Retour sur Fritz Lang : Une œuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (2)
Grosse production et film d’aventure, Les Contrebandiers de Moonfleet est une œuvre bien singulière dans la fin de la carrière américaine de Fritz Lang. C’est aussi, notamment grâce à ses thèmes et son esthétique, l’un de ses sommets. Le film méritait donc bien un excursus dans cette longue série consacrée à l’auteur. suite et fin.
6) Une œuvre à part : Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), 2ème partie
Tournons-nous donc, pour commencer, du côté des deux héros de l’histoire, Jeremy Fox (Stewart Granger) et John Mohune (Jon Whiteley). Jeremy Fox, tout d’abord. On retrouve en lui toute la fascination que Fritz Lang pouvait éprouver pour le roi des bandits à l’époque de Docteur Mabuse, le joueur (1922) puisque Fox est le chef des contrebandiers mais, loin de partager les manières de rustre de ces derniers, il vit comme un seigneur, et même mieux qu’un Lord puisqu’il a infiniment plus de charme et de classe mais aussi bien plus de tenue que Lord Ashwood (George Sanders – parfait, comme à son habitude, en fripouille). Il est d’ailleurs, comme Mabuse (Rudolf Klein-Rogge) – et à l’inverse du Hagui (Rudolf Klein-Rogge) des Espions (1928) –, doté d’un corps parfaitement vigoureux et séduisant. Ainsi prend-on plaisir à le voir se battre montrant ainsi sa toute-puissance. Deux scènes le mettent particulièrement en valeur. D’abord, la correction qu’il inflige à l’un des contrebandiers, Greening (John Alderson), qui a tenté de le rouler puis son grand combat victorieux – il s’agit là de l’un des passages obligés du film d’aventures que Fritz Lang rend particulièrement spectaculaire – contre un autre contrebandier, Block (Sean McClory), celui-ci s’étant saisi d’une sorte de hallebarde quand Fox se bat à l’épée. Il est en outre un homme à femmes – et sera d’ailleurs trahi par l’une d’elles, miss Minton (Viveca Lindfors) – multipliant les conquêtes même si son grand amour reste la mère de John, Olivia Mohune, morte depuis bien des années et dont il avait du se séparer contraint et forcé par les puissants Mohune qui n’acceptaient pas la liaison d’une des leurs. Parallèlement, il peut se montrer cruel, froid, cynique et brutal ne manquant de proposer une personnalité complexe qui suscite des sentiments ambivalents chez le spectateur. Mais, in fine, celui-ci ne peut manquer de l’aimer et ce pour deux raisons. D’une part, il n’y a pas, parmi les autres hommes du film – à l’exception du pasteur Glennie (Alan Napier) – de contrepoint positif à Jeremy Fox. Assurément ni les contrebandiers, ni Ashwood, ni même le magistrat Maskew (John Hoyt) – qui ne rêve que de porter sur le gibet les malfaiteurs[1] – ne peuvent servir de référence au spectateur. D’autre part, le regard de celui-ci est quasiment le même que celui de l’enfant. Or John Mohune a immédiatement adopté Jeremy Fox qu’il considère comme son « ami » – il emploie le terme à de multiples reprises – ou plus exactement comme son père par procuration[2]. Avant de développer ce point, remarquons que différents éléments complémentaires sont nécessaires pour que Fox apparaisse totalement positif à la fin des Contrebandiers de Moonfleet. Tout d’abord, il porte en lui une blessure secrète – son amour brisé avec Olivia et les chiens qui ont été lâchés sur lui pour s’en débarrasser. Ensuite, il évolue vers le Bien – c’est-à-dire vers un sentiment d’amour paternel envers John – ce qui l’écarte de son destin qui consistait à devenir l’égal d’un Lord Ashwood[3]. Enfin, et c’est la conséquence logique du point qui précède, il meurt à la fin du film. Aucune autre solution n’était possible mais cela permet au spectateur de s’assurer du droit moral d’aimer ce bandit sans (trop – mais il n’est pas interdit de le faire) s’interroger sur la fascination qu’exerce ce type de personnage.
John Mohune et Jeremy Fox
Mais le point-clé dans cette fascination que l’on éprouve pour Jeremy Fox réside donc dans le fait qu’on le voit à travers le filtre du regard du jeune John Mohune qui éprouve une admiration et un amour sans limites ni réserves pour son aîné. Celui-ci ne cesse d’ailleurs de le mettre en garde notamment lorsqu’ils sont lancés dans la quête périlleuse d’un diamant. Cela entraîne ce dialogue qui montre bien quels sont leurs rapports :
« Jeremy : Si nous devons nous séparer, je t’abandonnerais sans la moindre hésitation. John : J’ai peine à le croire, monsieur[4]. Jeremy : Si j’étais ton père… John (l’interrompant) : Oh ! Oui. Jeremy : Si j’étais ton père, je t’aurais appris à ne croire personne. John : Mais je suis votre ami, monsieur. Jeremy : Tu es mon compagnon dans une dangereuse aventure. » |
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Bien sûr, John est fort naïf quant à la réelle nature de Jeremy Fox mais, au final, il s’avérera qu’il a eu raison de lui faire confiance car il a su faire évoluer celle-ci. De plus, cette candeur et ces illusions – mêlées à une force de résolution peu commune – donnent une grande densité au personnage de John Mohune. Rarement les thèmes de la transmission, de la filiation choisie et du difficile passage à l’âge adulte n’auront aussi bien été mis en scène que dans Les Contrebandiers de Moonfleet. Rarement également, un enfant n’aura offert une aussi brillante composition que Jon Whiteley ce qui confirme d’ailleurs les qualités de directeur d’acteurs de Fritz Lang[5]. On notera que celui-ci semble d’ailleurs, même s’il n’en a jamais eu, tout particulièrement apprécié les enfants et Lady Ashwood (Joan Greenwood) – la femme de Lord Ashwood et l’une des multiples maîtresses de Jeremy Fox – se rendra définitivement antipathique quand elle avouera sa détestation de ceux-ci (et cela entraînera d’ailleurs la transformation définitive de Jeremy qui, ayant abandonné – avec moult remords – John, pour sa lancer dans une aventure avec les Ashwood les quittera, en tuant au passage Lord Ashwood, pour retourner, bien que blessé à mort, près de l’enfant). Toutefois si de nombreux enfants ont joué dans des rôles secondaires chez Fritz Lang (ainsi le mousse – Roddy McDowall – de Chasse à l’homme), voire ont constitué un véhicule dramatique majeur (Elsie – Inde Landgut – dans M, Le Maudit – 1931 – ou le bébé de J’ai le droit de vivre – 1937), jamais aucun n’avait tenu un rôle premier dans l’une de ses œuvres. Cela contribue d’ailleurs à la singularité des Contrebandiers de Moonfleet dans sa carrière.
John Mohune entouré de plusieurs habitants de Moonfleet
lors de son arrivée dans la ville
Mais, au-delà de ces deux superbes personnages, ce qui fait la force et la magie de ce film tient à sa magnifique esthétique qui, si elle respecte les canons du film d’aventures, n’en est pas moins parfaitement propre à Fritz Lang. Pas d’expressionnisme et du « romanesque », comme dirait Peter Bogdanovich[6] – conformément à ce qu’exige le genre –, certes. Cette dimension est d’ailleurs nécessaire et participe largement de la réussite du film. C’est d’ailleurs une atmosphère à la lisière du fantastique qu’instaure Fritz Lang durant une bonne moitié de son œuvre. L’esthétique de cette île reculée et de la ville de Moonfleet est ainsi parfaitement cauchemardesque (n’oublions pas, en outre, que nous voyons le film à travers les yeux d’un enfant) avec ses personnages – notamment les contrebandiers – aux trognes repoussantes, ses histoires de revenants (les habitants de Moonfleet, superstitieux, croient aux fantômes), son cimetière dont chaque traversée est une épreuve et ses deux statues – celle d’un ange inquiétant au milieu du cimetière et celle de Barberousse, l’ancêtre de John Mohune, dans l’église – qui, bien que n’étant que pierres, amplifient l’impression de mystère. Mais, plus encore, ce que met en scène Fritz Lang, à côté de l’isolement horizontal, matérialisé par l’île (et signifié, dès le générique, par la mer qui vient frapper les rochers), c’est comme souvent – Docteur Mabuse, le joueur ; Metropolis (1926) ; M, Le Maudit, Chasse à l’homme ; … – une opposition verticale entre le monde des bas-fonds, celui où se réalise la contrebande avec sa nécessité toujours renouvelée d’y descendre, et celui – guère plus reluisant[7] – du haut avec les prestigieux cénacles de la « bonne » société qui exercent une irrépressible attraction sur un Jeremy Fox, aussi à l’aise dans ce monde que dans l’autre. On le verra ainsi, par un brutal – ce qui est assez rare chez Lang, du moins à cette époque de sa carrière – et brillant raccord cut, passer d’une réunion de contrebandiers à une réception fastueuse organisée par Lord Ashwood. Nécessité de descendre, volonté de s’élever et parfaite mise en scène (avec une métaphore évidente) de cela, esthétique et thématique se rejoignent donc dans ces Contrebandiers de Moonfleet. On ajoutera qu’à ce travail sur l’espace, Fritz Lang ajoute la mobilisation – et il le fait mieux que jamais auparavant – d’une figure qui lui est chère : celle du cercle. On la retrouve presque partout dans le film. Quand John arrivant à Moonfleet, au début du film, se retrouve à demi-encerclé par les habitants de la ville aux têtes patibulaires[8], pendant la danse d’une gitane (Liliane Montevecchi) lors d’une réception chez Jeremy Fox ou lorsque Fritz Lang, nous rappelant sa passion pour l’architecture[9], filme une réunion des contrebandiers – dans le souterrain – alors que ceux-ci sont surcadrés par une voûte et dans laquelle Jeremy Fox, naturellement occupe le centre de la scène puisque ses comparses font cercle autour de lui. On retrouve encore cette figure lors du combat entre Fox et Block à travers les mouvements décrits par la hallebarde du contrebandier. Enfin, et surtout, c’est lors de la plongée dans le puits – sis au milieu d’un fort militaire – (encore une fois, on retrouve cette nécessité de descendre) faite par John pour récupérer le diamant des Mohune que les cercles sont omniprésents : avec le puits, bien sûr, mais aussi le tonneau dans lequel se trouve John ou encore la roue – entraînée par un âne – qui actionne le système de poulies. Et Fritz Lang, sûr de l’immense beauté de cette séquence, multiplie les angles pour mieux nous la faire partager. Incontestablement, donc, Les Contrebandiers de Moonfleet est l’un des sommets plastiques de son auteur.
Le gardien du puits, Jeremy Fox et John Mohune
Et pour l’ensemble de ses qualités, il est même l’un des principaux chefs d’œuvre d’une carrière qui en compte tant. On notera d’ailleurs que Fritz Lang, comme dans Chasse à l’homme , montre le poids du fatum avec cet instant d’hésitation qui condamne le héros. Ainsi, dans les ultimes minutes du film, en trahissant – contre ses sentiments mais conformément à ses habitudes – John avant de se raviser, Jeremy Fox se sauvera en tant que héros mais il rencontrera inévitablement la mort. Voilà qui montre une nouvelle fois que l’implication de Lang sur ces Contrebandiers de Moonfleet était bien plus grande qu’il ne laissait dire. De plus, le film a, comme toujours ou presque, les qualités qui font de son auteur un réalisateur d’exception c’est-à-dire la densité (le film dure à peine plus de quatre-vingt minutes), un rythme incroyablement soutenu et une efficacité jamais démentie. Et il y a donc, tous ces autres éléments – qu’ils s’agissent ou non de simples détails – qui lui confèrent une dimension toute autre et en font un joyau prouvant que Fritz Lang est bien un génie de son art. J’aurai l’occasion d’y revenir – une dernière fois en ce qui concerne la période américaine de l’auteur – dans le septième et avant-dernier texte de cette série.
Le panneau indiquant la ville de Moonfleet
au début du film
Ran
Une oeuvre à part, Les Contrebandiers de Moonfleet (1) | Suite : L'abandon des idéaux (1) |
[1] Et, encore une fois, on peut voir avec ce personnage un discret plaidoyer de Fritz Lang contre la peine capitale.
[2] Cette procuration est d’ailleurs physiquement identifiée ; il s’agit de la lettre d’Olivia Mohune que John doit remettre à Jeremy Fox.
[3] Jeremy Fox dit que les Mohune l’ont envoyé au Diable mais que « le Diable et [lui] firent bon ménage ». John Mohune a donc un double rôle de rédemption, à la fois vis-à-vis de sa famille et de Jeremy Fox. Il est d’ailleurs rare de voir un film de Lang flirtant si directement avec des thématiques religieuses – peut-être est-ce là directement dû au fait qu’il s’agissait d’une commande.
[4] Ce « monsieur » toujours utilisé par John quand il s’adresse à Jeremy Fox est très significatif. Il montre le respect de John pour Jeremy.
[5] L’autre grande référence concernant ce thème de la filiation choisie est bien sûr Clint Eastwood (avec, entre autres, Un monde parfait en 1993 et Gran Torino en 2008). Le jeune T.J. Lowther sera également extraordinairement bien dirigé par Eastwood dans Un monde parfait. En tout cas, et Whiteley et Lowther nous épargnent ces numéros de singes savants hélas trop communs quand le cinéma a recours à des enfants.
[6] Dans ses entretiens avec Fritz Lang (pages 114-117).
[7] Et on retrouve là la pensée politique et la misanthropie propres au réalisateur…
[8] Dans Rushmore (1998), Wes Anderson rendra un hommage appuyé à Fritz Lang en tournant un double de cette scène célèbre.
[9] Rappelons qu’il s’agit là d’une des formations initiales du metteur en scène. L’autre est la peinture. Fritz Lang dira d’ailleurs à Peter Bogdanovich (page 115) qu’il a dans une scène des Contrebandiers de Moonfleet copié un tableau de William Hogarth. Ainsi, Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975 ; 1ère partie, 2e partie) n’est pas le seul chef d’œuvre se déroulant pendant la guerre de Sept ans (1756-1763 ; L’action des Contrebandiers de Moonfleet se déroule en 1757) faisant référence aux maîtres anglais du XVIIIe siècle.
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