No country for old men : Héros (2)
Six ans après The Barber et après deux comédies mineures, No Country for Old Men constitue bien plus qu’une résurrection pour les frères Coen puisqu’il s’agit, à nos yeux, et à tous les niveaux ou presque, de leur œuvre la plus aboutie. Retour en deux parties, quatre textes et dix points (Ouf !) sur ce chef d’œuvre.
No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007)
II] Héros (2/2)
Sommaire actif :
a.Anton Chigurh
b.Conclusion
a.Anton Chigurh
Anton Chigurh (Javier Bardem)
Bien que l’on entende d’abord, en voix-off, le shérif Bell (Tommy Lee Jones), le premier des trois héros de No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007) qui apparaît à l’écran est Anton Chigurh (Javier Bardem) lors d’une arrestation qui ne s’avèrera pour lui qu’une très provisoire perte de temps et lui fournira l’occasion de donner, pour la première fois dans le film et dans des circonstances particulièrement horribles, la mort, la victime étant le policier (Zach Hopkins) qui lui avait passé les menottes. Auparavant, de superbes images, auxquels les propos du shérif Bell – quoique prononcés sans excitation particulière – offraient un certain contrepoint, d’un paisible désert texan, auront donné l’impression d’un calme trompeur précédant l’inéluctable tempête. Celle-ci est d’ailleurs annoncée par les mots du shérif Bell alors que les images, rejoignant alors les paroles, auront donc amené jusqu’à Anton Chigurh. En effet, lorsque Bell évoque « les crimes qu’on voit de nos jours », on découvre Chigurh et quand il précise que ceux-ci sont désormais particulièrement horribles, apparaît le pistolet pneumatique du psychopathe. Aussi est-il, d’emblée, défini comme un tueur peu orthodoxe. Tenu par les cheveux par le policier – ce qui permet de montrer sa coupe si particulière –, il se nimbe donc, dès les premiers instants de l’œuvre, d’étrangeté. Toutefois son aura fantastique ne se développera que progressivement.
Anton Chigurh arrêté par un policier (Zach Hopkins)
Deux éléments vont le resituer dans une longue filiation de héros coeniens. Tout d’abord, alors que Llewelyn Moss (Josh Brolin) figurait l’homme qui n’avait pas trouvé sa place et que le shérif Bell était celui qui l’avait perdue, Anton Chigurh est, lui, parfaitement à la sienne. Il va, en effet, totalement s’emparer de l’espace du film, ses opposants étant promis soit à la mort, soit à l’exclusion de celui-ci. Aussi cette dimension constitutive du personnage, si décisive dans le cinéma coenien, le rapproche-t-il du Tom Reagan (Gabriel Byrne) de Miller’s Crossing (1990), de la Marge Gunderson de Fargo (1996) et, d’une certaine façon, du duc (Jeff Bridges) de The Big Lebowski (1998), personnage qui était présenté par le narrateur (Sam Elliott) comme étant en adéquation complète avec son espace. Néanmoins son pouvoir spatial est nettement plus abouti et ne semble connaître nulle limite. Il retrouve ainsi une première fois Llewelyn Moss sans que l’on ne sache exactement comment et peut, dans la suite de ses recherches, allègrement se passer du transpondeur quand son adversaire s’est débarrassé de cet encombrant objet. De même, ce qui ne manque pas de provoquer un effet, parfaitement glacial, de surprise c’est lui qui retrouve un Carson Wells (Woody Harrelson) lancé à ses trousses, son entrée dans le plan se faisant alors de manière presque surnaturelle, Anton Chigurh semblant surgir de l’ombre. A cet instant, les frères Coen (qui, on l’a noté, usent également, à d’autres moments, d’éclairages expressionnistes qui, eux, évoquent plus directement le film noir) mobilisent toute une esthétique, largement inventée par Friedrich Wilhelm Murnau dans son Nosferatu, une symphonie de l’horreur (1922), empruntée au cinéma d’horreur. Aussi Anton Chigurh vampirise-t-il complètement l’espace (auquel il était pourtant probablement étranger à l’origine), la domination qu’il possède sur celui-ci étant de nature maléfique et surtout fantastique. Ensuite, et dans cette même logique qui rejoint celles de l’étrange et de l’absurde sur lesquelles nous nous sommes déjà attardés précedemment, il est donc une figure du diable (ou de la mort) incarné. Ce personnage n’est pas nouveau dans l’univers coenien puisque Chigurh a connu, au moins, quatre prédécesseurs : le motard Leonard Smalls (Randall ‘‘Tex’’ Cobb) tout droit sorti d’un cauchemar de H.I. McDunnough (Nicolas Cage) dans Arizona Junior (1987), le gangster Eddie le Danois (J. E. Freeman) dans Miller’s Crossing, Charles Meadows (John Goodman) dans Barton Fink (1991) et Gaear Grimsrud (Peter Stormare) dans Fargo. On remarquera toutefois qu’Anton Chigurh est le plus travaillé d’entre eux et le seul à être élevé au rang de personnage principal. Il est également le dernier en date puisque, exception faite de Treitle Groshkover (Fyvush Finkel), le « dybbuk », du prologue d’A Serious Man (2009), ni ce film, ni Burn After Reading (2008), ni True Grit (2010) – dans lequel le « méchant », Tom Chaney (Josh Brolin), est bien loin d’avoir une quelconque dimension fantastique – ne proposent un nouveau diable. En outre, Leonard Smalls était un pur personnage de comédie, Eddie le Danois conservait un certain caractère humoristique alors que Gaear Grimsrud figurait un quasi-débile mental. Quoique parfois très inquiétants (notamment Eddie le Danois) et/ou véritablement dangereux (en particulier Gaear Grimsrud), ils prêtaient tout de même plutôt à rire. Aussi le seul personnage qui annonce véritablement Anton Chigurh est-il, du moins dans les derniers moments de Barton Fink lorsque sa vraie nature nous est révélée, Charles Meadows. De la même façon qu’Anton Chigurh, il s’empare de l’espace – en l’occurrence celui de l’hôtel Earle en proie aux flammes. Mais, le film dans lequel il prend place – qui est, ce qui n’est nullement un hasard, le plus étrange des frères Coen avec ce No Country for Old Men – étant centré sur le seul Barton Fink (John Turturro), il marque tout de même moins (bien qu’il ne manque pas de l’interroger) le spectateur qu’Anton Chigurh. Aussi notre héros, quoique personnage récurrent du cinéma coenien, impose que l’on s’arrête quelque peu sur lui.
Carson Wells (Woody Harrelson) et Anton Chigurh
La nature de cet « électron libre » – comme le qualifie l’homme d’affaires (Stephen Root) qui engage Carson Wells – pose en effet moult questions. Auxquelles il est souvent difficile d’apporter des réponses tranchées. On peut certes remarquer que certaines de ses caractéristiques sont clairement définies. Il apparaît ainsi soigneux, méticuleux à l’extrême, d’une totale précision puisqu’il ne laisse guère de place au hasard (sauf lorsqu’il remet la vie des autres entre les mains de celui-ci en les faisant jouer à pile-ou-face), logique dans sa manière d’organiser ses recherches, d’une redoutable efficacité, d’un sang froid à toute épreuve et, enfin, d’une extraordinaire résistance physique – toutes qualités nécessaires à son activité de tueur mais qui tranchent avec le reste de son comportement puisqu’elles le « normalisent ». Bien qu’il semble absolument invincible, on peut également déceler quelques limites à son « pouvoir ». Il ne cesse ainsi, comme Llewelyn Moss, d’être blessé physiquement (à la jambe puis au bras). Ces stigmates physiques contribuent également à l’ancrer dans le monde réel et son corps que l’on verra nu – à l’issue d’un bain sanglant dans une scène qui en rappelle une similaire de The Big Lebowski mais marque également la différence de ton entre les deux films – montre qu’il n’est pas, ou pas seulement, une idée incarnée. En outre, à l’inverse d’un Tom Reagan, il échoue partiellement à régler le scénario du film. En effet, Llewelyn Moss ne viendra pas lui remettre l’argent (qui finit on ne sait entre quelles mains ; peut-être les siennes). Cela motivera d’ailleurs, même s’il lui offrira, in fine, une chance qu’elle se refusera à saisir, sa décision de tuer l’épouse de celui-ci, Carla Jean (Kelly Macdonald).
Anton Chigurh
Au-delà, toutes les possibilités existent et sont, subrepticement, évoquées quant à la réelle nature de Chigurh. Plusieurs personnages le définissent ainsi comme fou et expliquent ses actes par une pathologie non complètement identifiée mais humaine. Ainsi, lors de conversations avec Chigurh, Carson Wells puis Carla Jean Moss parleront de sa folie. On remarquera qu’on retrouve là le redoublement d’une interrogation quant à la nature d’un personnage insondable à travers deux voix très différentes. Les frères Coen avaient déjà utilisé ce procédé dans The Barber (2001) lorsque « Big Dave » Brewster (James Gandolfini) puis Frank Raffo (Michael Badalucco) demandaient successivement à Ed Crane (Billy Bob Thornton) : « Mais quelle espèce d’homme es-tu ? ». Comme pour le héros de The Barber, spectateurs et personnages secondaires (qui se font les porte-paroles des premiers) de No Country for Old Men ne cessent de se poser cette même question, certes formulée un peu différemment, à propos d’Anton Chigurh. Quant au shérif Bell, il parle d’abord de Chigurh, avec Carla Jean, comme d’un animal puis, avec son homologue d’El Paso (Rodger Boyce) comme d’un fantôme. Enfin, discutant avec le comptable (Trent Moore), totalement effrayé, de l’homme qui a engagé Carson Wells, Chigurh lui-même se comparera à un outil. Aussi quatre hypothèses se font-elles jour sur l’état de notre personnage que l’on présentera par ordre croissant d’étrangeté : un homme seulement frappé d’une pathologie ; une bête soit une force naturelle mais non humaine ; un objet donc une force non naturelle, mécanique et fonctionnelle ; un fantôme c’est-à-dire une force fantastique. On se gardera, comme l’œuvre prend bien soin de ne pas le faire, de complètement trancher entre celles-ci, chaque spectateur étant libre de retenir la possibilité qui le séduit (ou le rassure) le plus. On avouera toutefois une nette préférence pour la dernière d’entre elles, Anton Chigurh nous apparaissant comme un personnage non séculier à l’exact opposé de Llewelyn Moss et surtout du shérif Bell (dont on a remarqué à quel point il était surdéterminé par son inscription dans le temps humain – bien qu’il tende à transformer le passé en légende). Dans de telles conditions, ceux-ci n’ont donc aucune chance de vaincre Chigurh.
Le gérant d’une station-service (Gene Jones) et Anton Chigurh
Il faut encore revenir sur l’étonnante « éthique » de ce personnage. Non totalement dénué d’humour (contrairement à ce qu’affirme à son propos Carson Wells à Llewelyn Moss) comme le montrent ses remarques pince-sans-rire concernant la pièce (« La mettez pas dans votre poche ! Pas dans votre poche, c’est votre porte-bonheur. (…) Surtout pas dans votre poche, sinon elle se mélangerait aux autres. Ce ne serait plus qu’une pièce de monnaie… Ce qu’elle est ! ») qu’il a lancée et qui vient de permettre au gérant d’une station-essence (Gene Jones) de sauver sa vie, il semble surtout animé de certitudes qui le poussent notamment à répéter de nombreuses fois la même phrase (« Vous avez épousé la maison » au même personnage ; « Annoncez » à une Carla Jean qui refusera obstinément). Outre cette manifestation répétée de psittacisme, s’il ne perd jamais son calme, tout contretemps qui lui est imposé se solde inéluctablement par le décès de celui qui en à l’origine (le policier, Carson Wells, l’homme qui a engagé ce dernier, Llewelyn Moss). Ainsi régit-il, dans le sang, ce monde qu’il domine selon des règles qui lui sont propres et il lui arrive de tuer quelqu’un qui ne lui a causé aucun tort, soit par nécessité (le fermier – Richard Jackson – à qui il vole sa voiture pour se rendre à El Paso), soit par une sorte de jeu fatal. Pourtant, dans les premiers cas, sa motivation n’est pas évidente et s’il veut récupérer l’argent, il paraît peu probable que celui-ci ne change radicalement sa vie. D’ailleurs, il annonce, jouant cartes sur table, à Moss qu’il le tuera quoiqu’il arrive et ce y compris si celui-ci lui remet la précieuse mallette. De même, il ira retrouver la femme de celui-ci pour la tuer quand bien même il sait pertinemment que celle-ci ne possède pas l’argent. Dans le dernier cas, il ne semble prendre aucun plaisir (en tout cas, celui-ci ne connaît aucune manifestation extérieure) à faire jouer leurs vies à des êtres qu’il ne connaît nullement. Dans une logique qui transcende le bien et le mal, il est une mort incarnée, ultraviolente mais pas vraiment barbare (il ne fait pas souffrir, sauf si cela s’avère indispensable, ses victimes avant de les tuer et il n’a rien à voir avec les tueurs sadiques évoqués par Bell lors d’une conversation avec Wendell – Garrett Dillahunt), qui vient prendre des vies à des hommes dont l’heure dernière a sonné (d’où cette remarque faite à Carson Wells peu avant de le fusiller : « Tu devrais accepter ta situation, ça aurait un peu plus de dignité ») et à qui il accorde, pour certains, une ultime chance. Aussi cette mort joueuse rappelle-t-elle quelque peu celle (Bengt Ekerot) mise en scène par Ingmar Bergman dans Le Septième Sceau (1957), la faux ayant été remplacée par le pistolet pneumatique.
Un fermier (Richard Jackson) et Anton Chigurh
En fonction de tous ces éléments, cet être impavide, pas tout à fait mutique mais parlant tout de même assez peu, apparaît-il parfaitement insondable comme l’étaient déjà, quoique de manières sensiblement différentes, Tom Reagan ou Ed Crane. D’ailleurs, de même que le spectateur ne cessait de se demander ce qui se passait sous le chapeau du héros de Miller’s Crossing, il ne peut que s’interroger sur les pensées que recouvrent l’improbable coupe de cheveux d’Anton Chigurh. La sempiternelle question des motivations d’un héros coenien se pose donc encore avec ce personnage. Et comme pour Tom Reagan ou Ed Crane, on ne saurait alors éprouver la moindre empathie pour Chigurh. Cependant, si dans son cas, avoir de la sympathie à son égard semble également très difficile, le spectateur, malgré ses nombreux crimes (il est d’ailleurs impossible de savoir combien il en a commis durant le film), ne saurait non plus le détester et, on l’a déjà noté, le personnage est doté d’un très grand charisme et crée même une certaine fascination. C’est d’ailleurs, et l’on en terminera ainsi avec Anton Chigurh, la question du rapport au Mal dans l’œuvre coenienne qui se pose avec ce héros. Il est, en effet, « anormal » comme de très nombreux personnages de l’univers des auteurs et cette caractéristique qu’ont tous ceux-ci en partage rend celui-ci, à nos yeux, extrêmement rassurant. Il n’en reste pas moins que l’étrangeté de son comportement crée une différence de degré, sinon de nature, entre lui et ses pairs et nul n’aimerait vivre dans le monde dans lequel rôde ce parfait « tueur psychotique » (pour reprendre l’expression utilisée par Carson Wells) qu’est Anton Chigurh – mais qui aimerait vraiment avoir le Walter Sobchak (John Goodman) de The Big Lebowski comme meilleur ami ? Est-il donc un « salopard » comme le disent Wendell puis Moss ? Ce substantif semble inadapté et, en général, ni les différents diables, ni les méchants (ainsi Tom Chaney est-il finalement presque touchant dans True Grit) ne le sont véritablement dans l’œuvre des frères Coen, ce rôle étant plutôt dévolu aux représentants d’un certain ordre social (Wade Gustafson – Harve Presnell – dans Fargo ; Jeff Lebowski – David Huddleston – dans The Big Lebowski). Aussi Anton Chigurh, Mal incarné quoique diffus (nouveau paradoxe), pose-t-il, mais pour des raisons différentes quoique connexes, la question de la relativité de la Justice. Et il invite à s’interroger sur la sentence (de l’ordre de la loi) et le châtiment (de nature morale) qui pourraient être applicables ou souhaitables pour un tel personnage. Sauf à être stupidement réactionnaire (ou, plus exactement, extrêmement stupide et totalement réactionnaire), cette question n’appelle aucune réponse simple – ce qui est le propre de toute œuvre importante. Notons d’ailleurs que les auteurs reviendront et approfondiront leur réflexion, selon une logique que nous jugeons profondément langienne, sur le Mal et la Justice, à travers la mise en jeu de la thématique de la vengeance dans leur dernier opus, True Grit.
b.Conclusion
Llewelyn Moss (Josh Brolin)
Pour le shérif Bell et tout ce qu’il représente, le film s’achève par un échec total. Ce qui vole en éclats à l’issue de No Country for Old Men, c’est le rêve, illustré par le western classique, d’imposer la loi et l’ordre sur l’ensemble de l’immense espace américain mais aussi celui de le rendre à jamais inviolable. La prise de contrôle opérée par Anton Chigurh tout au long de l’œuvre signe la fin de cet absurde espoir. On remarquera encore que ce héros porte un nom aux consonances non américaines (même si celles-ci sont, volontairement, trop floues pour qu’on puisse lui assigner un pays d’origine probable). Ainsi est-il, aussi, l’incarnation subliminale d’un fantasme : celui d’un « corps étranger » venu corrompre les Etats-Unis. On retrouve l’idée mise en scène, concernant l’Allemagne, par Friedrich Wilhelm Murnau avec le vampire (Max Schreck) de Nosferatu, une symphonie de l’horreur. De même que l’on pouvait alors y voir une représentation des idées nauséabondes de l’Allemagne de Weimar qui, un peu plus d’une décennie après le film, allait s’abandonner au nazisme[1], reconnaître en Chigurh une manifestation des peurs de l’Amérique contemporaine ne saurait être une hypothèse à exclure. Cela ne signifie en rien que No Country for Old Men – non plus que le chef d’œuvre de Murnau – soit un film réactionnaire. Au contraire, dans un cas comme dans l’autre, la terreur que font régner Nosferatu et Chigurh, de nature fantastique et située « par delà le bien et le mal »[2] – car il y a dimension nietzschéenne certaine dans ce héros coenien, qui annihile et n’est pourtant le double de nul autre personnage – est proposée comme une donnée. Chercher à la vaincre est ainsi totalement inutile et l’on se doit d’accepter cette présence. Aussi No Country for Old Men peut-il également être considéré comme un très intelligent film post-11 septembre. On retrouvera d’ailleurs cette dimension, exprimée de manière beaucoup plus comique et bien moins complexe, dans l’opus suivant des frères Coen, Burn After Reading notamment au travers de l’affolante paranoïa du personnage d’Harry Pfarrer (George Clooney).
Anton Chigurh
Ainsi No Country for Old Men indique-t-il, de façon fort bienvenue, que les mythes des Etats-Unis (et notamment le fameux « rêve américain » de s’élever dans la société) ne sont plus guère opératoires dans le monde actuel. Il rappelle même, en se référant très directement au film noir et au western crépusculaire que ceux-ci n’ont sans doute jamais vraiment existé ou qu’ils ont, à tout le moins, toujours connu de sérieuse limites. Aussi le ton du film se fait-il, avec celui employé par le shérif Bell, amer et quelque peu désabusé. Il serait pourtant excessif de le juger désespéré. Ainsi les trois héros, très différents mais tous traités avec une certaine bienveillance (malgré leurs lourds et évidents défauts), ce qui est l’une des très profondes marques de fabrique du cinéma des frères Coen (qu’ils oublieront d’ailleurs partiellement dans Burn After Reading d’où certaines de nos réserves concernant ce film), appartiennent-ils à des mondes, on l’a remarqué, qui s’opposent clairement. Cependant, certains points les rapprochent indiquant qu’une réunion est encore possible, sinon souhaitable. S’ils ne se croisent guère pendant les deux heures de No Country for Old Men (et ne sont jamais réunis dans un même plan), ils adoptent parfois des comportements similaires. Ainsi, Bell puis Chigurh, visitant la maison d’un Llewelyn Moss s’assoiront tour à tour dans le canapé (comme l’avait fait précédemment le locataire des lieux) et leur image se reflètera dans le poste de télévision éteint. On a également noté qu’ils avaient, tous les trois, tendance à inspecter avec le plus grand soin les lieux qu’ils découvraient. Plus fondamentalement, dans cet univers de l’espace et de l’objet-roi, ils apparaissent tous martyrisés – bien qu’aucun ne compose une figure christique – physiquement. Ainsi Moss sera-t-il grièvement blessé avant de n’être plus qu’un cadavre de même que Chigurh subira de graves dommages remettant en cause son intégrité physique. Quant à Bell, s’il a toujours échappé aux balles et aux accidents durant sa longue carrière, il a été marqué par le temps et, dans les dernières séquences notamment lors de ses discussions avec Ellis (Barry Corbin) puis sa femme Loretta (Tess Harper), seront longuement filmées – détaillées presque – les rides qui ornent son visage. Il reconnaît d’ailleurs avoir vieilli d’où sa décision de se mettre en retrait du monde. Ainsi quelques liens existent-ils tout de même entre nos trois héros. S’ils se manifestent prioritairement par le corps, ils ont aussi une implication morale car tous sont, sans que l’on puisse toujours préciser de quoi exactement, des coupables et l’innocence (à la seule exception de la figure de Carla Jean Moss) n’existe pas ce qui est là une idée chère à deux des maîtres des frères Coen, Alfred Hitchcock et Fritz Lang. D’ailleurs, selon que l’on considère qu’elle se situe dans la filiation directe de l’un plutôt que l’autre, le poids du christianisme qui lui est liée diffère ; nous opterons, personnellement, pour un rapprochement plus grand avec le point de vue de l’auteur de M, Le Maudit (1931) – ce qui tend à minorer la valeur chrétienne attachée à cette universelle culpabilité. Au-delà, les « morales » évoquées au cours de No Country for Old Men sont toutes insatisfaisantes et souffrent d’incomplétude. Aussi le shérif Bell, auquel on pardonnera aisément la nature conservatrice de certains de ses propos (car, à défaut d’être un parfait humaniste, il est parfaitement humain – trop humain, comme Llewelyn Moss d’ailleurs, serait-on tenté d’écrire, si l’on souhaite pour le caractériser, lui aussi, faire référence à une autre œuvre de Friedrich Nietzsche[3]), ne saurait être considéré comme le porte-parole des auteurs.
Anton Chigurh
On s’arrêtera ici sur No Country for Old Men qui est donc bien, à nos yeux, un chef d’œuvre aux mille-et-une facettes empruntant à de nombreux genres (western, film noir, cinéma fantastique, suspense hitchcockien tout en intégrant, avec parcimonie, quelques touches de comédie) en les transcendant tous et qui opère une sorte de synthèse de l’œuvre de ses auteurs. Il s’avère, en tout cas, aussi trouble que ses personnages et est, dans sa réalisation, aussi minutieux que les actions de ces derniers. Aussi installe-t-il définitivement les frères Coen parmi les très grands de l’histoire du cinéma et leur permet, pour tout dire et compte tenu de leurs films précédents et suivants, de dominer leur génération.
Le shérif Bell (Tommy Lee Jones) à la fin de No Country for Old Men
Ran
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