritairement par rapport aux expériences qui composent son passé et son présent (à l’inverse du shérif Bell), celles-ci le conditionnent tout de même très nettement (au contraire d’Anton Chigurh). Et son rêve – le fameux rêve américain – est de transformer son existence en faisant fortune rapidement. En cela, il est donc directement échappé d’un film noir. La découverte d’une mallette pleine d’argent sur les lieux d’un crime lui donnera les raisons d’espérer en une vie meilleure – ce à quoi il s’accrochera, en faisant preuve de courage, de résistance et même d’imagination, tout au long de l’œuvre – jusqu’à une mort aussi tragique qu’inévitable, qui est l’incarnation du fatum pesant sur tout héros de film noir. Son destin était d’ailleurs scellé dès la séquence l’introduisant puisqu’il ne peut tuer un animal qu’il chassait, ne réussissant qu’à le blesser. Ainsi est-il défini par un échec initial qui annonce celui, infiniment plus grave, de la fin du film.
Llewelyn Moss
On ne saurait toutefois voir en lui un « pauvre type » (ou le « nul » dont parle sa belle-mère – Beth Grant) car il est traité avec une extrême bienveillance, voire une certaine tendresse par les auteurs. Il est ainsi actif (il semble ignorer, au moins autant que Chigurh, la procrastination), doté d’une certaine intelligence (qui est plutôt de l’ordre de l’ingéniosité et qui explique qu’il réussisse, par trois fois, à échapper à la mort) et très sympathique au spectateur notamment parce qu’il tente de rapporter, au début du film, de l’eau à un Mexicain mourant (Eduardo Antonio Garcia) bien qu’il sache pertinemment qu’il s’agit là d’une énorme erreur (« Je sais que c’est une connerie monumentale mais je vais le faire quand même » dit-il à sa femme Carla Jean – Kelly Macdonald). Comme tout héros de film noir, il tente d’agir par lui-même (jusqu’à l’absurde puisque tout le monde sait qu’il a besoin d’aide et que Carson Wells – Woody Harrelson – qui n’y voit là que son propre intérêt, le shérif Bell et surtout sa femme tentent de lui en apporter), c’est-à-dire de prendre en mains (ce qu’il n’a probablement jamais eu véritablement l’occasion de faire au cours de sa vie) sa trajectoire donc de maîtriser le scénario du film – ce qui est, comme la domination de l’espace, un enjeu constant pour le héros coenien comme le montrait parfaitement l’exemple de Tom Reagan (Gabriel Byrne), qui, lui, y parvenait totalement, dans Miller’s Crossing (1990). Mais son échec, nous le savons et le sentons, est inévitable. D’une part, parce que ses plans (c’est-à-dire ses scénarios) sont beaucoup trop simples pour avoir une quelconque chance de réussite et tout particulièrement le dernier d’entre eux consistant à donner l’argent à sa femme (à laquelle il pense constamment et à qui il souhaite assurer un bonheur matériel) et à lui faire prendre l’avion à El Paso. D’autre part, parce qu’il affronte une force, Chigurh donc, dont il ne mesure pas la dangerosité et l’invincibilité. Il se fourvoie donc en croyant combattre d’égal à égal (ce dont tentera d’ailleurs de l’avertir Carson Wells qui lui dit « Vous ne vous rendez pas compte [à qui vous avez à faire] ») et pouvoir tuer Anton Chigurh. Même si la nature de ce dernier est beaucoup plus complexe et assez indéfinissable, il représente pour Moss un animal (infernal, bien sûr). On l’a dit, notre héros entre dans le film en ne faisant que blesser une bête qu’il comptait tuer. Un peu plus loin, il se sauvera, une première fois, en réussissant, cette fois-ci, à abattre un chien qui s’apprêtait à le dévorer. Ensuite, le shérif Bell lors d’une discussion avec Carla Jean Moss aura cette parole prophétique : « Dans un combat entre un homme et un animal, l’issue est toujours incertaine ». Enfin, l’arme de prédilection de Chigurh est un pistolet pneumatique dont la fonction d’origine est de tuer le bétail. Aussi est-il évident que le duel entre les deux personnages oppose un homme à une bête fantastique. Le premier, même s’il réussira également à blesser son ennemi, est condamné à le perdre. Et, bien loin de s’emparer du scénario de No Country for Old Men, il n’y connaîtra qu’une fuite éperdue ne maîtrisant en rien les ressorts – notamment parce qu’ils possèdent cette dimension fantastique – d’une histoire bien trop complexe eu égard à ses qualités, son immanent coup de chance initial s’étant irrémédiablement transformé en une absolue malchance transcendante. Le cours inéluctable de la trajectoire, quels que soient les contretemps qui lui permettent de prolonger un peu plus sa vie, de ce héros très américain ajoute donc à l’amertume certaine que porte en lui le film. Ce sera toutefois essentiellement à travers le personnage du shérif Bell qu’elle s’incarnera (d’autant qu’il l’exprimera, lui, directement).
b.Le shérif Bell
Le shérif Bell (Tommy Lee Jones)
Si Llewelyn Moss est, dans le monde de No Country for Old Men, l’homme qui cherche sa place sans la trouver, le shérif Bell incarne lui celui qui n’est plus, tant temporellement que spatialement, du tout à la sienne. C’est donc sa situation personnelle, même s’il ne joue pas un rôle plus grand que Chigurh ou Moss et qu’il apparaît (physiquement) après ceux-ci, qui donne son titre à l’œuvre. Logiquement, il l’ouvre par des paroles prononcés en voix-off (il est le seul personnage à en disposer et ne l’utilisera qu’à cette unique reprise) et le referme lors d’une discussion avec sa femme Loretta (Tess Harper) dans laquelle il raconte ses rêves ce qui offre une conclusion quelque peu surprenante au film. Avec celui-ci, nous sommes confrontés à un personnage particulièrement complexe. Il est certes, notamment en raison de la profonde nostalgie qui l’anime, tout à fait sympathique au spectateur. On ne peut toutefois nier la teneur réactionnaire de certains de ses propos. Ainsi n’a-t-il, semble-t-il, guère de regrets d’avoir envoyé un jeune homme à la chaise électrique bien qu’il s’interroge encore sur cette rencontre. Dans une conversation assez décalée avec son homologue d’El Paso (Rodger Boyce) – partisan évident d’un ordre moral encore plus strict – après le massacre qui a eu lieu dans cette ville, il attribuera une partie du chaos qui règne désormais au fait que « les gens [ont commencé à ne plus dire] ni bonjour madame, ni bonjour monsieur ». Si l’on ne peut ignorer cette dimension du personnage, on ne saurait toutefois le réduire à ces quelques déclarations. Car, paradoxalement, s’il n’est porteur d’aucune innocence (celle-ci étant réservée à la seule Carla Jean Moss), il possède un évident humanisme qui s’exprime dans ses réactions face aux crimes auxquels il est confronté ou dans l’empathie dont il fait montre à l’égard de Carla Jean. Et là n’est pas la seule ambiguïté de ce curieux personnage. Nul ne doute, à le voir à l’œuvre, qu’il est compétent et intelligent – il bénéficie, il est vrai, de la comparaison avec son adjoint Wendell (Garrett Dillahunt) qui manque cruellement de finesse – mais ne s’avère pas moins totalement inefficace dans son enquête, se rendant chez Llewelyn Moss après Chigurh ou arrivant trop tard à El Paso. Il a pourtant un certain instinct puisqu’il comprend immédiatement que Moss est une victime potentielle plutôt qu’un coupable, sait trouver les bons arguments pour convaincre Carla Jean de lui faire confiance et fait preuve de courage en se rendant seul sur une scène de crime alors que Chigurh rôde encore (ce qu’il ne sait pas mais sent confusément). Par ailleurs, il affiche un détachement face aux crimes les plus sanglants parlant souvent de ceux-ci avec une certaine ironie (sa conversation avec son adjoint – citée dans le texte précédent – le démontrant aisément). Mais celle-ci n’est que feinte et protection nécessaire tant il apparaît, en vérité, d’une rare sensibilité. C’est d’ailleurs celle-ci, qui se serait, en toute hypothèse, développée avec l’âge qui le conduit à renoncer à son métier.
Le shérif Bell
Elle le distingue également nettement de la Marge Gunderson (Frances McDormand) de Fargo, autre sympathique (à l’inverse de tous ceux qui sont présentés dans The Big Lebowski) officier de police et personnage qui, au premier abord, apparaît comme le plus proche de Bell parmi tous ceux l’ayant précédé dans l’œuvre coenienne. Au surplus, ce qui sépare ces deux héros permet de préciser un peu plus la différence entre Fargo et No Country for Old Men qui, nous l’avons déjà noté, ont en partage nombre de caractéristiques (films à centres multiples prenant pour cadre un espace immense) mais apparaissent comme tout à fait opposés dans leur articulation entre tension et humour et leur tonalité. En effet, Marge agit de façon parfaitement professionnelle et se montre bien plus efficace que l’agent Olson (Cliff Rakerd) lorsqu’elle se rend sur les lieux de la tuerie commise par Gaear Grimsrud (Peter Stormare). Confronté à un carnage comparable, Bell adopte une attitude similaire et, on l’a déjà remarqué, entretient le même rapport à Wendell (véritable double d’Olson) que celui de Marge à son subordonné direct. Mais alors que la jeune femme, enceinte, n’apparaît guère troublée par la scène qu’elle découvre (son vomissement, elle prend bien soin de le préciser, n’est lié qu’à sa grossesse), Bell est, lui, absolument bouleversé même s’il n’en laisse initialement rien paraître. Il avouera toutefois, un peu plus tard, à Wendell qu’il a été « impressionné » par ce qui lui a été donné de voir. Ces deux réactions antagonistes illustrent le fossé entre Fargo et No Country for Old Men, le traitement de deux situations identiques étant empreint d’une totale légèreté dans le premier cas et d’une véritable gravité dans le second. On verra sans peine dans cette différence profonde le signe d’une évolution radicale du cinéma coenien qui perd en insouciance ce qu’il gagne en densité. Par ailleurs, l’autre opposition de taille entre Marge Gunderson et le shérif Bell réside dans le fait que la première, sans toutefois avoir évité que le bain de sang ne se prolonge, réussit à résoudre son affaire quand le second en est structurellement incapable. C’est que la première finit par dominer l’espace du film quand Bell en est réduit à abandonner ses fonctions et à ne plus occuper qu’une position périphérique par rapport à celui-ci, la maîtrise du monde de No Country for Old Men étant toute dévolue à Anton Chigurh.
Le shérif Bell
Ainsi ce personnage est-il ambivalent et complexe au point, lors d’une conversation avec sa secrétaire (Kit Gwyn), de rappeler que sa tâche lui incombe un devoir de « vérité et [de] justice » qu’il aurait parfois tendance à oublier et sa véritable morale n’est, in fine, guère plus facile à préciser que celle d’Anton Chigurh – bien qu’elle soit sans doute aucun plus « humaine ». A l’inverse, sa trajectoire est claire et l’emmène vers le retrait d’un univers qu’il a échoué à faire totalement sien (ce que ses derniers mots prononcés en introduction annoncent : « Il faudrait accepter de jouer son âme. De dire : ‘‘D’accord, j’accepte de faire partie de ce monde’’. »). Pourtant, il aime – plus que de raison peut-être – ce pays et était très fier d’en devenir le représentant attitré de la loi et de l’ordre, prenant la succession de son grand-père et de son père. Totalement opposé à un Anton Chigurh sorti de nulle part, il est défini et hanté par ses racines et comme prisonnier d’un passé mythifié qui ne semble n’être qu’un de ses fantasmes – ce qui indique bien qu’il figure un conservateur dans tous les sens du terme. Pourtant, la mort précoce de son père et la balle qui a laissé l’ancien adjoint de son grand-père, le vieil Ellis (Barry Corbin), paraplégique (qui, incarnant alors une sorte de conscience pour le shérif, lui fera d’ailleurs remarquer que « ce pays est [depuis toujours] dur ») auraient dû lui prouver que son espace n’a jamais été complètement territorialisé et qu’un ordre social « acceptable » n’a pu s’y imposer. Mais cela ne suffit pas à faire renoncer le shérif Bell à évoquer – il en parlera encore lors de sa conversation finale avec sa femme – le souvenir d’une « grande époque » qui serait désormais morte. Son échec (qui signe son inutilité) en est donc d’autant plus douloureux mais il ne fait que se leurrer en l’imputant à des temps qui auraient changé (avec des crimes d’un genre nouveau) quand sa seule cause véritable, au-delà de l’arrivée de ce fantastique ange diabolique qu’est Anton Chigurh, est son inexorable vieillissement. Il doit ainsi se résoudre à en tirer toutes les conséquences ce qui ne saurait être assimilé à une quelconque lâcheté (quand bien même, on peut être quelque peu inquiet si le seul homme appelé à le remplacer devait être son adjoint Wendell) puisque cette décision s’inscrit dans l’ordre naturel des choses, bien que Bell ne l’admette pas aussi nettement, le vieil homme devant inéluctablement céder sa place. Il n’en reste pas moins que celle-ci – et le personnage dans son ensemble – est porteuse d’une immense amertume, sentiment qui ne manque pas de gagner le spectateur à l’issue de No Country for Old Men.
Dans cette logique, on relèvera un double paradoxe s’attachant à ce personnage. D’une part, ancré dans le passé, il tend pourtant à casser ou inverser les codes du western qu’il soit ou non crépusculaire (ce qui est tout à fait représentatif du travail du duo d’auteurs). Ainsi le changement de monde qu’il semble entrevoir – dont il importe peu à ce niveau qu’il soit réel – impose une mise en retrait de la loi et de l’ordre, chantée par ce genre, sur le territoire américain puisque c’est à l’homme qui incarne ce concept de s’effacer. Sa vision de l’évolution du monde et sa nostalgie du passé traduiraient donc un retour à des temps plus anciens, marqués par une violence non maîtrisée par une justice impuissante (à propos de la première scène de crime, Wendell aura d’ailleurs cette curieuse remarque : « Là, c’est des exécutions. Là-bas, c’est du western »…). En outre, il évoque, contre toutes les traditions du western, une époque reculée lors de laquelle les armes n’auraient pas été si nécessaires que cela – et ce bien que la situation d’Ellis montre que la véracité de cette proposition est, pour le moins, sujette à caution – au point que beaucoup des grands « anciens » n’en portaient même pas. D’autre part, alors que leur cinéma a toujours tourné vers le passé et qu’ils ont conscience que l’âge d’or américain les a précédés (une « grande époque » comparable à celle dont parle Bell), les frères Coen proposent avec le shérif Bell le premier exemple d’un personnage enfermé dans la nostalgie d’un monde enfui. Certes, dans The Big Lebowski, Walter Sobchak (John Goodman) qui ne cesse de parler de la guerre du Vietnam qui l’a plus que durablement marqué – et avoue même vivre dans le passé des trois millénaires de traditions d’une religion juive à laquelle il s’est converti – est, lui aussi, esclave d’un temps frappé d’obsolescence. Mais la nature fondamentalement comique du personnage interdit de reconnaître en lui un véritable précurseur du shérif Bell. De même, dans Intolérable cruauté (2003) un très vieil avocat (Tom Aldredge) – qui fournissait le prétexte d’un gag moyennement efficace car bien trop appuyé – vivait reclus, étant ainsi physiquement exclu du monde « réel », au fin fond du cabinet dans lequel travaillait le héros, Miles Massey (George Clooney) auquel il fournissait la vision d’un épouvantable mais possible futur. Mais ce personnage était traité avec bien trop de légereté pour qu’on puisse le comparer à Bell. Par ailleurs, Barton Fink (1991) et The Barber dégageaient déjà un puissant charme mélancolique lié aux héros. Mais, dans le premier cas, la nostalgie de Barton (John Turturro) n’avait aucune déclinaison temporelle et était entièrement spatiale puisque cette homme encore très jeune était orphelin de sa vie new-yorkaise qu’il avait quitté pour un exil – plus forcé que doré – à Hollywood. Quand à Ed Crane, « l’homme qui n’était pas là » selon le titre original de The Barber, il connaissait comme Barton Fink (et Bell) des difficultés d’ordre spatial mais son destin était celui d’un héros de film noir – genre auquel l’œuvre rendait hommage – et il souffrait, ce qui était à l’origine de sa triste aventure, de ne pas avoir eu de vie. Infiniment plus proche de Llewelyn Moss que du shérif Bell, ses problèmes n’étaient pas (ou peu car il voyait tout de même sa vie lui échapper) liés au temps qui passe et il n’était nullement nostalgique d’un âge révolu.
Le shérif Bell
Aussi, bien qu’il emprunte quelques-unes de ces caractéristiques à des personnages qui l’ont précédé, Bell est-il le prototype – le plus achevé, à ce jour – d’un nouveau héros coenien. L’homme du passé est donc un étonnant facteur de renouvellement pour le cinéma de nos auteurs et ce d’autant plus qu’il aura des successeurs. Ainsi, même si cela est traité sur un mode délibérément comique, les principaux personnages de Burn After Reading (2008) sont-il tous plus ou moins des orphelins de la guerre froide (c’est-à-dire d’un monde qui, géopolitiquement, n’existe plus – ce qui lie à nouveau temps et espace). Quant à Larry Gopnick (Michael Stuhlbarg), dans A Serious Man (2009), après avoir cherché la Vérité dans la science, il va se réfugier dans la tradition juive pour tenter de trouver une solution à ses très nombreux problèmes ce qui se soldera par un échec absolu. Enfin, dans le très récent True Grit (2010), le vieux marshall Rooster Cogburn (Jeff Bridges), bien différent du shérif Bell mais qui prend un grand plaisir à conter sa vie bien remplie, est, dans la plus parfaite tradition du western, un personnage d’un monde en train de s’effacer et il finira sa vie à rejouer la légende de l’Ouest dans un petit cirque. De manière plus surprenante – mais, à notre sens, absolument nécessaire au vu de sa volonté vengeresse –, l’héroïne, la toute jeune Mattie Ross (Hailee Steinfeld), débordante de vitalité tout au long du film, nous sera montrée (elle est alors incarnée par Elizabeth Marvel) bien plus âgée dans les ultimes séquences de l’œuvre. Prenant alors (comme au début) la parole en voix-off, on apprendra que c’est une triste vieille fille, amputée d’un bras, dont l’unique aventure aura été celle racontée par le film et dont le seul espoir, déçu, tout au long de la suite de son existence aura été de revoir ses compagnons d’équipée d’alors, Rooster Cogburn et LaBoeuf (Matt Damon) au lieu de quoi elle devra se contenter de venir fleurir la tombe du premier. Conservatrice (elle cite souvent la Bible) comme Bell, elle aura cette conclusion désabusée que n’aurait sans doute pas renié notre héros : « Le temps nous file entre les doigts ».
Le shérif Bell
Aussi veut-on croire qu’avec No Country for Old Men et ce marqueur qu’est le shérif Bell, figure de l’impuissance et de la passivité puisque dépassé par des événements qu’il ne fait (à l’inverse de Moss et de Chigurh) que subir et personnage habité par une nostalgie sans limites, le cinéma des frères Coen connaît un tournant assez radical partiellement annoncé par The Barber. Après des débuts plus que prometteurs (Sang pour Sang en 1984 ; Arizona Junior en 1987) et deux chefs d’œuvre (Miller’s Crossing ; Barton Fink) qui avaient posé les pierres de touche de leur univers, ils s’étaient, avec grand bonheur, tourné vers un cinéma qui laissait la part belle à l’humour (Le Grand Saut en 1994 ; Fargo ; The Big Lebowski ; O’Brother en 2000). Mais, après deux comédies relativement médiocres eu égard à leur talent (Intolérable Cruauté ; Ladykillers en 2004), c’est en se tournant vers plus de gravité, voire de profondeur et de noirceur, qu’ils trouvent de nouvelles thématiques et surtout une nouvelle voie – plus que fructueuse – et ce bien que leur fibre comique resurgisse régulièrement (ne serait-ce que dans ce No Country for Old Men) et qu’ils soient toujours capables de réaliser une très efficace farce (Burn After Reading – qui reste tout de même la moins ambitieuse de leurs œuvres récentes même si l’on ne cesse de rire et que la qualité du découpage force l’admiration). No Country for Old Men est donc le film d’une certaine maturité qui, de façon cohérente, se teinte d’amertume car la jeunesse des auteurs est désormais irrémédiablement derrière eux. Pourtant, des trois héros, ce n’est sans doute pas le shérif Bell qui impressionne le plus le spectateur mais bien l’étrange Anton Chigurh. Celui-ci s’inscrit, lui, dans une longue double filiation de personnages coeniens, celle de ceux qui dominent l’espace du film et celle des diables. Dans les deux cas, il est le plus abouti d’entre eux.
Anton Chigurh (Javier Bardem)
Ran
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