Retour sur Fritz Lang : Le retour en Allemagne, la boucle bouclée ? (2)
Fin de ce retour sur la carrière de Fritz Lang. Celle-ci s’achève là où elle avait commencé soit en Allemagne où le metteur en scène tourne ses trois derniers films. Avant quinze dernières années de vie passées entre projets avortés et érection de sa propre statue. Aujourd’hui, fin du retour sur le diptyque indien.
8) Le retour en Allemagne : la boucle bouclée ? (deuxième partie)
Seetha (Debra Paget) dans Le Tombeau hindou (1959)
Au contraire de ce que pouvaient affirmer les critiques de l’époque, le diptyque indien, soit l’ensemble formé par Le Tigre du Bengale (1959) et Le Tombeau hindou (1959), est bel et bien un nouveau chef d’œuvre de Fritz Lang – désormais presque unanimement reconnu comme tel –, anachronique, certes mais surtout intemporel. On a déjà évoqué la qualité du rythme et la façon admirable dont le réalisateur maîtrise une structure narrative plus complexe qu’il n’y paraît (d’autant qu’événements et retournements de situation y sont fort nombreux). Tout cela fait déjà beaucoup mais l’essentiel est évidemment ailleurs. Il ne réside pas vraiment dans les personnages, quoiqu’il faille s’y arrêter un instant. La plupart sont de parfaits stéréotypes comme le montre, par exemple, cette scène durant laquelle le lâche et félon Ramigani (René Deltgen) tente de convaincre le loyal et honnête général Dagh (Guido Celano) de participer au renversement du Maharadjah Chandra (Walter Reyer). Bien entendu, il échoue et finit par poignarder le général dans le dos – il ne le tuera cependant point ce qui permettra à Chandra de sauver son trône. Tout ceci est parfaitement caricatural et les héros le sont aussi puisqu’Harald Berger (Paul Hubschmidt) n’offre guère d’aspérités, étant courageux – dès le début, le réalisateur l’aura défini positivement puisqu’il sauve une femme sans défense – et sincère dans son amour pour Seetha (Debra Paget) tout au long des deux films. Quant à celle-ci, elle ne présente guère d’intérêt si ce n’est celui de faire remarquer à quel point Fritz Lang réussit à l’érotiser notamment au travers de ces célèbres séquences de danse durant lesquelles elle est presque nue.
Chandra (Walter Reyer) dans Le Tigre du Bengale (1959)
En fait, seul le personnage du Maharadjah, le vrai tigre d’Eschnapur comme le remarquait le réalisateur, se révèle passionnant dans sa construction (d’autant que son interprète est de loin, avec son regard froid et dur, l’acteur le plus convaincant de l’œuvre). Il est ainsi une figure complexe et ambivalente et ce d’autant qu’il est dans des positions antagonistes dans les deux lignes narratives qui se croisent. Dans l’histoire amoureuse, il est un double négatif d’Harald Berger et représente le mal qui menace le bonheur des deux héros. A l’inverse, dans l’intrigue politique, il est un double positif de son frère Ramigani. Aussi le regard que porte le spectateur sur le Maharadjah ne cesse de se transformer tout au long du diptyque. Il lui arrive, par exemple, de s’identifier à celui-ci notamment lorsque Seetha doit, selon la volonté du grand prêtre Yama (Valéry Inkijinoff), danser devant un serpent afin de prouver qu’elle n’a pas trahi les dieux. Dans cette séquence qui se situe exactement au milieu du Tombeau hindou et qui constitue, en quelque sorte, le point culminant du film, le spectateur, ce qui est finement amené par une série de gros plans sur le personnage, est dans la même position que Chandra qui assiste, apparemment impuissant, au spectacle et ressent un mélange d’attirance sexuelle et de peur. Lorsque Seetha s’écroule et que Chandra, bravant les dieux, tue le serpent et décide de faire de la jeune femme la nouvelle Maharani, le spectateur est donc en pleine empathie avec le personnage. Mais, immédiatement après, Chandra redevient maléfique, laissant exploser sa rage quand il comprend que la jeune femme ne l’aimera jamais et qu’il lui explique sa volonté de faire ériger pour elle un tombeau dans lequel elle sera emmurée vivante, construction qu’il avait définie dans le premier épisode comme devant être « une sépulture digne d’un amour infini », provoquant un choc chez l’architecte censé le réaliser, Walter Rhode (Claus Holm), le beau-frère d’Harald Berger. Et ce personnage, plus que tout autre peut-être dans l’univers langien, éprouve l’illusion de l’hubris. Cette toute-puissance le pousse donc à vouloir épouser Seetha contre la volonté de celle-ci mais aussi celle du clergé et de nombre de princes. Elle l’aveugle même au point de ne rien voir du complot qu’ourdit son frère contre lui. Il est également marqué, après Kriemhild (Margarete Schön) dans Les Nibelungen (1924), Joe Wilson (Spencer Tracy) dans Furie (1936), Vern Haskell (Arthur Kennedy) dans L’Ange des maudits (1952) ou Dave Bannion (Glenn Ford) dans Règlement de comptes (1953) par la tentation d’une vengeance sans limites[1]. Cet élément était présent dans le scénario original et montre bien que le motif de la nemesis parcoure l’ensemble de l’œuvre de Fritz Lang[2]. Par contre, l’aboutissement de la trajectoire de ce héros – et on aura aisément compris que, bien plus que les falots Harald Berger et Seetha, Chandra est sans conteste le centre du diptyque indien – est très original. Le Tombeau hindou ne s’achèvera ainsi ni dans le chaos absolu des Nibelungen ou de L’Ange des maudits, ni avec un pseudo-happy end comme Furie et Règlement de comptes[3]. En effet, alors que son pouvoir est plus ou moins miraculeusement sauvé et que la rébellion est écrasée, il pénètre, muni d’une arme, dans une pièce dans laquelle Seetha et Harald Berger viennent de tuer l’un de leurs ennemis communs, Padhu (Jochen Brockmann). Alors que l’architecte allemand s’écroule, épuisé, Chandra choisit de laisser choir là son arme, son pouvoir et sa vengeance pour rejoindre un vieil ermite, ancien prince, qui s’est retiré du monde dont il deviendra le nouveau serviteur. Précedemment, celui-ci avait affirmé à Chandra que « le bonheur [était] dans le renoncement » et si le Maharadjah avait alors répliqué que c’était pour lui hors de question, il s’y résoud finalement. Ainsi s’achève la réflexion de Lang sur la vengeance, ce « fruit amer et maléfique »[4], qui constitue la thématique centrale de nombre de ses films : il n’existe donc qu’une solution au cycle infernal qu’elle ouvre, celle de renoncer. En cela, Le Tombeau hindou, empreint qu’il est de cette sagesse à la fois triste et apaisée, offre bien une clôture à l’œuvre du réalisateur.
Chandra et Seetha dans Le Tombeau hindou
Peut-être est-ce là le message du diptyque mais il faut également remarquer les mots – qui seront les derniers du film – prononcés par l’ermite : « J’ai soif, apporte de l’eau, Chandra ». Ceux-ci doivent être mis en parallèle avec la fin du Tigre du Bengale. Fuyant dans le désert, Seetha et Harald Berger s’écroulent et l’architecte qui ne peut plus supporter le Soleil tirera à deux reprises sur celui-ci, tentant dans un geste pathétique de « tuer » l’astre. L’eau et le Soleil soit les sources mêmes de la vie mais aussi des dangers et la révélation, avec ces deux fins, de ce qui est le vrai thème – plus encore que la vengeance – du diptyque indien : la lutte inégale entre l’homme et les éléments, entre la nature et la culture. Avant d’y revenir, on remarquera qu’en mettant cette opposition au centre de son œuvre, Fritz Lang évite un piège – ce qui, sans doute, n’aurait été que très partiellement le cas s’il avait réalisé ce double film au début des années 1920 – qui était celui d’insister lourdement sur les différences entre cultures occidentale et orientale avec le risque de développer un racisme latent. Ce point, s’il existe, est totalement périphérique et on remarquera que les deux architectes, quoique totalement positifs, ne construisent absolument rien durant les deux films (au contraire même, ils ne feront que détruire) puisque ni les hôpitaux qu’ils étaient censés venir réaliser, ni le tombeau que souhaitait Chandra ne verront leurs premières pierres posées. Aussi la civilisation occidentale ne vient en rien sa domination s’imposer dans une province reculée de l’Inde.
Harald Berger (Paul Hubschmidt) et Seetha dans Le Tombeau hindou
Et donc, on l’a dit, ce qui préoccupe essentiellement Fritz Lang est la lutte entre les éléments naturels et l’Homme. Ainsi, pour celui-ci, la nature représente-t-elle tout à la fois une ressource, une nécessité, et une menace d’autant plus importante qu’il peut avoir – on retrouve là l’hubris – l’illusion de la dominer. Ainsi en va-t-il des animaux. Les tigres, on s’en doute, sont très présents et, dès le début du film, c’est en sauvant Seetha de l’un d’entre eux qu’Harald Berger rencontre celle-ci (d’où cette remarque du Maharadjah alors qu’il s’installe entre eux deux à table : « il y a un tigre entre vous deux ») alors que Chandra est passionné par ceux-ci auxquels il s’identifie et que chasser cet animal représente un passe-temps aussi dangereux qu’attirant. Le serpent (symbole ici de coutumes sacrées indiennes mais dont on connaît le rôle dans la culture occidentale…) est également présent et Chandra aura donc un geste salvateur en tuant celui qui s’apprête à frapper Seetha. Sont aussi mis en scène les crocodiles et le traître Ramigani périra presque logiquement en étant mangé par ceux-ci, sa traîtrise le désignant comme la victime expiatoire d’une justice immanente toujours prête à se saisir des personnages. Les animaux peuvent, à l’inverse, avoir une fonction positive comme cette araignée qui tisse providentiellement une toile et permet à Harald Berger et Seetha d’échapper (très momentanément) aux hommes de Ramigani. Quant aux éléments, ils jouent tous un rôle majeur. On a déjà évoqué le feu du Soleil qu’Harald Berger ne peut plus supporter à l’extrême fin de la première moitié du diptyque mais les torches sont présentes en de nombreuses autres occurrences et c’est notamment au moyen de l’une d’entre elles qu’Harald Berger éloigne le tigre qui était prêt à dévorer Seetha. Les deux films mettant en scène de nombreuses poursuites, la terre représentera un danger permanent et toujours les héros, quand ils ne sont pas perdus dans les sables du désert, tenteront d’effacer leurs traces. Pour ce qui est de l’air, on le retrouvera dans la tempête de sable qui conclut Le Tigre du Bengale et entrave la fuite de Seetha et d’Harald Berger. Mais, c’est bien l’eau qui occupe la place centrale. On l’a vu, le diptyque s’achève sur le rappel de son importance vitale. Auparavant, le couple échappé aura connu comme problème le manque de celle-ci. Surtout, elle est là pour signifier le danger absolu que représente l’idée de vouloir totalement maîtriser la nature. En effet, le somptueux palais d’été de Chandra est construit au bord d’un lac et semble, dans des plans magnifiques, flotter au-dessus de celui-ci. A l’intérieur, de nombreux bassins traduisent le faste de la demeure du Maharadjah. Mais tout ceci n’est qu’illusion. Au-dessous du palais, l’eau (croupie et non plus parfaitement claire comme celle présente à la surface) s’infiltre de toutes parts et menace les fondations du bâtiment (et c’est là un symbole du pouvoir de Chandra qui risque de s’effondrer puisque, bien sûr, c’est dans ces souterrains que se jouent des éléments décisifs du complot, le Maharadjah étant le seul personnage à ne jamais se rendre en ces lieux) au point que les premiers travaux auxquels doivent se livrer Harald Berger et Walter Rhode sont des travaux de consolidation – qui ont toute chance de s’avérer vains, le palais semblant comme destiné à s’écrouler bien que la fin du film ne le précise pas. Avec l’eau, se révèle toute l’impuissance de l’homme, la sagesse étant de se résoudre à seulement la boire. Aussi la force du destin se révèle-t-elle implacable, bien au-delà des réflexions sans guère d’intérêt sur la religion hindoue qui ne font que renforcer l’aspect exotique (ou folklorique) des films[5]. Toujours est-il que le propos de Fritz Lang, datant de 1946, qui écrivait que « la tragédie classique est (…) inacceptable depuis que l’humanité a appris à combattre la maladie, multiplier les chances de l’enfant qui naît, domestiquer le temps, faire de l’espace un jouet, dompter les sources d’énergie de l’univers » est, une fois de plus, largement démenti par sa nouvelle œuvre[6].
Asagara (Jochen Blume) et Harald Berger dans Le Tigre du Bengale
On aura donc remarqué qu’Harald Berger et Walter Rhode sont des architectes occidentaux qui, in fine, ne construisent rien et échouent même probablement à « réparer » le palais du Maharadjah. Pourtant leur métier n’est en rien accessoire. D’une part, parce que l’architecture passionnait Fritz Lang (qui l’aurait plus ou moins étudiée dans sa jeunesse) et qu’elle représente ici la culture opposée, donc, à la nature. D’autre part, et de manière connexe, parce que Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou vont jouer énormément avec l’espace. Il y aura ainsi un enchâssement horizontal, le palais (lui-même divisé en de multiples sous-espaces) appartenant à la province reculée de l’Eschnapur, elle-même étant une partie des Indes qui sont une région du monde (dans lequel l’Occident ne représente guère qu’un spectre) et chaque traversée représente un élément dramaturgique majeur notamment celle, avortée, du désert par Seetha et Harald Berger à la fin du Tigre du Bengale. Au surplus, cet espace diversifié que le réalisateur domine à la perfection lui permet d’articuler harmonieusement les différents temps du récit qui se déroule toujours de façon parallèle en de nombreux lieux. En outre, avec les grottes, les souterrains, les passages secrets et l’idée de l’érection d’un tombeau, les oppositions verticales (tout particulièrement, on l’a vu, entre le haut et le bas du palais de Chandra[7]) sont nombreuses et on retrouve là des points constitutifs de l’univers langien – déjà remarqués dans Metropolis (1927), M, Le Maudit (1931), Chasse à l’homme (1941) ou Les Contrebandiers de Moonfleet (1955) – et notamment ce concept, toujours très cher au réalisateur, de la nécessité d’un retour à l’état primitif pour s’accomplir (et donc, dans le cas présent, lutter contre la nature). Aussi le faste affiché (et le monumental) que le réalisateur se plaît réellement à mettre en scène n’est-il qu’un leurre, l’important étant dans ces catacombes dans lesquels les héros risquent toujours de se perdre et Fritz Lang introduira une pièce étonnante avec cette léproserie nichée dans les bas-fonds du palais et dans laquelle résident de pauvres hères, dignes de Freaks (Tod Browning, 1932) et exclus des rues. Celle-ci ne joue qu’un rôle diégétique mineur mais elle finira, malgré les efforts du fidèle Asagara (Jochen Blume), serviteur tant de Chandra que des Européens, par être ouverte, les lépreux pouvant ainsi échapper à leur misérable sort. Les conséquences de ce moment ne seront pas connues mais voilà qui figure un étonnant retour du refoulé qui ajoute à la grandeur du diptyque indien. Aussi, ces deux films, malgré leur réception critique assez désastreuse, appartiennent assurément aux chefs d’œuvre de Fritz Lang[8] et montrent que, à près de soixante-dix ans, celui-ci n’avait rien perdu de son talent. Pourtant, il ne devait plus tourner qu’un seul film après Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, Le Diabolique Docteur Mabuse (1960). Un (très) rapide retour sur cette dernière œuvre et un regard sur les dernières années de Fritz Lang constituera l’ultime partie de ce texte – et de cette série.
Affiche du Tombeau hindou
Ran
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[1] Notons que Chandra se distingue des autres héros cités en ce qu’il n’est pas un personnage pacifique et positif au début du Tigre du Bengale. Aussi les sentiments que le spectateur entretient à son propos sont-ils toujours extrêmement mitigés.
[2] Ce qui laisse bien à penser que la source d’influence majeure de Fritz Lang (du point de vue de la structure mentale) est et reste la tragédie grecque.
[3] Même si les tous derniers plans du film nous montreront le couple formé par Seetha et Harald Berger réuni et ces deux personnages – ainsi que Walter et Irene (Sabine Bethmann) Rhode – en train de quitter Eschnapur.
[4] Voir Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 101.
[5] En 1958, Fritz Lang déclarait : « Dans le Tigre et le Tombeau, j’ai surtout joué sur l’instinct superstitieux de tous les spectateurs ». Voir Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma, 2007 ; page 221.
[6] Voir Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma, 2007 ; pages 137-144 et Retour sur Fritz Lang : l'abandon des idéaux (3)
[7] Ajoutons que le metteur en scène remobilise souvent une figure qui lui est chère, celle du cercle. C’est notamment le cas lorsqu’Harald Berger, prisonnier de Ramigani, se retrouve jeté au fond d’un cachot circulaire dans Le Tombeau hindou.
[8] Il faut noter que celui-ci semblait être satisfait de son travail notamment concernant Le Tigre du Bengale (il aurait ainsi déclaré à Pierre Rissient que ce film était « comme une masse de fonte » ; voir Fritz Lang, Trois lumières - textes réunis par Alfred Eibel -, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 2007 ; page 328).
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