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Retour sur Fritz Lang : Le recours à la psychologie (2)

11 Juin 2010 , Rédigé par Ran Publié dans #Autour de Fritz Lang

Suite de ce long retour sur l’œuvre de Fritz Lang. Autour de quatre films – La Femme au portrait, La Rue rouge, Le Secret derrière la porte, House by the river – dans lesquels, entre film noir et intérêt pour la psychologie, il confirme toute l’étendue de son talent. 2/3.

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Retour sur Fritz Lang

 

5) Le recours à la psychologie, 2ème partie


a. La Femme au portrait

b. La Rue Rouge

  

5) Le recours à la psychologie, 2ème partie

 

a.

IVAlice Reed et Richard Wanley dans La Femme au portrait (1944)

 

Le premier de ses films noirs est donc La Femme au portrait, sorti en 1944 (année donc où le genre se formalise), entre deux de ses films antinazis, Les Bourreaux meurent aussi (1943) et Espions sur la Tamise (1944)[1]. Ce film – que Lang appréciait – lui permet de retrouver Joan Bennett, qu’il avait déjà dirigé avec bonheur dans Chasse à l’homme (1941). Celle-ci, qui joue Alice Reed, est la femme au portrait du titre. Une autre star – un peu vieillissante – occupe le haut de l’affiche, Edward G. Robinson, qui interprète le professeur, expert en psychologie criminelle (!), Richard Wanley. Faisons plusieurs remarques sur cet excellent film. Tout d’abord, il faut noter que le couple formé par Richard Wanley et Alice Reed n’est en rien un couple classique de film noir. Si le professeur est quelque peu torturé par le démon de midi et est attiré par cette femme, il ne se passera rien (sans doute parce qu’ils n’en auront pas le temps) entre les deux – si ce n’est, tout de même, que Wanley sera amené à tuer, en état de légitime défense, le riche amant d’Alice, Claude Mazard (Arthur Loft). En outre, Wanley est présenté comme un bon père de famille aimant sa femme et ses enfants et n’a, à l’évidence, aucun problème d’argent. Quant à Alice, on sait bien trop peu de choses d’elle pour véritablement la caractériser. Bref, on est loin du duo formé du pauvre type et de la femme fatale, les deux personnages étant réellement très sympathiques et tombant dans une sorte de cauchemar dont ils ne peuvent se sortir, cauchemar qui, d’ailleurs, ne mobilise en rien ou presque la lumière expressionniste. Ensuite, on remarquera le rythme parfait du film découpé en trois parties. La première, dans son exposition, place le film sous les auspices de la psychanalyse – on découvre le professeur Wanley lors d’un de ses cours et on voit clairement le nom de Sigmund Freud en haut du tableau noir – et du meurtre (Wanley, lors du même cours, parle du sixième Commandement, « Tu ne tueras point » et disserte sur les différents degrés de culpabilité) puis emmène Wanley jusqu’à sa rencontre avec Alice puis au meurtre de Mazard. La deuxième partie voit Wanley assister, en spectateur impuissant et de plus en plus terrorisé, à l’enquête sur ce meurtre, menée par un ami procureur (Raymond Massey). Comme toujours, Lang excelle à jouer avec les indices qu’il semés tout au long du film (les traces de pneus, le sumac vénéneux, les chaussures, les fibres du gilet, les ciseaux…) et qui commencent à faire peser un certain sentiment d’acculement sur le pauvre Wanley. Ce faisant, comme dans M, Le Maudit, Fritz Lang montre les ressorts d’une enquête scientifique[2]. Dans cette partie du film, la tension est extrême et le spectateur en pleine empathie pour le héros de l’histoire, fut-il un criminel. La troisième partie voit arriver un nouveau personnage, l’ancien garde du corps de Mazard devenu maître-chanteur (le toujours excellent Dan Duryea) qui apparaît immédiatement comme le vrai salaud de l’histoire. Celui-ci aussi mène sa propre enquête – et l’on retrouve une enquête parallèle comme dans M, Le Maudit ou Les Bourreaux meurent aussi – cherchant à soutirer de l’argent à Alice, à obtenir ses faveurs et à découvrir son complice[3]. Victimes du chantage, Wanley et Alice se retrouvent définitivement piégés et n’ont, dès lors, comme le dira Wanley, que le choix entre trois solutions : payer, avouer ou tuer le maître-chanteur. Ils se décident bien évidemment pour la troisième solution, enfermés qu’ils sont dans la spirale meurtrière, mais échouent lamentablement (ce qui fait reconnaître à Wanley, pourtant expert en théorie criminelle, qu’il n’est dans ce domaine qu’un amateur…). Pourtant, le maître-chanteur sera abattu par la police et pris pour le meurtrier (là encore à la faveur d’indices finement distillés par un Lang décidément maître de la construction scénaristique et dramatique) mais il est trop tard car Wanley, acculé, s’est suicidé. C’est alors que l’on découvre que toute l’histoire n’était qu’un rêve. Certains y virent une mauvaise idée. Lang, au contraire, la défendait. A juste titre, me semble-t-il, car cela permet d’éviter différents écueils concernant la culpabilité de Wanley. En effet, celui-ci est bien trop sympathique, bien trop positif aux yeux du spectateur pour être vraiment condamné (par son suicide) mais s’il n’avait pas fait de son histoire un rêve, Lang n’aurait pu éviter – pour des questions de censure – que Wanley subisse un châtiment. De plus, le réalisateur montre une bonne connaissance de la structure du rêve, d’une part en ayant cette excellente d’idée de nous montrer, une fois Wanley réveillé, que certains des personnages de l’histoire étaient des personnes qu’ils connaissaient (Mazard et le maître-chanteur sont ainsi des employés de l’hôtel dans lequel se trouve le professeur), et, d’autre part, en interrogeant les fantasmes de cet homme honorable qui rêvait bel et bien de tromper sa femme légitime avec une jolie jeune femme avant que cela ne tourne au cauchemar. Cela donne donc une autre dimension au film et lui offre de la profondeur. De plus, et c’est assez rare chez Fritz Lang pour être signalé, le prétexte du rêve permet à l’auteur de réaliser pour conclure son film une vraie scène comique[4] quand Wanley s’enfuit en courant en voyant une femme s’approcher de lui alors, qu’à travers la vitrine[5], il contemple, une dernière fois, la femme au portrait… Ainsi ce premier « film noir psychologique » de Fritz Lang est-il, sans conteste, une pleine réussite doublée d’ailleurs d’un réel succès commercial.

 

b.

VLe maître-chanteur (Dan Duryea) et Alice Reed dans La Femme au portrait

 

Le deuxième, La Rue rouge, le sera plus encore et il faut s’arrêter un instant sur ses conditions de production. Notons tout d’abord qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman – somme toute mineur – de Georges de la Fouchardière, La Chienne (1930), adapté au cinéma sous le même titre par Jean Renoir l’année suivante. Ce film est donc un remake d’un autre grand nom du septième art[6]. C’est aussi le premier des deux films – avec Le Secret derrière la porte – produits par la Diana Productions, petite compagnie fondée par Fritz Lang, son actrice désormais fétiche Joan Bennett et le mari de cette dernière, Walter Wanger[7]. Par ce moyen, Lang veut donc échapper aux ordres des producteurs – qu’il n’a jamais vraiment supportés depuis son arrivée à Hollywood – et si l’expérience s’avérera concluante pour ce premier film, elle le sera moins, on le verra, pour le second. Enfin, il faut remarquer que ce film est souvent présenté comme un double de La Femme au portrait. Cela me semble très imparfaitement vrai. Certes, le trio d’acteurs principaux est le même (Edward G. Robinson, Joan Bennett et Dan Duryea – mais son rôle est bien plus développé que dans La Femme au portrait) mais leurs rôles sont très différents. S’il y a bien une gémellité entre les deux films, assurément celle-ci n’est que fausse.

 

VIChristopher Cross (Edward G. Robinson) dans La Rue Rouge (1945)


Ainsi dans La Rue rouge – et bien que le film soit censé se dérouler en 1934 – les personnages sont beaucoup plus proches des héros canoniques du film noir. Alors que le Richard Wanley de La Femme au portrait n’avait rien, au départ, d’un perdant, Chris Cross (Edward G. Robinson ; on notera le jeu de mots) en est un. Vieillissant, c’est un caissier[8] n’ayant guère d’argent et marié à un véritable tyran domestique, Adèle (Rosalind Ivan) qui ne cesse de l’insulter, de se moquer de lui, s’en sert comme domestique et lui rappelle sans cesse son premier mari Homer Higgins (Charles Kemper). C’est, en outre, un talentueux peintre du dimanche[9]. Il rencontre, en voulant la protéger d’une agression, une jeune femme du nom de Katherine (« Kitty ») March et en tombe éperdument amoureux. Celle-ci s’avérera une parfaite salope, dépouillant Chris de son argent (et le poussant même à voler), l’humiliant (notamment lors de cette célèbre séquence durant laquelle Chris, à ses pieds, lui peint les ongles et qu’elle lui dit : « ce sera ton chef d’œuvre ») et s’attribuant la paternité de ses œuvres qui seront alors reconnues. Elle est poussée en cela par son amant Johnny Prince (Dan Duryea), celui-là même qui l’avait agressée lorsque Chris l’a découverte, avec qui elle vit une relation fondée sur le sexe, l’argent et la violence[10]. S’apercevant qu’il a été trompé, Chris va tuer Kitty mais c’est Johnny qui sera condamné pour le meurtre alors que Chris, après avoir échoué à se suicider, finira sa vie comme un clochard à moitié fou ne cessant d’entendre les voix de Kitty et de Johnny Prince[11]. Ainsi, dans ce schéma, où l’on retrouve un pauvre homme mené en bateau par une femme fatale et une omniprésence de l’argent, on est donc beaucoup plus proche du film noir classique que dans La Femme au portrait et ce d’autant que, dans l’ultime partie du film, Fritz Lang a énormément recours à un éclairage expressionniste qui donne un côté cauchemardesque à son film[12].

 

VIIKatherine March (Joan Bennett)

et Christopher Cross dans La Rue Rouge


Un élément cependant éloignera La Rue rouge du pur film noir. Il tient à la personnalité de Chris ; celui se sait – ou se pense – un raté (il le dira d’ailleurs explicitement), il n’est pas mû par la volonté de gagner de l’argent (il est d’ailleurs le seul des personnages principaux du film à ne pas avoir cette obsession et c’est un engrenage fatal qui le conduira à voler puis à tuer) et si son désir pour Kitty est évident, il reste – sans doute parce qu’il ne s’estime pas à la hauteur ce qui le conduira à se leurrer perpétuellement sur la nature de cette femme – très contenu (jusqu’au meurtre, bien sûr, réalisé – on peut y voir une métaphore sexuelle – avec un pic à glace ; l’article de Lang, cité plus haut, éclaire particulièrement la lecture de La Rue rouge). Il n’est donc pas typique et sans doute cela ajoute-t-il à la qualité de ce film qui, sans aucun doute, figure parmi les grands chefs d’œuvre de son auteur. La nature complexe de ce personnage explique d’ailleurs sans doute que Lang ait pu éviter qu’il ne soit victime d’une condamnation judiciaire (ainsi comme dans Les Bourreaux meurent aussi, c’est encore une fois un innocent – certes parfaitement antipathique – qui paye pour un crime qu’il n’a pas commis[13]) mais qu’il soit, à la place, sujet à une complète déchéance. Fritz Lang pose donc des interrogations de l’ordre de la morale à la fin de ce film remarquable ce qui ajoute à sa densité. Notons encore que son rythme est parfait et ce notamment parce que Lang a su construire une intrigue très riche qu’il introduit par une quadruple exposition (présentation de Chris Cross ; rencontre entre Chris et Kitty et naissance d’une relation fondée sur le mensonge ; exposition de Chris dans sa vie domestique ; mise en scène de la relation entre Johnny et Kitty) extrêmement complexe et parfaitement maîtrisée (car sans lourdeur aucune). Cela lui permet, dès l’entame, de poser tous les thèmes et toutes les problématiques du film et de présenter, en sus des héros, nombre de personnages secondaires décisifs pour l’intrigue. Comme bien d’autres films de son auteur, La Rue rouge est, sans aucun doute, une leçon d’efficacité dans la réalisation.

 

VIIIL’« autoportrait » de Katherine March dans La Rue Rouge

 

Ran

 

 5) Le recours à la psychologie,

1ère partie

5) Le recours à la psychologie,

3ème partie 

 


[1] La Femme au portrait a été réalisé après Espions sur la Tamise mais est sorti avant.

[2] Dans son intérêt avéré pour le crime et sa traque, on voit donc que Lang s’intéresse à tous les aspects du sujet c’est-à-dire aussi bien les techniques scientifiques d’investigation policière que la psychologie du criminel avant, pendant et après le crime.

[3] Notons que dans cette troisième partie, le film, qui avait jusqu’ici toujours suivi Richard Wanley, change de centre.

[4] Il y a en une autre dans le film avec le reportage montrant le scout qui a retrouvé le corps de Claude Mazard.

[5] Comme très souvent chez Lang (songeons à M, Le Maudit), la vitrine joue le rôle décisif de mur entre l’accessible et l’inaccessible (ici le fantasme de cette femme).

[6] Il serait intéressant de comparer les deux films. Notons simplement que je juge le film de Lang assez nettement supérieur à celui de Renoir (avec Michel Simon et Janie Marese). Lang réalisera ultérieurement un autre remake d’un film de Renoir puisque Désirs Humains (1954) est une adaptation de La Bête humaine (roman d’Emile Zola de 1890) tout comme le film éponyme de Renoir (1938). Dans ce cas, l’œuvre de Jean Renoir me semble meilleure.

[7] Deux remarques : il était assez fréquent qu’un réalisateur (ce fut le cas de John Ford avec Argosy Pictures) tente, pour se souscrire aux contraintes des majors, de fonder une petite compagnie de production ; celles-ci n’eurent jamais une longue durée de vie… Fritz Lang et Joan Bennett furent-ils amants ? Je serai tenté de le croire mais il n’existe pas de preuve, certains affirmant que oui, d’autres que non. On sait, en revanche, que Bennett, avait bel et bien un amant dont le patronyme était… Lang.

[8] Le patron de Chris se nomme J.J Hogarth (Russel Hicks), qui a lui-même une jeune maîtresse, signe de ce à quoi Chris ne pourra jamais prétendre (« personne ne m’a jamais regardé comme ça » dira-t-il de façon pathétique au début du film). Il porte donc le nom d’un peintre célèbre. S’agit-il ou non d’un hasard ? Je n’ai pas d’informations à ce sujet.

[9] L’une des questions que l’on ne manque de se poser en voyant La Rue rouge est de savoir si les tableaux de Chris Cross sont réellement bons. Ils ont été réalisés par John Decker – un ami de Fritz Lang – et sont fortement influencés par ceux du Douanier Rousseau. Personnellement, je les trouve horribles mais je n’aime absolument pas l’art naïf et, s’ils ne sont bien évidemment pas des chefs d’œuvre, juger de leur réelle qualité est essentiellement une affaire de goût.

[10] On se demande d’ailleurs à quoi pouvait penser le bureau de censure quand il donna son autorisation à ce film car les dialogues (et même les gestes) entre Kitty et Johnny Prince sont très crus (Johnny appelle toujours Kitty : « Lazy legs »). Comme quoi, Fritz Lang qui ne cessait de fustiger la censure n’a pas toujours été si malheureux avec celle-ci…

[11] Dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (page 70 ; références dans le deuxième texte de cette série), Fritz Lang dit que Chris Cross devient alors « un homme guidé par les furies ».

[12] Dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich (idem), Fritz Lang affirme que le côté cauchemardesque est volontaire après le meurtre. En fait, on remarque que les éclairages de type expressionniste sont mobilisés un tout petit peu avant lorsque réapparaît Homer Higgins, l’ancien mari d’Adèle, que l’on croyait mort.

[13] On peut peut-être y voir une discrète condamnation de la peine de mort par l’auteur. De plus, le procès de Johnny et le moment où il traverse le couloir de la mort (avec un ahurissant effet de perspective quand les tableaux de Chris en sont dépourvus) figurent parmi les très grandes séquences de La Rue rouge.

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V
The use of psychology in films has always been interesting and I appreciate Fritz Lang for publishing the reviews on various movies which have significant psychological elements in them. The reviews of different movies which have psychological influence in them were interesting.
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A
<br /> A ce point, je ne sais pas (je ne parle pas de réalisateurs qui tournent tout le temps le même film) même si les auteurs reviennent souvent sur les mêmes obsessions. Parfois, ils font une sorte<br /> de série qui leur permet de développer un propos (le trilogie de la cavalerie de Ford), progressent jusqu'à trouver la forme parfaite (cf. toutes les étapes menant à La Mort aux<br /> trousses) ou font des films doubles qui adoptent un ton opposé (Match Point et Scoop). Mais l'exemple de "vrais jumeaux", je n'ai pas véritablement.<br />
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N
<br /> Deux films excellents, j'aime beaucoup leur géméllité. Y a-t-il à ton avis d'autre oeuvre comme celles là ? Je veux dire jumelles à ce point y compris dans la forme.<br /> <br /> <br /> Orange Mécanique et 2001 seraient plutôt des faux jumeaux pour devancer une de tes réponses.<br />
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