Retour sur Fritz Lang : les premiers films américains
Arrivé aux Etats-Unis juste après Liliom (1934), Fritz Lang doit attendre 1936 pour y réaliser son premier film, Furie. Celui-ci, à l’évidence l’un de ses plus grands chefs d’œuvre, lui permet d’affiner son discours politique en germe depuis M, Le Maudit. Son film suivant, J’ai le droit de vivre, confirmera cette évolution.
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3) Les premiers films américains
a.Furie
b.J'ai le droit de vivre
Affiche de Furie (1936)
Arrivé aux Etats-Unis immédiatement après son unique film réalisé en France, Liliom (1934), Fritz Lang découvre ce qui apparaît, eu égard aux moyens colossaux dont disposent les grands studios, comme le paradis des réalisateurs, Hollywood. Nul ne peut affirmer ce qu’aurait été la carrière du cinéaste sans l’avènement des nazis en Allemagne en 1933 et force est de constater que son départ de ce pays fut, bien qu’il n’ait rien à voir avec la magnifique fable que Lang se plaisait à raconter jusqu’à la fin de sa vie[1], précipité mais on peut également affirmer que, comme nombre de ses pairs européens – Ernst Lubitsch, Friedrich Wilhelm Murnau, Georg Wilhelm Pabst[2], Joseph von Sternberg pour ne s’en tenir qu’à quelques réalisateurs germaniques –, il rêvait de rejoindre un jour « La Mecque » du cinéma. Il doit toutefois patienter plus d’un an avant qu’un véritable projet ne lui soit confié. Ce sera Furie (1936), coup d’essai de Fritz Lang et son premier immense coup de maître doublé d’un réel succès public qui renforce alors sa position dans le système américain – bien que déjà celui lui pèse et qu’il regrette (ce qui n’ira qu’en s’accentuant) la liberté qui était la sienne en Allemagne. Toutefois, il faut préciser que malgré le délai entre son arrivée aux Etats-Unis et le tournage de son premier film, Fritz Lang bénéficie – eu égard à son grand prestige –d’excellentes conditions pour le réaliser ayant un budget plus que confortable et un couple de stars au générique (Spencer Tracy et Sylvia Sidney).
La « populace » dans Furie
Sans conteste, le film est un chef d’œuvre et donne le ton de la brillante seconde carrière de Fritz Lang. On peut même se demander si plus encore que M, Le Maudit (1931), il ne constituerait pas la pierre angulaire de l’œuvre de l’auteur en ce qu’en celui-ci se concentrerait l’essentiel de sa pensée depuis ses prémisses jusqu’à ses développements ultérieurs. Avant d’y revenir, saluons tout-de-même, la grande qualité formelle du film. Elle montre – ce qui ne cessera de se confirmer tout au long des deux décennies suivantes – à quel point Fritz Lang maîtrise le rythme de ses films comme peu d’autres (peut-être Raoul Walsh, Anthony Mann ou Otto Preminger) s’en montreront capables. On chercherait en vain la moindre longueur dans Furie alors que Lang domine, jusque dans les plus infimes détails (les cacahuètes, le fil bleu, l’incapacité du héros à prononcer le mot « souvenir »), la construction scénaristique pour offrir un film d’une densité impressionnante qui, pourtant, ne dépasse pas les quatre-vingt-dix minutes. Le réalisateur offre aussi des plans d’une grande beauté notamment lorsqu’il fait intervenir la foule et qu’il alterne plans larges et très gros plans[3] tout autant afin d’accroître la tension du spectateur que d’isoler l’individu dans la masse – ou la « populace » comme le héros (Joseph Wilson incarné par Spencer Tracy) et Fritz Lang lui-même la nomme – et de montrer l’articulation complexe entre les deux. Ajoutons encore que Lang réalise un parfait film de procès mobilisant notamment cette excellente idée de faire intervenir un film amateur pour permettre de confondre les coupables.
Joe Wilson (Spencer Tracy) dans Furie
Mais, surtout, donc, Furie présente de la manière la plus synthétique et la plus claire la vision du monde ou de l’Homme de Fritz Lang dont jamais il ne se départira vraiment. Plus que simplement pessimiste, celle-ci est profondément misanthrope[4]. Pour cela, Fritz Lang divise son film en deux parties de durées strictement identiques. La première, après une brève exposition de la relation amoureuse de Katherine Grant (Silvia Sidney) et de Joseph Wilson et – surtout – de la nature profondément honnête et pacifique de celui-ci, raconte le lynchage dont est victime ce dernier par la population de la petite ville de Strand pour un crime qu’il n’a pas commis. Si le film fait alors montre d’un peu d’humour lorsque Lang met en scène le trajet de la rumeur de l’arrestation d’un criminel, il adopte très rapidement un ton très grave lorsque l’on voit la masse des habitants de la petite ville se transformer rapidement – sous l’influence de quelques meneurs – en une horde barbare (déjà, Metropolis, en 1926, montrait un groupe, celui des ouvriers, se transformant en masse destructrice mais, à l’époque, on l’a vu, Lang ne maîtrisait guère son discours politique) voulant du sang. Fritz Lang propose ici un évident plaidoyer contre le lynchage mais exprime plus profondément sa crainte des phénomènes incontrôlés de masse. Il l’explique ainsi dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich[5] :
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« Peter Bogdanovich : « Comment aviez-vous connaissance de la populace, de l’émeute ? |
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Fritz Lang : Cela remonte à un fait dont j’ai été témoin. Après mon départ d’Allemagne, j’ai fait un film en France, Liliom (1934). Un soir, il devait être six heures, je revenais du studio, quelque part à Paris – je ne me souviens plus exactement. Devant moi, une immense foule marchait très paisiblement. Ma voiture s’est arrêtée. Bien entendu, personne ne m’avait remarqué, ni moi ni ma voiture, personne n’a dit un mot ; j’étais assis à côté du chauffeur ; j’observais. Il y avait une grande palissade en tôle ondulée – comme on en voit beaucoup en France – et un homme se promenait en frottant sa canne le long de la palissade, ce qui faisait un drôle de bruit : « rataratarata ». C’était très amusant. Ratarataratarata… C’était drôle et les gens ont ri ; et plus les gens riaient, plus il insistait. Puis, quand vint la fin de la palissade, il se trouva devant une vitrine. Il commença à faire la même chose mais, après deux ou trois coups répétés, la vitre se brisa. Ce fut le début de l’émeute. La foule se transforma en populace. La plaisanterie tourna à l’émeute que la police vint réprimer. Tout avait commencé par un simple « Amusons-nous un peu ! ». Les masses perdent conscience lorsqu’elles sont assemblées ; elles se transforment en populace qui n’a plus de conscience individuelle. Ce qui arrive durant une émeute est l’expression d’un sentiment de masse, ce n’est plus le sentiment d’un individu. » |
On ne saurait être plus clair que dans ses propos et surtout dans ce film pour démontrer la lâcheté et la violence sans limites (et sans que rien ne puisse l’arrêter) dont est capable une micro-société. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans Furie est que Fritz Lang présente dans sa seconde partie la vengeance d’un Joe Wilson – sauvé miraculeusement de l’explosion de sa prison – qui, passé pour mort, instrumentalise le procès de ses présumés assassins et est prêt – lui qui était jusqu’ici apparu très doux – à les faire tous condamnés à mort ayant, semble-t-il, perdu tout sentiment de pitié. Ainsi, pour Lang, si toute communauté est, en tant que communauté, prête à des actes de barbaries dès lors qu’elle s’est transformée en « populace », parallèlement tout homme en tant qu’individu est capable, lui aussi, de la plus effrayante violence dès lors qu’il est intimement blessé. D’ailleurs, à la fin du film, Joe Wilson affirmera, malgré l’inutile happy end imposé par les studios, avoir perdu ses idéaux sur son pays. Cela peut certes faire écho à la situation de Fritz Lang par rapport à son propre pays mais on remarquera que le réalisateur approfondira sa réflexion sur la société américaine dans l’ultime partie de sa carrière[6]. En tout cas, Joe Wilson est bien le cousin germain de la Kriemhild (Margarete Schön) de la seconde partie des Nibelungen[7] (1924) et du Dave Bannion (Glenn Ford) de Règlement de comptes (1953) ainsi que de nombreux autres personnages des films de Fritz Lang tant le thème de la vengeance est fondamental pour le réalisateur. En tout cas, pour Lang, si individu et communauté sont très différents[8], les deux sont également et potentiellement monstrueux. Cela, Furie le montre avec génie – même si l’on peut être en désaccord sur le fond[9] – et sans aucune ambigüité et constitue donc bien un film plus que fondamental dans l’œuvre de son auteur.
Joan Graham (Silvia Sidney) et Eddie Taylor (Henry Fonda)
dans J’ai le droit de vivre (1937)
Moins important sans doute en ce sens mais également très réussi sera son deuxième film américain, sorti l’année suivante, J’ai le droit de vivre qui renoue avec certaines des thématiques de Furie. Ce deuxième film pour lequel Fritz Lang bénéficie à nouveau d’un duo d’acteurs stars (Henry Fonda qui joue Eddie Taylor et Sylvia Sidney – encore une fois – qui incarne Joan Graham) est avant tout l’histoire d’un couple maudit, le rôle de Sylvia Sidney étant assurément plus décisif et développé que dans Furie. Néanmoins, le personnage le plus important reste Eddie Taylor, petit bandit mais homme bon dans le fond, qui figure un homme (presque) seul et en est réduit à vivre aux marges d’une société qui ne lui offre aucune possibilité de réinsertion. Il est finalement condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. Gracié in extremis, il ne croira pas à ce miracle – n’ayant plus guère d’illusions sur le monde qui l’entoure – et, prêt à tout, tuera pour s’évader l’un des seuls hommes qui n’a cessé de l’aider, le père Dolan (William Gargan). Dès lors, aucun happy end n’est ici possible et les deux amants mourront à la fin de J’ai le droit de vivre. Il n’en est pas moins évident que ce n’est pas Eddie Taylor que condamne le réalisateur mais bien la société qui, in fine, a secrété un meurtrier. Seules quelques forces – l’Amour incarné par Joan, la Religion par le père Dolan et la Justice par l’avocat Stephen Whitney (Barton MacLane) – qui forment une assez curieuse association lutteront, sans réussite, contre le terrible fatum qui accable Eddie. On le voit ce film, outre que Lang propose (notamment lorsque Eddie est en prison) de sublimes séquences qui renouent avec l’éclairage expressionniste de sa période allemande et montre, une nouvelle fois, sa maîtrise lorsqu’il s’agit de jouer avec les émotions du spectateur, prolonge largement les réflexions esquissées dans Furie.
Le père Dolan (William Gargan), le docteur Hill (Jerome Cowan) et Eddie Taylor
dans J’ai le droit de vivre
De ces deux premiers films américains, on remarquera donc que Lang développe une extrême misanthropie à l’égard de l’espèce humaine. Cependant, sa vision politique et idéologique s’est largement affinée depuis M, Le Maudit et là où il subsistait alors des ambigüités, des certitudes ont maintenant mûri dans l’esprit de Lang. Celui-ci fait montre d’une empathie certaine pour les victimes – même s’il sait qu’elles peuvent à tout moment se transformer en êtres violents – de la société et le faible, celui-ci se situant clairement du côté de Joe Wilson puis d’Eddie Taylor. De plus, la seule puissance potentiellement positive semble être la Justice incarnée par l’opiniâtre procureur (Walter Abel) de Furie puis par l’avocat de J’ai le droit de vivre. Dans le débat contre-société (et justice populaire) contre Etat de droit – quelles que soient ses limites – qui pouvait se poser à travers différentes lectures de M, Le Maudit, Fritz Lang a désormais définitivement tranché en faveur du second. Aussi développe-t-il, parallèlement à sa noire misanthropie, un certain humanisme et peut-on désormais le qualifier de cinéaste dotée d’une conscience sociale de gauche – ce qu’il n’était assurément pas durant sa période allemande. La mue est achevée et sa haine des mouvements de foule l’éloigne par ailleurs de toute tentation communiste[10].
Affiche du Retour de Frank James (1940)
Je ne reviendrai guère sur ses trois films suivants d’autant que deux d’entre eux – Casier judiciaire (1938) et Les Pionniers de la Western Union (1941) – figurent parmi les trois films américains de Fritz Lang que jamais je n’ai eus l’occasion de voir (avec Guérillas réalisé en 1950). On notera simplement que Casier judiciaire conclue ce que l’on a coutume d’appeler la trilogie sociale de Lang et qu’il est généralement considéré comme nettement plus faible que ses deux prédécesseurs. Ce n’est pas non plus une réussite commerciale et, après celui-ci, Lang cherche à ne pas s’enfermer dans les films à résonance sociale. Il en aura la possibilité en réalisant deux westerns, genre redevenu, depuis peu, très populaire, Le Retour de Frank James (1940 ; avec Henry Fonda ; il s’agit de la suite du Jesse James – 1939 – d’Henry King et d’un nouveau film de vengeance) puis Les Pionniers de la Western Union. Assurément ce genre l’intéresse – d’autant qu’il compare à très juste titre ce que représente le western pour les Etats-Unis à ce qu’est la légende des Nibelungen pour l’Allemagne – mais ces deux films ne figureront pas parmi les chefs d’œuvre de Fritz Lang (même si le premier vaut mieux que ce que le réalisateur peut bien en dire). En fait, le grand western de Fritz Lang attendra encore bien des années puisqu’il s’agit de L’Ange des maudits datant de 1952. En attendant, ses premiers westerns ne bénéficient que d’un succès limité et Lang voit sa position se fragiliser au sein du système hollywoodien. Mais une formidable opportunité va surgir pour le réalisateur avec le déferlement du genre « antinazi ». Eu égard à son passé, le réalisateur germanique semble particulièrement qualifié pour réaliser de tels films. Effectivement, il en tournera quatre en cinq ans – Chasse à l’homme (1941) ; Les Bourreaux meurent aussi (1943) ; Espions sur la Tamise (1944) ; Cape et poignard (1946) – et va se montrer particulièrement brillant signant plusieurs chefs d’œuvre du genre et même des chefs d’œuvre tout court ; j’y reviendrai dans le quatrième texte de cette série.
Chasse à l’homme (1941)
Ran
Le tournant de M, Le Maudit | Fritz Lang antinazi |
[1] Sur ce point, je renvoie au premier texte de ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen ».
[2] La carrière américaine de celui-ci sera toutefois très courte et il retournera en Allemagne quand les nazis arriveront au pouvoir.
[3] On retrouve dans ceux-ci des restes des scènes monumentales que le réalisateur aimait à filmer dans sa période muette ; celles-ci sont extrêmement rares à partir du début des années 1930 dans l’œuvre de Fritz Lang.
[4] Et, sans doute, est-elle partiellement construite sur la vision qu’a Fritz Lang de lui-même bien que l’homme n’avait rien d’un dépressif.
[5] Dans Fritz Lang en Amérique (page 26 ; références dans le précédent texte de cette série). Il parle alors de Furie. On peut certes s’interroger sur l’authenticité du fait divers qu’il relate tant Fritz Lang peut prendre des libertés avec la vérité… En tout état de cause, cela ne change rien à la sincérité de ses convictions sur la « populace » et le phénomène du lynchage.
[6] J’y reviendrai dans le dernier texte de cette série.
[7] Voir ma série « Autour de Fritz Lang et des Nibelungen ».
[8] Ne serait-ce que dans leur façon d’agir : le lynchage est un phénomène spontané alors que la vengeance est le produit d’un raisonnement.
[9] Ce qui n’est pas mon cas ; je suis en plein accord intellectuel (voire philosophique) avec Fritz Lang.
[10] Une scène des Bourreaux meurent aussi le montrera clairement ; j’y reviendrai dans le prochain texte de cette série.
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