Stanley Kubrick, thématiques : La nature humaine, entre trivialité et absolu (1)
Du geste créatif de Stanley Kubrick, on dira qu’il essaie de tendre vers l’Absolu artistique. Et pourtant la trivialité est omniprésente dans ses films. Peut-être est-ce le plus grand paradoxe de son œuvre. Cela mérite de tenter de l’approcher pour remarquer que cela est sans doute lié à la vision de la nature humaine du réalisateur.
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III] La nature humaine, entre trivialité et absolu
« C’était une pute. Désolé, mais il n’y a pas d’autre mot. » | |
De Victor Ziegler (Sydney Pollack) à Bill Harford (Tom Cruise) à propos d’une femme mystérieuse (Abigail Good ou Julienne Davis[1]) rencontrée dans une orgie lors de laquelle les deux hommes étaient présents dans Eyes Wide Shut (1999). |
A) Pourquoi une telle omniprésence de la trivialité ? (première partie)
Sommaire actif :
a. Introduction
b. L’omniprésence de la trivialité
c. Les liens entre les différentes formes de trivialité
d. Jusqu’à l’obscène…
a.Introduction
L’absorption de substances (1) : Le singe devenu carnivore
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
2001, L’Odyssée de l’espace (1968) : Au début, le spectateur est plongé à « l’aube de l’humanité » et peut voir des singes se comporter en paisibles herbivores, vivant dans une relative harmonie seulement troublée par ces grands prédateurs que sont les léopards[2]. L’intervention d’un étrange monolithe noir et parallélépipédique les transforme en hommes – ou, à tout le moins, en hominidés – en leur « enseignant » la violence ; aussi peuvent-ils désormais se défendre mais aussi se battre entre eux et, au passage, ils deviennent de voraces carnivores. Plus loin dans le film, après une ellipse temporelle qui amène au seuil du XXIe siècle, le professeur Heywood Floyd (William Sylvester) rejoint la base lunaire de Clavius sur laquelle a été découverte une réplique du monolithe vu précédemment. On le verra notamment, à cette occasion, absorber un plateau-repas, a priori, peu appétissant mais il ne manquera pas de remarquer que la dinde de synthèse a exactement le même goût que la vraie. Dix-huit mois plus tard, le Discovery One, un vaisseau spatial, emmène, entre autres, deux astronautes, Dave Bowman (Keir Dullea) et Frank Poole (Gary Lockwood), dans l’orbite de Jupiter c’est-à-dire dans la direction vers laquelle le monolithe présent sur la Lune émettait une onde. Là encore, on les verra absorber ces étranges rations alimentaires. Enfin, à l’extrême fin du film, Dave Bowman, après bien des aventures – qui auront vu notamment le meurtre de Frank Poole par le superordinateur HAL 9000 (voix de Douglas Rain en version originale ; voix de François Chaumette en version française) qui contrôle le Discovery One, la déconnexion de celui-ci et, partant, l’échec de la « mission Jupiter » – retrouve un nouveau monolithe, franchit la « porte des étoiles » et se retrouve, dans un hors-temps, « au-delà de l’infini ». Dans cet espace-temps indéterminé, il observe des doubles vieillissants de lui-même. L’un d’eux, sur une table parfaitement agencée, semble déguster un excellent dîner mais celui-ci est interrompu quand il brise un verre. Aussi sera-t-il amené à se voir mourant dans son lit et à se transformer en un fœtus géant qui est, peut-être, l’incarnation du Surhumain.
L’absorption de substances (2) : Frank Alexander (Patrick Magee) et Alex (Malcolm McDowell)
dans Orange mécanique (1971)
Sans doute n’est-ce pas là ce que l’on remarque en premier lieu lorsque l’on découvre 2001, L’Odyssée de l’espace mais force est de constater que, comme les monolithes, la nourriture est bel et bien présente à chaque moment décisif de l’œuvre. Or, celle-ci est l’expression la plus évidente de la nécessité pour la vie animale et/donc humaine[3] de la matière et de l’organique – d’où son rejet partiel mais important par nombre de religions. Ainsi, dans ce film, l’un des plus importants de l’histoire du cinéma, qui montre L’Homme à la recherche de l’Absolu – qu’il rencontrera mais sans doute pas dans les conditions qu’il avait souhaitées – et qui pour beaucoup incarne une forme de perfection esthétique, une certaine forme de trivialité est-elle, avec cette profusion de nourriture, toujours présente. Or, on peut facilement remarquer le même apparent paradoxe dans l’ensemble de l’œuvre de Stanley Kubrick : ses différents films semblent chercher à atteindre l’absolu – au moins – cinématographique mais la trivialité y est omniprésente. C’est donc que, pour le réalisateur, la nature humaine de même que le geste créatif semblent être en permanente tension entre l’absolu et la trivialité. Tenter d’étudier d’un peu plus près cette thématique et la relier au geste créatif tel que le conçoit Stanley Kubrick sera donc l’objet de ce dernier texte thématique concernant l’œuvre du cinéaste et fournira une sorte de conclusion à la longue série qui lui a été ici consacrée.
b.L’omniprésence de la trivialité
L’absorption de substance (3) : Le lait drogué au vellocet bu par Alex
au début d’Orange mécanique (1971)
Ainsi ne peut-on que remarquer que si Stanley Kubrick incarne pour beaucoup, à tort ou à raison[4], le geste créatif porté à son summum et qu’en tout état de cause existe chez lui une volonté peut-être démentielle d’aller vers le Beau, la trivialité n’en est pas moins omniprésente dans son œuvre. En dresser une liste exhaustive serait d’ailleurs impossible, aussi se bornera-t-on ici à donner quelques exemples significatifs ; on notera également que celle-ci est protéiforme, l’auteur semblant vouloir l’envisager sous tous ses aspects. Il y a donc la nourriture que l’on retrouve en différents moments de 2001, L’Odyssée de l’espace mais également dans nombre d’autres films notamment Orange mécanique (1971), avec cette célèbre séquence dans laquelle le héros, Alex (Malcolm McDowell), s’écroule dans le plat de pâtes préparé par l’écrivain Frank Alexander (Patrick Magee), Barry Lyndon (1975) puisque c’est au cours d’un repas que Barry (Ryan O’Neal) insulte le capitaine John Quinn (Leonard Rossiter) qui lui dispute la main de Nora Brady (Gay Hamilton) ce qui, in fine, entraînera un duel entre les deux hommes, le départ du héros et le début de son aventure ou encore Full Metal Jacket (1987) où Baleine (Vincent d’Onofrio) subit l’humiliation, infligée par le sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey), de devoir manger un beignet qu’il avait tenté de cacher dans sa cantine pendant que les autres recrues sont obligés de faire des pompes. Logiquement, au côté de la nourriture, l’alcool est souvent présent – c’est bien sûr le cas dans la séquence d’Orange mécanique évoquée précédemment – et, tout au long de sa carrière, Stanley Kubrick montre[5] les effets potentiellement dévastateurs de celui-ci que ce soit au travers de personnages aussi différents que le lieutenant Roget (Wayne Morris) dans Les Sentiers de la gloire (1957), Jack Torrance (Jack Nicholson) dans Shining (1980) ou Alice Harford (Nicole Kidman) dans Eyes Wide Shut (1999). Il arrive également que les héros kubrickiens absorbent des drogues. Ce sera le cas pour Alex sous trois formes différentes dans chacune des parties d’Orange mécanique. Tout d’abord, dès l’ouverture du film, on le voit boire du lait drogué au Korova Milk Bar en compagnie de ses trois droogies, Georgie (James Marcus), Dim (Warren Clarke) et Pete (Michael Tarn). Puis, le docteur Branom (Madge Ryan) lui injecte un mystérieux sérum ce qui fait partie de son traitement dans le cadre du programme Ludovico. Enfin, le vin que lui offre Frank Alexander est drogué. Ainsi le héros consomme-t-il différentes drogues[6] tout au long du film mais son usage d’abord complètement volontaire finit, après un curieux stade intermédiaire, par être absolument contraire à ce qu’il souhaite. Mais l’exemple le plus marquant reste celui d’Alice Harford qui, après avoir fumé un joint, engage une longue discussion – durant laquelle elle monopolisera largement la parole – sur le couple avec son mari Bill (Tom Cruise) remettant en cause les certitudes les mieux établies de celui-ci et le lançant dans son errance à travers les nuits new-yorkaises.
Le sexe (1) : Alice (Nicole Kidman) et Bill Harford (Tom Cruise)
dans Eyes Wide Shut (1999)
Mais on ne saurait réduire la représentation de la trivialité dans l’univers de Stanley Kubrick à l’absorption de différentes matières. C’est même, dans ce domaine, bien loin de constituer l’essentiel de ce que le cinéaste met en scène. Sans aucun doute est-ce le sexe qui occupe ici la première place, le réalisateur multipliant les références souvent très explicites à cette activité que ce soit dans L’Ultime Razzia (1956), Spartacus (1960)[7], Lolita (1962), Docteur Folamour (1964), Orange mécanique, Barry Lyndon, Full Metal Jacket ou Eyes Wide Shut[8] et surtout filmant des scènes de sexe particulièrement crues dans Orange mécanique – avec notamment le viol de madame Alexander (Adrienne Corri) par Alex –, Barry Lyndon et surtout Eyes Wide Shut. On notera d’ailleurs un paradoxe supplémentaire mais toutefois plus apparent que réel dans ce que montre le réalisateur. Le sexe – et, plus largement, le corps – constitue sans aucun doute l’apogée de la trivialité et, pourtant, il tend à le considérer comme étant – dans certaines occurrences – la forme probablement la plus sincère de communication entre deux êtres humains . Sans doute faut-il surtout y voir toute la richesse et la complexité d’un propos plutôt qu’une quelconque incohérence. Autre forme de trivialité largement présente dans le cinéma kubrickien : l’argent ou, plus exactement, les rapports d’argent. On la retrouve dans Full Metal Jacket lorsque, dans la séquence d’ouverture de la deuxième partie , Guignol (Matthew Modine) et Rafterman (Kevyn Major Howard) discutent avec une prostituée vietnamienne (Papillon Soo Soo) du tarif de ses prestations. La scène est comme répétée un peu plus loin puisque les deux personnages ainsi que plusieurs autres marines – notamment Cowboy (Arliss Howard), Blackboule (Dorian Harewood) et Brute épaisse (Adam Baldwin) – font de même avec une autre prostituée (Leanne Hong). Mais c’est plus particulièrement avec Barry Lyndon et Eyes Wide Shut que Stanley Kubrick met l’argent au cœur de sa réflexion. Dès lors, ces deux films se prêtent à des analyses marxisantes extrêmement convaincantes[9].
Le sexe (2) et la violence (1) :
le viol de madame Alexander (Adrienne Corri au second plan ; tenue par Dim – Warren Clarke)
par Alex (au premier plan) et ses droogies dans Orange mécanique (1971)
Enfin le tableau de la représentation de la trivialité dans l’œuvre de notre auteur ne serait pas complet si l’on oubliait d’évoquer la violence et sa manifestation la plus exacerbée, la guerre. Les films de guerre sont ainsi dominants dans la filmographie de Stanley Kubrick puisque quatre de ses treize opus appartiennent à ce genre avec Fear and Desire (1953), son premier long-métrage, Les Sentiers de la gloire, Docteur Folamour et Full Metal Jacket. En outre, Spartacus et Barry Lyndon – dans sa première partie – présentent nombre d’épisodes guerriers. Ainsi, la guerre a-t-elle intéressé Stanley Kubrick tout au long de sa carrière et il n’a cessé, de manière parfois particulièrement saisissante (notamment dans Full Metal Jacket), d’en montrer toute l’horreur – et toute l’absurdité. Quant à la violence, elle est, sous une forme ou sous une autre, présente dans tous les films du réalisateur constituant pour lui le propre de l’Homme. La première partie de 2001, L’Odyssée de l’espace l’indique ainsi clairement puisque les singes deviennent des prototypes d’hommes après que le monolithe leur ait fait découvrir la violence[10]. Dans son film suivant, Orange mécanique, il montre même, à travers les agissements criminels d’Alex, le spectacle de la violence[11] poussé à son paroxysme[12].
c.Les liens entre les différentes formes de trivialité
La guerre (1) : L’attaque de la côte 110
dans Les Sentiers de la gloire (1957)
Nourriture, alcool, drogue, sexe, argent, violence, guerre : la trivialité est donc polymorphe dans l’œuvre de Stanley Kubrick. Logiquement, le réalisateur s’attache à déceler les liens qu’entretiennent entre elles ces différentes formes. Revenons tout d’abord sur l’absorption de différentes substances. Si l’on ne s’attardera pas sur le cas du lieutenant Roget, dans Les Sentiers de la gloire, dont l’alcoolisme est lié à sa couardise et à sa peur de la guerre, on remarquera que le personnage de Jack Torrance, dans Shining, est très intéressant dans la mesure où sa violence dérive partiellement de sa consommation d’alcool. Mais, on le sait, Stanley Kubrick négligera quelque peu cette idée[13], notamment dans la version européenne du film[14], pour renforcer le caractère fantastique de Shining[15], film dans lequel la violence finit par surgir non de nulle part mais bien du seul hôtel Overlook, lieu maléfique où sont enfermés les trois héros, Jack, sa femme Wendy (Shelley Duval) et leur fils Danny (Danny Lloyd). Par contre, dans Orange mécanique, la liaison entre l’« ultraviolence » d’Alex et de ses droogies et leur consommation de lait drogué est clairement affirmée. Enfin, dans 2001, L’Odyssée de l’espace, on l’a dit, la transformation du singe en homme se fait par l’incrémentation de la violence et a notamment pour effet de modifier son rapport à la nourriture puisqu’il devient, à l’instar du léopard, un prédateur carnivore.
Le sexe (3) et l’argent : La prostituée Domino (Vinessa Shaw) et Bill Harford
dans Eyes Wide Shut (1999)
Plus fondamentaux encore sont les relations qu’entretiennent le sexe et la violence, d’une part, et le sexe et l’argent, d’autre part. C’est essentiellement dans Orange mécanique que Stanley Kubrick traitera du premier point. D’une part, la violence d’Alex dans la première partie du film s’exerce notamment, on l’a vu, au travers du viol mais on doit également remarquer, au-delà de ce cas spécifique, que le personnage est défini par son activité sexuelle débordante. D’autre part, après avoir subi le programme Ludovico qui l’a « réformé », Alex est privé de sa violence mais est aussi rendu totalement impuissant. Aussi, sa « guérison » se manifestera-t-elle par le retour à des fantasmes sexuels, le film s’achevant avant qu’Alex n’ait eu à nouveau l’occasion de se montrer violent. Ainsi, dans une perspective quelque peu freudienne, Stanley Kubrick établit-il un lien direct entre pulsions sexuelles et de violence. Quant au rapport entre sexe et argent, il constitue le thème majeur d’Eyes Wide Shut, l’ultime œuvre du réalisateur ; le film s’ouvre ainsi sur cette question posée par Bill Harford à son épouse : « Chérie, tu n’as pas vu est mon portefeuille ? » ; et il s’achève par cette affirmation d’Alice à l’adresse de Bill : « Je vais te dire, il y a une chose très importante et ça, il faut le faire très vite (…). Baiser ». On ne saurait difficilement plus clairement signifier le matérialisme de l’humain d’autant qu’il déborde largement des étroites frontières du couple Harford. En effet, c’est toute la société qui est obsédé par le sexe et l’argent des plus puissants jusqu’aux moins aisés. Les premiers – auxquels Bill n’appartient pas – qui ne savent plus quoi faire de leur fortune en sont ainsi réduits à organiser (et c’est là le signe de leur pouvoir) de fastueuses orgies dans lesquelles les seconds ne peuvent que vendre leurs corps pour peu qu’ils soient magnifiques[16]. Ainsi, Stanley Kubrick indique que les différentes formes de trivialité qui caractérisent la nature humaine entretiennent de complexes rapports de proximité[17].
d.Jusqu’à l’obscène…
La violence (2) : La parole du sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey)
dans Full Metal Jacket (1987)
La trivialité est donc fondamentale dans l’univers de Stanley Kubrick et il faut encore qu’il pousse sa représentation jusqu’à la plus pure obscénité. Pour cela, il utilise notamment le véhicule du langage [18]. Deux personnages, issus des deux dernières œuvres du réalisateur, usent tout particulièrement d’un verbe ordurier. Il s’agit du sergent-instructeur Hartman dans Full Metal Jacket, présent dans toute la première partie du film qui montre la formation des futurs marines dans la base de Parris Island, et de Victor Ziegler (Sydney Pollack) lors de sa discussion avec Bill Harford à la fin d’Eyes Wide Shut. Dans les deux cas, leur maîtrise de la parole est parfaite, puisqu’ils ne sont jamais amenés à chercher leurs mots[19], ce qui est d’ailleurs l’expression de leur pouvoir et ils finissent par se montrer d’une extrême violence verbale[20] grâce à un langage d’une vulgarité aussi assumée que sans limites – ce que montre, par exemple, la citation placée en exergue de ce texte.
Les toilettes (1) : Le dialogue entre Delbert Grady (Philip Stone) et Jack Torrance dans les toilettes de l’hôtel Overlook
dans Shining (1980)
Au-delà du langage, la volonté de Stanley Kubrick d’aller jusqu’au bout de la crudité le conduit à situer de nombreuses scènes de ses films dans des toilettes ou des salles de bain. On en retrouve ainsi dans Docteur Folamour, 2001, L’Odyssée de l’espace, Orange mécanique, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut. Certes, certaines prêtent avant tout à sourire comme ce passage du professeur Heywood Floyd dans les toilettes privées de gravité d’un vaisseau spatial dans 2001, L’Odyssée de l’espace mais il n’en reste pas moins que toutes rappellent, une fois de plus, le lien fondamental qu’entretient l’homme à la matière. Par ailleurs, certaines des séquences se déroulant aux toilettes sont décisives dans l’intrigue de ses films. C’est notamment le cas dans Shining et Full Metal Jacket. Dans le premier a lieu une importante discussion entre Jack Torrance et Delbert Grady (Philip Stone) dans les toilettes de l’hôtel Overlook. Dans le second, c’est dans celles de la base de Parris Island que s’isole Baleine à la fin de la première partie avant d’y être rejoint par Guignol puis Hartman. Baleine tuera alors, dans une scène d’une extrême violence, le sergent-instructeur avant de se suicider. Surtout, deux de ces séquences sont particulièrement impudiques. La première est celle d’Orange mécanique qui montre Alex, à son réveil, se rendre aux toilettes en se grattant l’appareil génital[21]. La seconde, plus marquante encore, est située au début d’Eyes Wide Shut. Elle montre Bill Harford se rendre dans la salle de bain de son appartement. On voit alors sa femme Alice, apparemment absolument pas troublée par l’arrivée de son mari, achever de s’essuyer le sexe avec du papier hygiénique.
Les toilettes (2) : Bill Harford entrant dans la salle de bain de son appartement alors qu’Alice est aux toilettes
dans Eyes Wide Shut (1999)
On ne saurait difficilement aller plus loin dans la représentation de l’obscénité si ce n’est peut-être dans la mise en scène d’orgies qui, elles aussi, reviennent très régulièrement dans les films de Stanley Kubrick, qu’elles soient fantasmées ou réelles. On en retrouve ainsi dans Orange mécanique, Barry Lyndon et Eyes Wide Shut. C’est dans cette dernière œuvre qu’elle occupe la place la plus importante puisqu’elle donne lieu à une séquence extrêmement longue (plus d’un quart d’heure) et que les relations sexuelles – sous des formes diverses et variées… – sont filmées avec le plus de réalisme et, partant, de crudité. Enfin, dernière manifestation de la volonté affirmée de Stanley Kubrick d’orienter son œuvre vers la trivialité, il conclue quatre de ses treize films par des références sexuelles explicites. Le premier est Docteur Folamour. Il s’était ouvert sur le ravitaillement d’un avion en vol qui figurait clairement une pénétration. Presque logiquement, il s’achève, alors que l’humanité court à sa destruction totale, par les quasi-cris de jouissance du major Kong (Slim Pickens) – qui saute avec la bombe qu’il vient de larguer de son B 52 – et du docteur Folamour (Peter Sellers) qui précèdent immédiatement l’explosion d’un champignon nucléaire qui ne peut guère faire penser à autre chose qu’à une éjaculation. Dans Orange mécanique, Alex, après avoir scellé une alliance avec le ministre de l’Intérieur (Anthony Sharp), laisse dériver ses pensées et se voit en train de faire l’amour avec deux femmes sous le regard complaisant de différents membres de la haute société britannique. Ce sera la dernière image du film. Si on ne verra pas ses fantasmes, Guignol exprime, en voix off, le même genre de pensées à la fin de Full Metal Jacket affirmant notamment : « Mes pensées dérivent vers des seins durs, vers des rêves érotiques. Vers Mary Jane et sa culotte mouillée ». Quant à l’ultime œuvre largement testamentaire du réalisateur, Eyes Wide Shut, elle s’achève donc sur le « Baiser » clairement prononcé par Alice Harford. Tout cela démontre donc l’importance fondamentale de la trivialité pour Stanley Kubrick.
Le sexe (4) : L’orgie (1) dans Eyes Wide Shut (1999)
Ran
[1] La femme mystérieuse lors de l’orgie est jouée par Abigail Good mais Victor Ziegler l’identifie à Mandy Curran – celle-ci étant incarnée par Julienne Davis – vue par Bill au début du film.
[2] Stanley Kubrick signifie donc clairement que les hommes ne sont pas les premiers carnivores.
[3] Les religions postulent, en général, une différence de nature entre l’Homme et l’animal. A l’inverse, la science, avec la théorie darwiniste de l’évolution, n’en remarque aucune et constate que l’Homme est une espèce animale parmi d’autres appartenant aux mammifères vivipares. Avec l’« artifice » du monolithe (et un évident recours à la philosophie nietzschéenne), Stanley Kubrick réussit, dans la première partie de 2001, L’Odyssée de l’espace, le tour de force de revenir sur ce thème sans trancher entre ces deux positions absolument incompatibles.
[4] Et même si je tenterai donc dans la suite de ce texte d’approcher d’un peu plus près ce que peut exactement signifier une telle assertion, on pourra déjà noter – sans surprise – que je suis plutôt enclin à être en accord avec celle-ci.
[5] Sans toutefois véritablement les dénoncer. On le sait et on y reviendra, le réalisateur est moraliste mais il n’est nullement moralisateur.
[6] Il faut noter que la nature exacte de celles-ci n’est jamais précisée. On remarquera aussi que le terme de « droogies » ou de « droogs » qui désigne les acolytes d’Alex semble former à partir du mot « drug ».
[7] On se souvient notamment des dialogues, un peu lourd, entre Batiatus (Peter Ustinov) et Gracchus (Charles Laughton) ou de celui (dans des thermes) entre Crassus (Laurence Olivier) et Antoninus (Tony Curtis) sur les escargots…
[8] On ne peut ajouter à cette liste 2001, L’Odyssée de l’espace car il n’y a pas à proprement parler de références sexuelles dans ce film. Par contre, celles à la procréation, que ce soit avec la danse des vaisseaux spatiaux sur Le Beau Danube bleu de Johann Strauss en ouverture de la deuxième partie ou avec le fœtus géant en lequel s’est transformé Dave Bowman à la fin de l’œuvre, sont multiples et il est évident que fécondation et naissance dérivent de l’activité sexuelle.
[9] Celles-ci sont dominantes dans les tentatives d’interprétation de Barry Lyndon et d’Eyes Wide Shut – et je les ai moi-même largement adoptées dans mes textes consacrés à ces deux films tant, d’une part, leur pertinence me semble évidente et tant il m’apparaît, d’autre part, difficile d’en faire l’économie. Néanmoins, d’autres pistes ont pu être proposées notamment par Michel Chion (dans son livre Stanley Kubrick, l’humain, ni plus, ni moins publié aux éditions des Cahiers du cinéma en 2004) qui se montre particulièrement brillant sur Barry Lyndon et Eyes Wide Shut (il est en revanche, à mon sens, nettement moins convaincant concernant Full Metal Jacket).
[10] Et, immédiatement, ceux-ci, qui vivaient paisiblement, créent des armes et s’organisent en groupes rivaux pour se livrer au premier conflit guerrier de l’histoire de l’Homme.
[11] Mais même si elle n’est que rarement pratiquée de manière aussi brutale et directe qu’elle ne l’est par Alex, la violence est finalement fort équitablement partagée entre les différents membres de la société…
[12] Notons que le réalisateur – c’est, en tout cas, inscrit sur les affiches du film – et le héros (qui s’adresse directement au spectateur par l’intermédiaire de la voix off) nomment alors celle-ci « ultraviolence ».
[13] Et ce au grand désarroi de Stephen King (auteur du roman – Shining, l’enfant lumière publié en 1977 – qui a servi de base au film) pour qui il aurait du s’agir du thème principal.
[14] Il existe, en effet, deux versions de Shining. La version américaine (récemment diffusée en France), plus longue de quelques vingt-cinq minutes, met plus l’accent sur l’alcoolisme de Jack Torrance que la version européenne, raccourcie à la demande de la Warner Bros (et dont le montage a été validé par Kubrick).
[15] De ce point de vue, le film (qui ne figure parmi mes préférés de son auteur) est tout-à-fait réussi.
[16] Et ces belles prostituées sont, au surplus, dépendantes de la drogue comme le montre le personnage de Mandy Curran que Bill soigne après qu’elle a fait une overdose lors d’une relation sexuelle avec le richissime Victor Ziegler.
[17] En effet, dans la plupart des cas évoqués (et rappelons qu’il ne s’agit là que de quelques exemples parmi une multitude), le rapport de causalité qu’entretient une forme de trivialité à une autre est difficile à définir et même presque toujours réversible.
[18] Voir mon texte sur le langage et la communication dans l’œuvre de Stanley Kubrick (et plus particulièrement concernant Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, les quatrième et cinquième parties) publié dans « Textes divers ».On notera que le dialogue permet assez souvent, tout particulièrement dans Docteur Folamour, le rire ce qui est également lié à la thématique de la trivialité.
[19] Et même dans les situations les plus tragiques, Hartman ne perdra pas la maîtrise de la parole comme le montre l’ultime séquence de la première partie de Full Metal Jacket lorsqu’il retrouve Baleine muni d’un fusil chargé. Cela n’empêchera toutefois ce dernier de tuer le sergent-instructeur avant de se suicider.
Par ailleurs, on rappellera que le contrôle absolu du langage ne permet pas, dans l’œuvre de Stanley Kubrick, de communiquer ses propres émotions. Mais, dans les deux cas ici rappelés, les personnages n’ont aucunement cette volonté.
[20] On ne saurait d’ailleurs réduire la portée de cette violence car, dans Full Metal Jacket, les humiliations – qui sont donc essentiellement verbales – que fait très régulièrement subir Hartman à Baleine conduisent celui-ci à la folie, au meurtre et au suicide.
[21] Un peu plus loin dans le film, on verra encore Alex dénudé alors qu’il entre en prison et le gardien-chef (Michael Bates) de celle-ci en train d’inspecter son anus au moyen d’une lampe-torche.
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