Retour sur Fritz Lang : Fritz Lang antinazi
La Seconde Guerre mondiale approchant puis se déclarant, les grands réalisateurs hollywoodiens sont mobilisés pour sortir le peuple américain de sa torpeur isolationniste. Un nouveau genre, le film antinazi, naît alors et Fritz Lang, qui en réalisera quatre entre 1941 et 1946, se montrera particulièrement efficient dans celui-ci.
4) Fritz Lang antinazi
a.Chasse à l’homme
b.Les Bourreaux meurent aussi
c.Espions sur la Tamise et Cape et poignard
Le capitaine Thorndike (Walter Pidgeon)
dans Chasse à l’homme (1941)
Ainsi, au début de 1941 alors qu’il achève son second western, Les Pionniers de la Western Union, la carrière hollywoodienne de Fritz Lang semble-t-elle quelque peu s’enliser mais l’avènement du genre antinazi dans le cinéma américain va donc lui ouvrir de nouvelles possibilités. Jusqu’au début de cette année, seuls deux films américains ouvertement hostiles au régime d’Adolf Hitler furent tournés, Les Aveux d’un espion nazi (Anatole Livtak, 1939) et Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940), le pays étant en proie à des tentations isolationnistes héritées de la Première Guerre mondiale qui n’ont fait que s’accroître devant l’inexorable marche du continent européen vers la guerre. Aussi la production américaine affiche-t-elle en 1939-1940 une tendance certaine au repli sur soi – ce qui expliquera d’ailleurs le si rapide développement du western. Mais, plus tôt que bon nombre d’observateurs américains, le président, Franklin Delano Roosevelt comprend qu’un engagement dans la guerre contre l’Allemagne est, à terme, inévitable. Si elle n’interviendra finalement qu’en toute fin d’année 1941 – et ce sera d’ailleurs l’Allemagne qui déclarera la guerre aux Etats-Unis et non l’inverse – il s’agit, pour le président, de préparer ses compatriotes au conflit. Aussi, dès sa troisième élection acquise en novembre 1940, mobilise-t-il ses contacts à Hollywood pour que le cinéma national participe à un effort (officieux) de propagande afin que les Américains mesurent toute l’horreur du IIIe Reich – et la nécessité de le combattre. Le milieu hollywoodien – avec ses grands producteurs juifs et ses nombreux exilés européens (dont certains, ce qui est plus ou moins le cas de Lang, ont directement fui le nazisme) – est tout naturellement très réceptif à cette demande. Ainsi va naître le genre antinazi qui va connaître de beaux jours au cours des quelques cinq années suivantes. Fritz Lang sera d’ailleurs peut-être le réalisateur le plus prolifique dans ce genre puisqu’il réalisera pas moins de quatre films autour de cette thématique. Ces différentes œuvres permettent d’ailleurs de voir que l’antinazisme est bel et bien un vrai genre (même s’il n’eut qu’une courte durée de vie) mais de nature polymorphe[1].
Quive-Smith (George Sanders) dans Chasse à l’homme
Le premier des films antinazis, Chasse à l’homme, de Fritz Lang sera à la fois l’un des plus précoces puisqu’il sort dès 1941, à mon sens le chef d’œuvre absolu du genre (même si certains lui préféreront le Casablanca de Michael Curtiz sorti en 1943, plus grosse production mais aussi plus conventionnelle) et l’une des plus grandes œuvres de son auteur. Il faut tout d’abord remarquer tout ce que dit ce film du nazisme à un public américain (et potentiellement également britannique) encore mal informé. Chasse à l’homme est ainsi l’histoire d’un Anglais, Thorndike (Walter Pidgeon), qui, par passion de la chasse, s’est trouvé à l’été 1939, en position d’abattre Hitler. Mais, comme il ne s’agissait que d’un défi, il n’a pas chargé son arme et sera arrêté par les nazis, alors que se ravisant, il mettait une balle dans la culasse de son fusil. Arrêté, les nazis voudront lui extorquer des aveux pour qu’il admette avoir voulu tuer Hitler sur ordre du gouvernement britannique. Il réussira à s’échapper et à regagner Londres, tout en ne cessant d’être traqué par les nazis (ainsi le titre du film a-t-il un évident double sens). Ainsi Thorndike représente-t-il, que Lang en ait été ou non conscient[2], une évidente métaphore de la Grande-Bretagne (ou même d’autres pays européens comme la France) qui aurait pu arrêter Hitler dès le milieu des années 1930. Le thème de la culpabilité européenne (et mondiale) face au nazisme est donc abordé à travers ce personnage. De plus, le frère de celui-ci, l’honorable Lord Risborough (Frederick Worlock), était, peu de temps auparavant, parti en mission en Allemagne dans le cadre de la désastreuse politique d’appeasement menée par le gouvernement de Neville Chamberlain (dont le point culminant sera les Accords de Munich de septembre 1938), étant – Fritz Lang ne se prive de le faire remarquer – jugé bien naïf par les Allemands. Au-delà de ce thème de la nécessité qu’il y aurait eu et qu’il va y avoir à combattre résolument le nazisme, encore s’agit-il de montrer la nature de celui-ci. Lang montre d’abord le ridicule de ce régime, Thorndike qualifiant Hitler de « dictateur au petit pied » et se gaussant d’un homme qui se fait saluer d’un « Heil Hitler » par tout le monde. Mais surtout Thorndike est torturé et laissé pour mort par les nazis ce qui laisse voir au spectateur leur inhumanité. Reste à démontrer la dangerosité totale du régime. Aussi le grand méchant du film, Quive-Smith[3] (George Sanders, comme toujours parfait en salaud), dit-il la volonté de son pays de dominer l’Europe puis le monde. Est également très présent – même si cela sera toutefois moins net que dans Espions sur la Tamise (1944) – le thème de la cinquième Colonne puisque des agents nazis chassent Thorndike à travers toute la Grande-Bretagne. Ainsi la menace est-elle, à la fois, horrible et concrète et ce d’autant que les nazis mettent cruellement à mort Jerry, la petite prostituée incarnée par Joan Bennett et Thorndike ne pourra que conclure en affirmant que Hitler est bel et bien coupable envers l’humanité.
Jerry (Joan Bennett) dans Chasse à l’homme
Il faut d’ailleurs, dans ce film où le casting est en tout point excellent, revenir brièvement sur Jerry, l’un des plus beaux personnages féminins de toute l’œuvre de Fritz Lang. Dans le bateau dans lequel il revient clandestinement à Londres, Thorndike bénéficie de l’aide d’un jeune garçon (Roddy McDowall) qui lui demande si sa situation est liée à « une histoire de femme ». Ce n’est certes pas encore le cas mais cette parole s’avérera prophétique car, ce qui, in fine, déterminera l’engagement total du héros sera bien sa rencontre avec Jerry et le meurtre de celle-ci. Elle n’est présente dans Chasse à l’homme que durant le gros deuxième tiers du film mais elle s’avère extrêmement marquante étant tout à la fois légère, grave, touchante, naïve et même comique (notamment dans sa courte entrevue avec Lady Risborough – incarnée par Heather Thatcher). Petite prostituée (même si pour apaiser les censeurs, on tentera – sans que Lang ne fasse rien pour que ce soit un tant soit peu crédible – de la faire passer pour une cousette), elle appartient à un monde très différent de celui de Thorndike. Si celui-ci, cadet d’une grande famille, se veut excentrique (et il l’est comparativement à son frère), il n’en appartient pas moins à la haute société, ayant bien du mal à s’avouer ses sentiments pour Jerry (ce qu’elle, au contraire, saura reconnaître tout de suite) et tentant de construire des rapports strictement fondés sur l’argent. Ainsi, leur amour sera contrarié non seulement par le nazisme mais aussi – et Lang aborde là une thématique bien différente de celle du reste du film – par les codes sociaux et les rapports de classe. Et finalement, les deux héros devront se contenter d’un unique baiser – alors qu’ils ont eu l’occasion de coucher ensemble – avant de se séparer. Mais Thorndike aura eu l’occasion d’offrir une flèche (évidente métaphore sexuelle) à Jerry et celle-ci lui servira finalement pour tuer Quive-Smith[4]. Jerry est donc bel et bien un très beau personnage dont Lang – qui, avec Chasse à l’homme, connaissait la première de ses quatre collaborations avec Joan Bennett – était encore très fier bien des années après comme il devait le dire à Peter Bogdanovich[5] :
« (…) Je ne considère donc pas la plus vieille profession du monde avec sévérité, je ne dis pas que c’est une chose horrible, et le rôle de la petite prostituée (interprétée par Joan Bennett) qui tombe amoureuse de Pidgeon – amour qui est condamné dès le début – je l’ai aimé de tout mon cœur. Je crois que je l’ai comprise et je crois que Joan l’a merveilleusement comprise. Cette histoire d’amour – à l’époque on pouvait employer le mot amour sans qu’on rie de vous – sa tendresse… Cette fille pleure comme une enfant parce que l’homme qu’elle aime tant ne couche pas avec elle. C’est un personnage si riche : la honte – « peut-être que je ne suis pas assez bien pour lui ? » ; le désir – « pourquoi ne suis-je pas comblée ? ». En plus, je crois que c’était extrêmement bien écrit. Mais bien entendu, le bureau de censure de M. Hays insista lourdement sur le fait que nous ne pouvions pas montrer une prostituée, encore moins la rendre attirante – c’est impossible (ils m’ont même dit qu’elle n’avait pas le droit de balancer son sac avec son bras !). Vous savez comment nous nous en sommes tirés ? Il a fallu que nous mettions bien évidence une machine à coudre dans son appartement : ainsi, ce n’était plus une prostituée mais une « cousette » ! Comme c’était vraisemblable. » |
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La scène du métro (avec John Carradine)
dans Chasse à l’homme
Enfin, au-delà de la propagande et du personnage de Jerry, ce qui fait la force extrême de Chasse à l’homme, c’est que tous les talents ou presque de l’artiste Lang y sont présents ainsi que l’ensemble de son univers. Il y a bien sûr ces évidentes qualités formelles avec la création d’un climat angoissant et ces nombreuses scènes de suspense notamment lorsque Thorndike arrive à Londres ou, de manière plus générale, à chaque fois qu’il se retrouve en position d’être traqué. Il y a également cet extraordinaire combat dans le métro contre un nazi usurpant son identité (John Carradine). On notera aussi, comme souvent, le rythme parfait du film qui mobilise parfois des ellipses temporelles comme lorsque Thorndike qui a fui Londres va récupérer une lettre et qu’il comprend qu’il a été repéré par les nazis et que ceux-ci ont probablement tué Jerry. Et puis, il y a surtout la mise en valeur des thématiques les plus chères de l’auteur : l’opposition de différents mondes (qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne démocrate face à l’Allemagne nazie ou des différentes classes sociales), la culpabilité (qu’elle soit personnelle ou collective), l’instant d’hésitation fatal (que l’on retrouvera dans Les Contrebandiers de Moonfleet[6] en 1954), la vengeance (qui donne sa conclusion au film) et surtout – ce que ce film, dans toute l’œuvre de Lang, met mieux en valeur qu’aucun autre – la nécessité absolue de se mettre au niveau du mal pour pouvoir le combattre. Ainsi Thorndike, non pas seulement pour aimer Jerry, mais aussi et surtout pour combattre le nazisme devra-t-il accepter de rompre avec tous les codes de la haute société britannique. Ainsi, à la fin du film, se retrouvera-t-il presque à l’état de bête. Enfermé au fond d’une grotte (et on retrouve cette tendance que possède Lang à plonger ses héros dans les bas-fonds), hirsute et piégé comme un rat, il mettra en place pour tuer ses ennemis, des moyens de communication et de guerre – arc avec la flèche de Jerry – absolument primitifs. Ainsi, l’homme qui avait refusé de tuer Hitler quand il en avait la possibilité, est bien devenu, certes contraint et forcé, un tueur – ce que tout homme est potentiellement selon Lang. Et on sait que, poussé par l’esprit de vengeance, il continuera à être cette bête féroce prête à tout. Contrairement à Kriemhild (Margarete Schön dans Les Nibelungen – La vengeance de Kriemhild en 1924) et à Joe Wilson (Spencer Tracy dans Furie en 1936 ), le réalisateur ne s’en émouvra guère car, pour lui, face à la barbarie (nazie), il n’y a guère d’autre solution que celle-ci.
Les nazis et le docteur Svoboda (Brian Donlevy)
dans Les Bourreaux meurent aussi (1943)
Après cet exceptionnel chef d’œuvre, Fritz Lang restera dans le genre antinazi en tournant Les Bourreaux meurent aussi (1943). Par comparaison avec son prédécesseur, celui-ci est incontestablement inférieur mais il ne manque toutefois pas d’intérêt. Ce film bénéficie d’une notoriété largement due au fait qu’il fut marqué par la (difficile) collaboration entre deux des génies du XXe siècle, Fritz Lang, donc et Berthold Brecht, chargé d’écrire le scénario du film[7]. Notons tout d’abord que ce travail en commun a été rendu difficile par l’inégalité de position entre les deux auteurs germaniques. Brecht, en effet, peine à trouver du travail aux Etats-Unis et c’est à Lang qu’il doit de travailler au scénario des Bourreaux meurent aussi. Lang est donc plus ou moins son patron ce qui, eu égard à l’ego du dramaturge (aussi développé que celui de Lang), ne pouvait guère manquer de poser quelques problèmes. Par ailleurs, les deux auteurs ont nombre de divergences, Brecht jugeant notamment, in fine, le film de Lang trop commercial[8] – ainsi Lang a-t-il fait du chef SS Reynhard Heydrich (Hans von Twardowski) une sorte de grande folle… Mais il y a également une opposition politique entre les deux hommes. Certes, les deux sont farouchement antinazis et leur cœur penche à gauche mais leur vision de l’homme diffère. Une scène-clé[9] marquera cela. Le film narre, de façon totalement fantaisiste, la mort de Reynhard Heydrich[10], numéro deux de la SS et protecteur du Reich en Tchécoslovaquie. Dans le film, le docteur Svoboda (Brian Donlevy) a tué Heydrich avec la complicité passive de Mascha Novotny (Anna Lee). Le père de celle-ci, le professeur Novotny (Walter Brennan) ayant été emprisonné et étant menacé – comme de nombreux autres otages – d’être tué si l’assassin n’est pas découvert, Mascha est, un temps, prête à aller dénoncer Svoboda à la Gestapo. Elle se retrouve alors dans la rue face au peuple praguois qui a appris où elle souhaitait se rendre. Celui-ci, uni, dans sa résistance à l’oppresseur l’enjoint de ne pas le faire. Ecrite par Brecht, cette scène se voulait montrer le triomphe de la solidarité de la communauté face à un de ses membres tenté par la trahison ou la compromission ; filmée par Lang, elle se transforme en séquence de quasi-lynchage où le peuple héroïque est réduit à cette « populace » dont il avait mis à nu les ressorts comportementaux dans Furie[11]. Ainsi le communisme humaniste – doublé d’un certain manichéisme – de Berthold Brecht cède-t-il la place à la profonde misanthropie réaliste de Fritz Lang. Deux visions du monde, inexorablement, s’opposent ; le réalisateur étant ici le patron, c’est celle de Fritz Lang qui triomphe dans Les Bourreaux meurent aussi[12].
Le docteur Svoboda et Mascha Novotny (Anna Lee)
dans Les Bourreaux meurent aussi
Au-delà de cette séquence majeure des Bourreaux meurent aussi, que retenir de ce film ? Disons qu’il s’agit d’un film un peu double avec de nombreux défauts (largement) compensés par de brillantes qualités. Coté face, voilà un film quelque peu monumental et empâté avec une volonté d’édification évidente, qui n’évite pas un certain pathos. On remarque déjà que le film se déroule en Tchécoslovaquie – ou plus exactement dans le protectorat de Bohème-Moravie[13] – soit dans la seule démocratie exemplaire (grâce aux efforts de ses présidents successifs, Tomas Masaryk et Edvard Benes) née des Traités de paix de 1919-1920 et complètement abandonnée par les Français et les Britanniques (sans même parler des Américains…) en 1938-1939 (à partir des fameux Accords de Munich) à l’oppression nazie et plus particulièrement SS. Ce seul élément, bien qu’il ne soit pas mis en avant, ne peut être indifférent. Mais, après tout, c’est bel et bien dans ce pays qu’Heydrich a été assassiné. Mais l’édification commence avec le personnage du professeur Novotny, qui a participé à la fondation de la République, aide spontanément Svoboda (qui se fait alors passer pour l’architecte Karel Vanek) et ne cesse d’incarner la voix de la raison et de la résistance. Puis c’est surtout la mise en parallèle de la résistance de tout un peuple (même si elle n’est que passive) face à un régime de terreur qui n’hésite pas à faire assassiner des otages pour que l’assassin d’Heydrich se dénonce ou soit dénoncé. On voit ainsi de petites gens se sacrifier presque spontanément – comme cette pauvre mademoiselle Dvorak (Sarah Paden), torturée par les nazis et qui refusera de parler – alors que la population, stoïquement, vit dans la misère. S’ajoutent ces scènes un peu ridicules comme le discours du professeur Novotny à sa fille Mascha (et destiné à son fils Beda – incarné par Billy Roy) alors qu’il risque d’être exécuté et dans lequel il déclare notamment qu’« il faut toujours se battre pour la liberté » et qu’« [son fils se] souviendra de moi parce que je serai mort dans cette glorieuse bataille ». Ou encore cette séquence, dans la chambre des otages, dans laquelle un jeune homme peu instruit (James Bush) lit une poésie patriotique devant le grand poète Necval (George Irving) qui exalte la juste cause et la non-capitulation ; bien sûr, celui-ci la trouvera parfaite et cela permet, au passage, de souligner la convergence de différentes classes socio-culturelles unies dans leur résistance face à l’oppression nazie. Ainsi, même si certains Tchécoslovaques sont plus ou moins vaguement tentés de faire arrêter le carnage en espérant que l’assassin se dénonce enfin, il en ressort que le pays est presque totalement uni dans sa résistance face aux « bourreaux ». On n’est pas très loin de certains des films français (songeons à La Bataille du rail de René Clément en 1945) produits juste après la Libération à ceci près tout de même que Les Bourreaux meurent aussi est un film américain et non tchécoslovaque… Bref, tous les éléments qui forment le film de propagande ne font pas le meilleur des Bourreaux meurent aussi – et sont bien moins finement distillés que dans Chasse à l’homme – qui se termine sur un vibrant « Not the end »…
Aloïs Gruber (Alexander Granach) et Jan Horka (Denni O’Keefe)
dans Les Bourreaux meurent aussi
Mais, côté pile, il y a également un parfait policier qui montre, une fois de plus, l’immense talent de Fritz Lang. Et je ne serai pas loin de penser que Brecht – sans doute plus responsable que Lang des scènes d’enflamment patriotique – a totalement tort quand il reproche au réalisateur de faire trop de concessions au public et le côté commercial de son œuvre. C’est, en effet, ce qui donne au film son rythme et sa densité. Partout, le suspense est présent avec cette enquête de la Gestapo pour retrouver l’assassin de Heydrich menée en parallèle de l’action de la résistance pour le protéger et trouver une solution. On retrouve là un peu de M, le Maudit (1931) dans cette opposition de deux forces, de deux enjeux et de deux mondes (avec de nouveaux les bas-fonds c’est-à-dire les caves dans lesquelles ont lieu les réunions des groupes de résistance). Le réalisateur mobilise d’ailleurs beaucoup le montage parallèle notamment dans cette séquence où les différents membres de la famille Novotny sont interrogés par des agents de la Gestapo, Mascha l’étant par Aloïs Gruber (Alexander Granach), avec des questions qui se répètent comme en écho. Lang utilise également les ressources de l’éclairage expressionniste notamment dans la prison (les barreaux sont propices au jeu des ombres comme Lang l’avait déjà montré dans J’ai le droit de vivre en 1937) dans laquelle Mascha retrouve une mademoiselle Dvorak mourante. Il y a aussi cette utilisation très intéressante du son – avec les micros cachés chez les Novotny – et des langues ce qui permet de confondre le traitre, le brasseur Emil Czaka (Gene Lockhart), de parfaites scènes de bagarre ou la mise en parallèle des exécutions des otages avec le reste de l’intrigue qui contribue à rajouter, en permanence, de la tension. On ajoutera encore au charme du film le plan des résistants – venu de leur chef Dedic (Jonathan Hale) – pour sauver Svoboda qui consiste à faire endosser le crime par le traitre Czaka. Si, là encore, l’aide que fournit toute la population peut lasser quelque peu, les multiples rebondissements rendent cette fin de film très agréable d’autant que de nombreux petits détails permettent à ce plan de réussir (le briquet volé par Svoboda à Czaka, le chèque signé par Czaka à Gruber,…). On retiendra surtout que, là encore, pour Lang, la fin justifie les moyens dans la lutte contre la barbarie puisque un homme – certes un parfait salaud mais néanmoins parfaitement innocent – paie pour un crime qu’il n’a pas commis… Enfin, il faut dire un mot de l’étonnant personnage de l’inspecteur de la Gestapo Aloïs Gruber. Celui-ci, par ailleurs excellent policier, est certes un vrai salaud et un parfait pervers aux tendances sadisantes (comme le montre notamment cette scène où il emmène le fiancé de Mascha, Jan Horka – Denni O’Keefe – chez les prostituées après lui avoir montré que Mascha – ce qui, en fait, est faux – le trompait avec le docteur Svoboda) mais il apparaît tout de même fort peu idéologue et avec son allure et son physique si particuliers (petit, rond et doté d’un chapeau melon, d’un nœud papillon et de drôles de moustaches) et se montre même assez truculent dans son amour immodéré de l’argent, des femmes et de la bonne chère. Incontestablement, ce personnage participe de la réussite du film le dotant même (alors qu’il s’agit d’un nazi…) de l’humour qui lui manque par ailleurs. Et, au final, Les Bourreaux meurent aussi s’avère donc un excellent film.
Carla Hilfe (Marjorie Reynolds) et Stephen Neale (Ray Milland)
dans Espions sur la Tamise (1944)
Je serai plus rapide sur les deux derniers films antinazis de Fritz Lang. Non d’ailleurs qu’Espions sur la Tamise soit un film inintéressant – bien que Lang, c’est peu dire, ne le tenait pas en très haute estime. Il tranche d’ailleurs complètement avec Les Bourreaux meurent aussi par son ton (ce qui montre bien que le genre n’est pas solidifié dans ses codes). Il est, en effet, aussi léger que le précédent était grave. Très court – à peine plus de quatre-vingt minutes d’une grande densité –, c’est surtout un film d’aventures doublé d’un parfait thriller paranoïaque. La psychose générale qui s’est emparée de la Grande-Bretagne – à cause des raids aériens allemands qui obligent de nombreux londoniens à passer leurs nuits dans les couloirs du métro (encore une représentation des bas-fonds…) et de la présence de la cinquième Colonne – renvoie à celle du héros, Stephen Neale (Ray Milland), interné deux ans dans un asile psychiatrique. Aussi Lang impose-t-il une atmosphère quasi-fantastique, notamment dans la très belle séquence de spiritisme, et surmobilise des éclairages expressionnistes qu’il maîtrise, bien sûr, mieux que personne. On retiendra notamment deux séquences de ce film très agréable, celle chez un tailleur marquée par un étonnant jeu de miroirs et surtout le meurtre du méchant, Willi Hilfe (Carl Esmond), par sa sœur[14] et amoureuse du héros, Carla Hilfe (Marjorie Reynolds), dans le noir à travers une porte ; on n’entend alors que la détonation de l’arme et un petit cercle de lumière (par lequel est passé la balle) se fait. Tout ceci fait un excellent film, qui fait parfois un peu penser à du Hitchcock (le gâteau et les microfilms ressemblent à s’y méprendre au macguffin du maître du suspense[15]). On remarquera encore que le happy end surnuméraire qui conclue le film est peu gênant puisqu’il colle bien avec le ton du film. Par contre, son ultime film antinazi, Cape et Poignard (1946), est, à l’exception d’une extraordinaire scène muette de bagarre[16], raté. La faute à un scénario bâclé (qui fait référence aux travaux atomiques des Allemands), à un héros, Gary Cooper (qui joue le scientifique Alvah Jasper), peu crédible. Du reste, sans doute Lang n’est-il plus guère motivé par ce genre en train de mourir puisque la Seconde Guerre mondiale est désormais terminée. Peu importe car il a largement, dans ses films précédents, contribué à la grandeur du film antinazi. Et il s’est désormais tourné, avec La Femme au portrait (1944), réalisé entre Les Bourreaux meurent aussi et Espions sur la Tamise, vers un nouveau genre – en pleine expansion –, le film noir. Il va y exceller en y incrémentant notamment une décisive dimension psychologique. Ce sera l’objet du cinquième texte de cette série.
Richard Wanley (Edward G. Robinson) et Alice (Joan Bennett)
dans La Femme au portrait (1944)
Ran
Les premiers films américains | Le recours à la psychologie (1) |
[1] Pour compléter mon propos sur les différents points historiques abordés dans ce paragraphe, je renvoie à plusieurs de mes textes précédents : la troisième partie de mon « histoire et théorie générale du cinéma » ; le texte consacré au western dans « A travers l’âge d’or hollywoodien » ; le premier texte de la série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen » ; enfin, le texte sur Les Temps modernes (Charlie Chaplin, 1936) publié dans « Un auteur, une œuvre ».
[2] Il dira ne pas l’avoir été dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich
[3] On remarquera que Quive-Smith, ce qui participe de la réussite du film, a une certaine classe (et porte comme Fritz Lang le monocle…), la bête semblant se cacher derrière l’homme raffiné et de culture.
[4] Ainsi, une deuxième fois, Thorndike sera-t-il amené à se servir, trop tardivement, de son arme…
[5] Dans Fritz Lang en Amérique (pages 52 et 54 ; références dans le deuxième texte de cette série) ; Lang parle de Chasse à l’homme et rebondit sur l’assertion suivante de Peter Bogdanovich : « Le personnage que joue Joan Bennett est très touchant ».
[6] Film sur lequel je reviendrai dans le sixième texte de cette série.
[7] Mais pour de sombres histoires d’argent, seul le coscénariste, Jon Wexley, sera crédité au générique ; notons que Berthold Brecht n’aimait guère le film et qu’il s’agit là de son seul travail de scénariste pour Hollywood.
[8] A Peter Bogdanovich (Fritz Lang en Amérique, page 59), Fritz Lang déclarera – assez justement – ceci : « Vous avez compris que j’ai une immense admiration pour Brecht, mais j’avais plus d’expérience du cinéma que lui et je savais ce que le public américain pouvait avaler. »
[9] Celle-ci intervient après environ trois quarts d’heure de film dans la version américaine (qui dure quelques cent trente-cinq minutes). En France, le film, sorti en 1947, a été proposé dans une version raccourcie d’une vingtaine de minutes.
[10] Reynhard Heydrich a été assassiné le 27 mai 1942. Selon Lang, le film fut mis en chantier à peine une dizaine de jours plus tard. Peut-être exagère-t-il quelque peu mais, eu égard à la date de sortie du film (le 15 avril 1943), nul doute qu’Hollywood – et Lang et Brecht avec – firent montre d’une réactivité extraordinaire. Il faut cependant noter que l’histoire n’a que peu à voir avec la réalité et que le film confond certaines des institutions du Reich (notamment la Gestapo et la SS) ce qui est peut-être partiellement dû à la méconnaissance qu’avaient alors les Américains de celles-ci.
[11] Je renvoie au troisième texte de cette série. Notons que cette scène montre bien la place du scénario – qui n’est qu’un outil – dans l’art cinématographique. Le film n’est en rien fait – de nombreux réalisateurs français feraient bien de le comprendre… – quand celui-ci est achevé.
[12] Inutile de préciser que je me sens infiniment plus proche de la vision de l’homme de Fritz Lang que de celle de Berthold Brecht.
[13] En effet, les Allemands ont annexé une partie du territoire et ont crée un Etat-fantoche slovaque.
[14] Ce qui prouve, une nouvelle fois, qu’en temps de guerre, il faut en passer, pour Lang, à des comportements extrêmes.
[15] Sur ce point, voir mon texte sur Alfred Hitchcock publié dans « A travers l’âge d’or hollywoodien » et celui sur La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) publié dans « Un auteur, une œuvre ».
[16] Dont Fritz Lang se montrait, à juste titre, très fier.
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