Renoir et La Grande Illusion
Aujourd'hui Bribes et fragments s'attarde sur la pertinence d'une oeuvre malgré le temps qui passe. L'élection présidentielle 2012 est l'occasion de constater que La Grande Illusion est toujours d'actualité. Ça marche beaucoup moins bien avec La Soupe aux choux et les élections législatives.
La Grande Illusion (1937)
Renoir et La Grande Illusion : l’individu vers le multiple, une étape – Il est curieux de redécouvrir, comme ce fût mon cas, La Grande Illusion au surlendemain d’une élection présidentielle qui vit l’éjection du sortant. Celui-ci, visiblement peu satisfait des résultats du premier tour, développa un discours assez surprenant dans le sprint final. N’eussent été ses relents nauséabonds, j’aurais pu trouver matière à rire franchement. Il y fût surtout question de frontière et aboutit1 à un éloge délirant du cadastre, érigé en valeur cardinale. De frontière, il en est également beaucoup question dans La Grande Illusion et elle peut permettre l’interprétation, forcément hasardeuse, d’un titre extraordinairement polysémique. Par le biais d’un ingénieur (Gaston Modot), le fameux cadastre fait aussi une courte apparition et donne lieu à cette réplique de Maréchal (Jean Gabin) : « Qu’est-ce que c’est, le cadastre ? » ; question qui restera sans réponse car, en 1937 comme en 2012, si l’on n’a pas grand-chose contre le cadastre, on s’en fout quand même complètement. De la collision, évidemment accidentelle, des deux événements (la campagne et le film), on déduira la justesse d’un truisme : politiquement et artistiquement, les grandes œuvres gardent, toujours, leur actualité – fût-ce incidemment. Au-delà des propos d’une partie de campagne conduisant droit à l’échec final, on s’inquiétera quelque peu de voir resurgir dans le débat public quelques thèmes un peu oubliés depuis les années 1930.
Cependant, si je place au second rang les considérations électorales du moment, les déplorables remous du temps ainsi que le plaisir d’être à nouveau confronté à un inépuisable chef-d’œuvre, revoir La Grande Illusion m’invita surtout à replacer l’œuvre dans un autre contexte. Celui, tout aussi politique, de la carrière de son auteur. Il se voulut, au milieu des années 1930, compagnon de route du Parti communiste. Il se leurrait, je le crois. L’homme – Le Crime de monsieur Lange le démontre – restait un anarchiste. La Grande Illusion le confirme. Si le film affirme l’irréductibilité des différences de classe – à la différence de toutes les autres –, il ne place pas l’ouvrier Maréchal, au-dessus (moralement parlant) de Boëldieu (Pierre Fresnay) ou de Rauffenstein (Erich von Stroheim). Une ancienne classe dominante est éliminée avec la Première Guerre mondiale (fin d’un monde analysée, très tôt, par Oswald Spengler ou Albert Demangeon). Dans la pensée, d’ailleurs confuse (à l’image de l’époque – ce qui participe du génie de ses films) de Renoir, elle semble ne pas être appelée à connaître de véritable successeur. Malgré le désastre qu’il sent venir, cela ne saurait déplaire au réalisateur. Plus que de nouvelles structures sociales, potentiellement plus justes (mais inévitablement hiérarchisées), il souhaite que celles-ci, comme les frontières, s’effacent.
Parallèlement, il tâtonne pour accorder au mieux son travail et son art à sa vision du monde. En restant un fameux ‘‘patron’’, il laisse ses collaborateurs s’exprimer et, dans La Grande Illusion, le vieux maître déchu Erich von Stroheim a le loisir de construire presque entièrement son personnage de von Rauffenstein. Qui ne phagocytera pas l’œuvre mais lui permettra de mieux s’épanouir. Chacun doit trouver sa place. Une préoccupation humaniste qui, dans Lange, se heurtait à la contradiction communiste. La joyeuse petite coopérative ne pesait rien face au machiavélique et génial Batala (Jules Berry), presque aussi charismatique que le fut, quelques années plus tôt, l’immense Boudu (Michel Simon). Malgré le poids de la doctrine, l’individu primait, justement, sur le groupe. Quant à l’ectoplasmique héros (René Lefèvre), il ne regagnait un semblant de singularité que par un crime qui, par une délirante logique, devenait le titre du film. L’individu, encore et toujours. Evidence, donc, autant que simplification outrancière telle qu’elle apparaissait alors. Si le multiple n’existe pas dans l’agrégat d’hommes épars, il se manifeste au sein d’un même être. Renoir le sait et La Grande Illusion marque une rupture dans sa capacité à exprimer sa réflexion. Les armées, les drapeaux, les langues, le sang, les professions, les classes sociales, les corps constitués ou rêvés ne révèlent personne. Mais chacun se découvre dans son inévitable confrontation avec les autres. Renoir ne nie pas l’importance des héritages et pêche légèrement en construisant des personnages par trop stéréotypés2. Ceux-ci laissent pourtant progressivement affleurer, malgré des discours tout faits3 qui, badins ou colériques, déterminent une large part de leurs actions, une complexité certaine. La Grande Illusion ne cesse d’inventer des duos : Maréchal et Rosenthal (Marcel Dalio), Maréchal et Boëldieu, Boëldieu et Rosenthal, Maréchal et Elsa (Dita Parlo)… En chemin, nombre d’acteurs prennent leur véritable dimension (Erich von Stroheim, donc, ainsi que Pierre Fresnay, loin du Marius pagnolesque, Marcel Dalio, Julien Carette ou Gaston Modot). Constat amusant quand on se souvient que le projet ne vit le jour que parce que Gabin le défendait et devait occuper, seul, la vedette. In fine, s’il est bien la première tête d’affiche, Fresnay (homme de droite quand Gabin penchait pour le Front populaire…) et Stroheim, dans leur numéro commun d’aristocrates moraux, rigides, désuets et plutôt sympathiques, lui la volent souvent.
La Grande Illusion, avec ses nombreux couples, éloigne un peu plus encore Renoir du communisme, le rapproche de l’individu et lui permet d’abandonner la centralité unique. C’est un incontestable chef-d’œuvre, ce n’est toutefois qu’une étape, décisive, vers La Règle du jeu, son indépassable sommet. Politiquement, Renoir ne sait plus, comme le monde dans lequel il vit, où il en est. Cinématographiquement, il met en scène, sans hésitation apparente, ce vers quoi il tendait depuis plusieurs années : un film présentant une multitude d’individus différenciés et contradictoires et possédant, dans une logique absolument consciente et assumée, plusieurs centres – comme aucun autre dans l’histoire du cinéma. Trois (le romantique, l’artistique et le sociopolitique), au moins, orientent vers des lectures différenciés. Dis-moi ce que tu vois dans La Règle, je te dirai qui tu es (partiellement)… Ayant eu l’occasion de développer ce point, je n’y reviens pas plus longuement. Je remarquerai juste que c’est avec La Grande Illusion, à équidistance entre la centralité unique et le polycentrisme extrême, que Jean Renoir commence à découvrir son organisation parfaite. Devient un peu plus l’individu –et l’artiste – qu’il est…
Antoine Rensonnet
1 Notamment lors d’un effarant meeting au Raincy (le 26 avril) – qu’on recommandera aux amateurs, du moins s’ils ne sont pas effrayés par une construction aléatoire et la pauvreté de la langue, d’humour noir.
Notons que La Grande Illusion contient également une amusante référence au Fouquet’s, déjà considéré comme la cantine des nouveaux riches…
2 Ce qui expliqua le procès, stupide car anachronique, d’antisémitisme fait au film lors de sa nouvelle sortie en 1946. Incontestablement, les traits ‘‘juifs’’ de Rosenthal sont trop forcés. Ils révèlent sans doute une forme d’antisémitisme latent qu’il est intéressant de remarquer pour comprendre l’époque. Néanmoins, au vu de ce qu’elle était, il est évident que la volonté de Renoir et Spaak (son scénariste) est de dénoncer l’antisémitisme.
3 D’où, peut-être, la nécessité d’achever le film sur une histoire d’amour, un peu mièvre, sans paroles qui, comme Christophe – merveilleusement repris par Alain Bashung – le chantera, longtemps après, peut bien se passer du protocole…
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