Retour sur Fritz Lang : Le recours à la psychologie (1)
Suite de ce long retour sur l’œuvre de Fritz Lang. Autour de quatre films – La Femme au portrait, La Rue rouge, Le Secret derrière la porte, House by the river – dans lesquels, entre film noir et intérêt pour la psychologie, il confirme toute l’étendue de son talent. 1/3.
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5) Le recours à la psychologie 1ère partie
« Peu à peu je me suis persuadé que chaque cerveau possédait en lui-même une inclination au
meurtre. Oui, chacun de nous est un tueur en puissance et qui n’aurait besoin que d’un déclic mental pour être envoyé devant un jury. Parfois cela me torture, mais parfois aussi cela
m’amuse de penser que je suis un tueur en puissance.
Il est possible que chacun de mes films où le crime est représenté avec le plus d’horreur représente, de ma part, un meurtre virtuel. S’il en est ainsi, je suis heureux d’exercer une profession grâce à laquelle tous ces crimes dont je suis l’auteur sont commis uniquement dans le dessein de divertir, ou du moins de créer une diversion. » |
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Fritz Lang[1] |
Alice Reed (Joan Bennett) et Richard Wanley (Edward G. Robinson)
dans La Femme au portrait (1944)
Une dizaine d’années après son arrivée à Hollywood, une trilogie dite « sociale » qui lui a permis de s’intégrer aux grands réalisateurs de la place, quelques déboires et un nouveau départ grâce à l’abondante production de films antinazis dans il réalisa quelques-uns des chefs d’œuvres, Fritz Lang se tourne, en 1944, vers un nouveau genre émergent – notamment grâce à l’immense Assurance sur la mort de Billy Wilder sorti cette même année – qui va devenir très important, le film noir. Il semble prédestiné pour devenir un maître de celui-ci. En effet, notre auteur est, à l’évidence, l’un des précurseurs du genre. On sait que le film noir est une déclinaison du film policier et un enfant de la crise économique et de la société de consommation. Aussi n’est-il guère étonnant qu’un auteur ayant déjà tourné, et ce dès les débuts de sa carrière, de nombreux films policiers qu’il a rapidement relié à des thématiques sociales – et ce dès Docteur Mabuse, le joueur (1922) et plus encore, bien sûr, dans M, Le Maudit (1931) – s’intéresse de près à ce nouveau genre. Et ce d’autant plus que si les thématiques du film noir naissant sont très proches de celles déjà abordées par Fritz Lang, on notera, en outre, que le genre qui se donne un côté « cauchemar réaliste » – ce qui le distingue du film de gangster – emprunte beaucoup à l’expressionnisme dont Lang est l’un des maîtres incontestés. Aussi, Lang va-t-il devenir l’un des très grands auteurs – le plus grand peut-être[2] – de films noirs et en réaliser de très nombreux. Pourtant, il ne réalisera jamais véritablement de film noir "canonique" – encore que les codes du genre restent relativement flous – comme ces nombreux films de la fin des années 1940 qui sont ancrés dans la société urbaine de consommation et présentent un couple formé d’un pauvre type ne comprenant pas vraiment ce qui passe et d’une femme fatale, les rapports entre les deux tournant invariablement autour du sexe et de l’argent – citons quelques chefs d’œuvre comme Les Tueurs (Robert Siodmak, 1946), Le Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946), La Griffe du passé (Jacques Tourneur, 1947) ou La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1948). Au contraire, tout en gardant certains éléments, Fritz Lang va systématiquement y incrémenter une forte dimension de psychologie, cette science nouvelle qui le passionne. Cela le situera donc quelque peu en marge et donnera surtout un cachet spécifique à ses films noirs et tout spécialement aux quatre premiers d’entre eux (dont il sera spécifiquement question dans ce texte) : La Femme au portrait (1944) ; La Rue rouge (1945) ; Le Secret derrière la porte (1948) ; House by the river (1949).
Célia (Joan Bennett) dans Le Secret derrière la porte (1948)
Avant de s’intéresser à ces quelques films, un excursus est donc nécessaire pour remarquer que si Lang a donné pléthore d’interviews durant sa carrière et surtout après celle-ci, il n’est jamais véritablement apparu comme un théoricien de son art. Pourtant, au milieu des années 1940, il écrit quelques courts articles[3] – dont est extraite la citation qui ouvre ce texte – où il revient notamment sur sa fascination pour le meurtre ainsi que sur l’intérêt dramaturgique de celui-ci. Il résume ainsi sa théorie – et des films comme Les Nibelungen : La Vengeance de Kriemhild (1924), Furie (1936) ou Chasse à l’homme (1941) montrent qu’elle a toujours été ancrée en lui – : « L’origine de la fascination exercée par le meurtre et la violence sur l’esprit humain est probablement inhérente à cet esprit »[4]. Au-delà de cette réflexion synthétique, il développe plus longuement son propos dans un célèbre article de 1947 nommé Pourquoi suis-je intéressé par le meurtre ? ; citons-en quelques extraits (un peu longs) particulièrement significatifs pour l’étude de son œuvre[5] :
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« La vie humaine possède un caractère sacré dont, par un sens d’auto-défense, la société ne peut tolérer la profanation. Mais alors que l’étau se resserre autour du meurtrier, nous ressentons à son égard un sentiment croissant de pitié, voire de sympathie. C’est un sentiment complexe que j’ai essayé d’exprimer dans mon film M. Il ne s’agit plus de cette pitié qu’inspire n’importe quel fugitif mais de quelque chose de plus profond. Y a-t-il quelque chose en nous qui puisse nous faire abandonner les normes de la civilisation, et devenir un monstre ayant une apparence humaine ? N’existe-t-il pas, profondément enracinée en nous, l’angoisse que, dans certaines circonstances, chacun d’entre nous pourrait devenir un meurtrier ? (…)
L’humanité ayant toujours fait preuve d’un état de fascination collective en face de la mort subite ou du meurtre, je suis amené à me demander de quel ordre est l’émotion qui étreint un individu lorsque lui sont révélés les détails d’un meurtre particulièrement horrible. Connaît-il du dégoût, de la sympathie pour la victime, de la colère, quelques craintes que l’assassin courre encore les routes, sans doute tout cela à la fois. Mais nous savons bien que ce n’est pas en vue de cet ordre d’émotion que les journaux relatent les circonstances du crime, fournissent des descriptions détaillées d’un corps déchiqueté ou d’un crâne broyé, reconstituent les images de souffrance et de mutilation. Ne nous y trompons pas, s’il n’existait pas une demande massive de ce genre de littérature, elle ne serait jamais imprimée. Le crime sexuel est une manifestation évidente de ces pulsions qui, lorsqu’elles cessent d’être contrôlées, font d’un être humain une bête et le poussent à tuer. On ignore peut-être qu’existe une étroite relation entre des actes de cruauté physique semblables à ceux décrits dans les journaux, et le désir sexuel. Les pratiques sadiques étaient fréquentes au sein des tribus primitives et diverses souffrances (écorchures d’aiguilles, flagellation, etc.) étaient infligés avant l’acte sexuel. La connaissance de ces faits permet de mieux comprendre, mais non d’excuser, ceux qui se livrèrent à des actes de mutilation, de meurtre ou même de cannibalisme sur des femmes et des enfants. Il n’est que deux façons de posséder le corps d’autrui ; le manger est la façon la plus absolue et des expressions aussi innocentes que : je la mangerais bien ont des origines profondes. J’ai parlé de l’attitude du tueur sexuel vis-à-vis de sa victime, à la fois comme exemple d’une impulsion qui, soudain, envahissante, mène à la brutalité et au meurtre, et aussi parce que je soupçonne les sentiments du lecteur d’un journal où il est question d’un assassinat d’être, à un degré infiniment violent, de même nature. Le reportage imprimé dans le journal pourrait même tenir lieu de catharsis. (…)
Ce qui est au centre de nos sentiments lorsque nous lisons une histoire criminelle est la peur latente (elle existe en chaque individu ; je la reconnais en moi et le lecteur de cet article peut-il, en toute honnêteté la nier ?) que nous aurions pu commettre le crime, qu’il y a assez de bestialité en nous pour nous pousser à de telles atrocités. (…)
Le meurtre, lui, a un caractère décisif. La mort est peut-être le seul événement absolu. On vole une banque mais le voleur est arrêté et l’argent peut être récupéré ; les amitiés se défont mais peuvent renaître ; les amants s’épousent puis divorcent ; un nouveau mariage suit le divorce. Mais la mort et le meurtre, la culpabilité du meurtrier, voilà des choses irrémédiables. (…)
Le drame commence lorsqu’une forte émotion est créée, et ceci par la description des conflits où entrent en jeu le désir et la volonté. Envisageons un groupe d’individus dans un ensemble donné de circonstances et menés par des forces conscientes ou inconscientes : leurs actes cumulent une intensité dramatique qui doit, d’une façon ou d’une autre, trouver sa solution. Le climax implique une forme de tension croissante, où l’émotion devient de plus en plus forte et de moins en moins contenue, jusqu’à une rupture brutale qui supprime toute discussion. Quel est le point de rupture le plus brutal et le plus péremptoire, le seul qui supprime effectivement toute discussion ? Tournons-nous du côté de Shakespeare (Hamlet, Macbeth, Othello), du côté d’Homère ou de la Bible. Mors ultima linea rerum, dit Horace – la mort a toujours le dernier mot. Si la mort est souvent le thème traité par l’écrivain tragique, c’est dans la mort brutale et le meurtre qu’il trouve l’argument le plus propice. Il peut, sur deux heures, et sans rompre l’unité dramatique, rendre compte des émotions contradictoires dont sera saisi le meurtrier dans l’exécution de son horrible dessein : le doute et la faiblesse qui, un instant, remettront en question sa détermination, le désir, la haine ou la concupiscence dont son acte mortel sera la conclusion, la terreur de la victime et la jouissance du meurtrier au moment de l’accomplissement, puis l’angoisse et le soupçon, la certitude d’être suivi, jusqu’à ce petit geste qui le trahira. (…)
J’ai parlé de climax et de solution. Quoique le meurtre puisse être le climax par lequel des normes nouvelles de pensée et de comportement modifient les personnages à la fin du drame, on ne peut considérer que le meurtre résolve les problèmes de l’assassin. Ces problèmes iront en se multipliant et en s’aggravant. (…) Si un amant déçu tue sa maîtresse, qu’en résulte-t-il ? Par son acte il n’a certainement pas possédé le corps de la jeune femme, il a même écarté définitivement toute chance de la posséder. C’est la situation d’un autre de mes films, Scarlett Street[6]. S’il tue son rival, il n’y gagne que la haine éternelle de la fille. Un frère tue l’homme qui menace sa sœur. Résultat, le frère est condamné à la détention perpétuelle et la jeune fille ne se pardonnera jamais le trop lourd sacrifice accepté en sa faveur. Les exemples abondent à l’infini et la seule personne dont les problèmes soient résolus est la victime : ses problèmes sont d’ailleurs non pas vraiment résolus mais terminés. (…)
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Stephen Byrne (Louis Hayward)
et Emily Gaunt (Dorothy Patrick)
dans House by the river (1949)
Inutile de paraphraser longuement ce texte – que je regrette de ne pas reproduire dans son intégralité – qui se suffit amplement à lui-même. On remarquera simplement que Lang a une approche du crime, qui bien qu’empirique, a une réelle dimension psychologique et ce aussi bien en ce qui concerne son auteur que ses spectateurs. Pour lui, donc, chacun est un meurtrier en puissance – et cette pulsion est indissolublement liée au désir sexuel. Aussi le meurtre exerce-t-il sur chacun une fascination qui implique une identification – et comment ne pas reconnaître dans ces réflexions les thématiques d’un autre immense réalisateur, contemporain de Lang, Alfred Hitchcock qui ne les mettra peut-être jamais mieux en scène que dans Fenêtre sur cour (1954) – de la part du spectateur et un maelstrom de sentiments divers qui inclut notamment une forme d’empathie (décisive dans M, Le Maudit) pour le criminel. De plus, bien qu’il ne résolve rien, le meurtre constitue « le seul événement absolu » ; aussi est-il un matériau extraordinairement fécond pour l’artiste. Ce texte – d’autant qu’il en est contemporain –, je le crois, permet, en tout cas, de mieux approcher les premiers films noirs de Fritz Lang sur lesquels je me propose donc de désormais brièvement revenir.
Ran
4) Fritz Lang antinazi | 5) Le recours à la psychologie 2ème partie |
[1] Cette citation est extraite d’un article écrit par Fritz Lang en 1947, Violence biblique, et republié dans Fritz Lang, Trois lumières, écrits sur le cinéma (présentés par Alfred Eibel), Paris, Ramsay, 2007 (première édition en 1964), pages 160-161.
[2] Ainsi la consultation de l’index de l’inégal mais utile ouvrage de Noël Simsolo consacré au film noir (Le Film Noir, Paris, Cahiers du cinéma, 2005) montre que si Assurance sur la mort est, logiquement, le film le plus cité, c’est par contre au nom de Fritz Lang qu’on trouve le plus de renvois concernant les réalisateurs.
[3] Ils sont repris dans le livre Trois Lumières cité plus haut.
[4] Voir Trois Lumières, page 160 (texte : Un metteur en scène parle de sang et de violence daté de 1947).
[5] Voir Trois Lumières, pages 169-176.
[6] La Rue rouge.
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