Shining
Avec Shining, son onzième long-métrage, Stanley Kubrick tente de retrouver le très grand public partiellement perdu avec Barry Lyndon. Mais il y perd un peu le fil de son talent et le film souffre de lourds défauts. Néanmoins, de bons points sauvent l’ensemble et le font largement échapper à la médiocrité.
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Affiche de Shining (Stanley Kubrick, 1980)
Lorsqu’il réalise Shining (1980), son onzième et antépénultième long-métrage, Stanley Kubrick ne reste pas seulement sur une série de trois chefs d’œuvre depuis 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) mais avec ce film et ses deux successeurs – Orange Mécanique (1971), Barry Lyndon (1975) – il a en quelque sorte redéfini les frontières de son art et s’est élevé, pour l’éternité, parmi les géants de l’histoire du cinéma. C’est peu dire donc que son nouveau film est attendu. Pourtant, celui-ci ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Tout d’abord, Barry Lyndon, s’il fut très largement célébré, n’a été qu’un demi-succès commercial qui a quelque peu érodé la position de totale liberté dont jouissait Kubrick auprès de ses producteurs. De plus, le réalisateur commence à éprouver de plus en plus de difficultés à faire un film tant son obsession du détail rend son travail problématique. Aussi, a-t-il besoin de se relancer et choisit-il de faire un film à grand spectacle, touchant au genre de l’horreur qu’il n’avait jamais abordé (si ce n’est peut-être un petit peu dans Orange Mécanique) en adaptant l’un des romans du « maître » de littérature populaire fantastique, Stephen King. Aussi, le matériau de base (Shining, l’enfant-lumière, 1977) est-il le plus possible éloigné (par ses thèmes, par sa publication récente, par sa relative simplicité) des Mémoires de Barry Lyndon (William Makepeace Thackeray, 1843-1844) qui avait inspiré le précédent film de Stanley Kubrick.
Wendy (Shelley Duval), Danny (Danny Lloyd) et Jack Torrance (Jack Nicholson)
Et, comme on pouvait on le craindre, Shining est une relative déception dans l’œuvre de Stanley Kubrick. Peut-être faut-il incriminer le roman originel qui serait par trop limité même s’il ne s’agit là que d’une supposition[1]. On remarquera surtout que le film souffre de nombreux défauts pour certains inhabituels chez Stanley Kubrick. C’est notamment le cas du traitement de la communication. Alors que Kubrick travaille généralement avec génie sur le langage et ses procédures, trop de tunnels explicatifs – qui, au surplus, n’apportent pas grand-chose du point de vue de la dramaturgie – encombrent le film et en limitent la dimension fantastique. Je pense en particulier à ces longs dialogues entre Jack Torrance (Jack Nicholson) et Stuart Ullman (Barry Nelson) puis Lloyd (Joe Turkel) et surtout Delbert Grady (Philip Stone) dans les toilettes de l’hôtel Overlook[2] ainsi qu’à celui entre Danny Torrance (Danny Lloyd), le fils de Jack, et Dick Halloran (Scatman Crothers). En outre, entre ces deux derniers, la communication muette via le shining du titre n’apporte rien, elle non plus. Quant à la violence, thème de prédilection de notre auteur, elle est utilisée de manière assez aberrante dans le film – mais reste tout de même impressionnante – et contredit le discours très construit qui trouvera son aboutissement dans Full Metal Jacket (1987). En effet, pourquoi celle-ci surgirait-elle désormais de l’enfermement, du passé, du fantastique ou de la folie quand, pour Kubrick, celle-ci est profondément constitutive de la nature humaine ? Ainsi le cinéaste ne poursuit pas son étude si intéressante de ce phénomène dans Shining. On regrettera plus encore peut-être que le film ne dise rien ou pas grand-chose de la famille ou du couple alors que Jack Torrance ne cesse de reprocher à son (insupportable) épouse Wendy (Shelley Duval) d’avoir contribué à massacrer sa vie et que l’on sent que l’existence de son fils lui pèse profondément (sans qu’il ne puisse se l’expliquer). Mais on en restera là et Shining n’annonce que très partiellement (sans doute en partie parce que la composante sexuelle est par trop évacuée) Eyes Wide Shut (1999), l’ultime chef d’œuvre de Kubrick. Cela est profondément dommage car la densité manquante au film aurait sans doute largement pu être comblée en travaillant ce thème. Le jeu avec le temps – là encore, le film a un « exosquelette » bien mis en valeur qui doit faire monter la tension alors que le passé pèse d’une manière que l’on ne comprend pas – n’est pas non plus extrêmement pertinent si ce n’est, bien sûr, lors de cette extraordinaire fin ouverte qui montre une photo ornant les murs de l’hôtel Overlook sur laquelle figure Jack Torrance et qui est datée du 4 juillet 1921[3] (alors que le film se déroule à l’époque contemporaine). Ajoutons encore pour en finir avec les défauts de Shining que les acteurs principaux, à l’exception de Jack Nicholson – dans un registre que l’on connaît toutefois très (trop ?) bien – ne sont pas très convaincants, Shelley Duval (martyrisée par Kubrick comme le montre le célèbre making-off du tournage) ne cessant d’énerver le spectateur (plus encore que son mari) alors que Danny Lloyd ne provoque guère d’attachement. Et leurs visages toujours effrayés et torturés, une constante du cinéma de Kubrick, finissent par lasser quelque peu.
Delbert Grady (Philip Stone) et Jack Torrance
Shining n’est donc pas un chef d’œuvre ; serait-il pour autant un film totalement raté ? Non pas. En effet, Kubrick n’a pas ici perdu tout son talent. D’une part, il respecte (même si la musique volontairement angoissante est un peu trop omniprésente) les canons du film fantastique et la tension finit par monter et la peur par s’installer. Au-delà des hallucinations récurrentes de Danny (les murs par lesquels s’écoulent des flots de sang, les deux jeunes filles mortes – Lisa et Louise Burns – quelques années plus tôt), on apprécie ainsi cette séquence durant laquelle Jack Torrance enlace puis embrasse une belle jeune femme nue (Lia Beldam) qui se transforme en horrible vieille femme (Billie Gibson)[4] ainsi que celle où Wendy découvre, horrifiée, que depuis des semaines son écrivain de mari ne cesse de taper la même phrase (parfois en réalisant des calligrammes) : « All work and no play makes Jack a dull boy ». Quant aux poursuites finales avec un Jack, blessé, l’air fou et muni d’une hache, chassant sa femme et son fils, elles sont également très réussies. D’autre part et surtout, il y a ces superbes images qui prouvent que Kubrick conserve tout son talent plastique. On admire ainsi ces magnifiques plans de routes montagneuses qui ouvrent le film et les déplacements des personnages à travers à l’hôtel Overlook notamment ceux, très célèbres, de Danny sur son espèce de tricycle filmés au moyen d’une steadicam. De plus, cela renvoie à un traitement extrêmement fin de l’espace dans Shining avec cet enfermement[5] (et Kubrick joue beaucoup du surcadrage) dans un espace à la fois confiné et immense[6]. Plus que l’histoire de la maudite chambre 237, c’est tout l’hôtel qui fascine puisque jamais l’on ne sait vraiment où se trouvent les héros et surtout – et là l’élément « horrifique » fonctionne pleinement – où ils se trouvent les uns par rapport aux autres. Plus peut-être que tout autre moment, on admirera ce raccord qui montre d’abord Jack regarder une maquette du labyrinthe situé à proximité de l’hôtel puis la caméra plonger vers celui-ci pour entrer dans le véritable espace où se trouvent alors Wendy et Danny. Ainsi, pour tous ces moments et quelques autres encore, Shining ne peut définitivement être qualifié de film raté.
Danny Torrance dans les couloirs de l’hôtel Overlook
Il n’en reste pas moins que Stanley Kubrick connaît tout de même une réelle baisse de régime avec ce film qui ne peut, malgré ses réelles qualités qui en font certes un film à voir, être même qualifié de jalon ou de « grand film malade » – pour reprendre la célèbre expression de François Truffaut à propos de Pas de Printemps pour Marnie (Alfred Hitchcock, 1964). Shining annoncerait-t-il alors l’irrémédiable déclin de l’auteur de 2001, L’Odyssée de l’espace ? Il est certain que celui-ci éprouvera toujours de plus en plus de difficultés à réaliser un film, mais il prouvera par la suite, avec ses deux ultimes chefs d’œuvre,Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, qu’il n’a rien perdu de son immense génie.
Jack Torrance
Ran
Note de Ran : 3
Shining (Stanley Kubrick, 1980)
[1] Je n’ai jamais lu de roman de Stephen King et ne peux donc véritablement en juger. Il s’agit donc seulement d’une possibilité même si j’ai tendance à penser que l’homme ne fait nullement partie des grands de la littérature fantastique et qu’il se contente d’écrire des « produits de consommation courante » – ce qui est d’ailleurs tout-à-fait respectable – qui sont sans doute insuffisants pour véritablement inspirer un Stanley Kubrick. Ceci dit, il existe de bonnes adaptations cinématographiques de romans de Stephen King (Dead Zone, par exemple, publié en 1979 et adapté par David Cronenberg sous le même titre en 1983 ce qui contribua largement à lancer la carrière de celui-ci).
[2] Les deux derniers étant des hallucinations de Jack Torrance.
[3] La force de cette ultime séquence est renforcée par la judicieuse utilisation de la chanson « Midnight, the stars and you » jouée par le Ray Noble Orchestra et Al Bowlly.
[4] Même si l’on peut trouver que le réalisateur singe alors son 2001, L’Odyssée de l’espace…
[5] Ainsi Shining est un film sur l’enfermement. Il est donc amusant de remarquer que des chutes de l’opus de Kubrick furent utilisées pour rajouter une fin – non souhaitée par le réalisateur – à la version cinéma du Blade Runner de Ridley Scott (1982). Et ces plans avaient pour vocation de rompre le sentiment dominant d’enfermement dans l’œuvre de Scott.
[6] Cette idée est bien rendue dans ce plan monumental dans lequel Jack, n’arrivant pas à écrire, joue avec une balle dans une grande salle de l’hôtel. Cela fait irrémédiablement penser à Virgil Hilts (Steve McQueen) dans une séquence très célèbre de La Grande Evasion (John Sturges, 1963) qui, lui, était enfermé dans une minuscule cellule.
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