Stanley Kubrick, thématiques : La nature humaine, entre trivialité et absolu (2)
Du geste créatif de Stanley Kubrick, on dira qu’il essaie de tendre vers l’Absolu artistique. Et pourtant la trivialité est omniprésente dans ses films. Peut-être est-ce le plus grand paradoxe de son œuvre. Cela mérite de tenter de l’approcher pour remarquer que cela est sans doute lié à la vision de la nature humaine du réalisateur.
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III] La nature humaine, entre trivialité et absolu
« C’était une pute. Désolé, mais il n’y a pas d’autre mot. » | |
De Victor Ziegler (Sydney Pollack) à Bill Harford (Tom Cruise) à propos d’une femme mystérieuse (Abigail Good ou Julienne Davis[1]) rencontrée dans une orgie lors de laquelle les deux hommes étaient présents dans Eyes Wide Shut (1999). |
A) Pourquoi une telle omniprésence de la trivialité ? (deuxième partie)
Sommaire actif :
a.La nécessité de tenir un discours sur la société de son temps
b.La volonté de proposer une réflexion sur les permanences de la nature humaine
Le sexe (5) : L’orgie (2) dans Eyes Wide Shut (1999)
On peut dès lors d’interroger sur les raisons d’une telle omniprésence de la trivialité, qui plus est polymorphe et outrancière, dans le cinéma de Stanley Kubrick. Au-delà d’un goût affirmé pour la provocation (sur lequel on reviendra ultérieurement), la raison profonde semble être liée à la nécessité pour le réalisateur de tenir un discours éthique à travers la forme artistique. On peut d’ailleurs supposer que celle-ci se doit, selon lui, de s’intéresser à la nature humaine pour justement relever de l’art. Or Stanley Kubrick, même s’il fait régulièrement montre d’un certain humanisme[2], est, à l’évidence, profondément misanthrope et pessimiste.
a.La nécessité de tenir un discours sur la société de son temps
La guerre (2) : L’explosion d’un champignon nucléaire
à la fin de Docteur Folamour (1964)
Dans cette logique, il se doit donc, ce qu’il fait d’ailleurs sans guère de difficultés tant cela semble correspondre à sa nature, d’adopter une posture de moraliste pour, en tout premier lieu, ausculter la société de son temps. On ira jusqu’à se risquer à écrire que son discours se fait volontiers politique même s’il n’est que très rarement militant[3] sauf peut-être dans l’expression d’un pacifisme particulièrement évident et démonstratif dans Les Sentiers de la gloire (1957) et qui se confirme, tout en s’affinant, dans Docteur Folamour (1964) et Full Metal Jacket (1987). Il ne cesse donc de dénoncer l’absurdité de la guerre – même si le spectacle de celle-ci ne cesse de le fasciner – et suggère largement dans Full Metal Jacket que la défaite américaine au Vietnam est due, avant toute considération d’ordre militaire, à l’absence même de sens du conflit. De même, dans Docteur Folamour, en utilisant les ressources d’une très légère anticipation temporelle et – surtout – de l’humour noir, le réalisateur s’attache à montrer comment la guerre froide et ses politiques de dissuasion nucléaire peuvent à tout moment dégénérer en affrontement nucléaire généralisé et incontrôlé qui entraînerait l’humanité à sa perte. De plus, le lien avec la délirante propagande antisoviétique menée par les Etats-Unis[4] est évident puisque le général Jack D. Ripper (Sterling Hayden) a déclenché le fatal plan R parce qu’il est persuadé que les Soviétiques empoisonnent l’eau des Américains ce qui aurait abîmé ses « fluides corporels » et entraîné une impuissance passagère[5] et d’autres personnages du film, comme le général Buck Turgidson (George C. Scott) – pourtant l’un des plus proches conseillers militaires du président des Etats-Unis Merkin Muffley (Peter Sellers) – ou le major Kong (Slim Pickens) sont victimes de cette folie collective.
La guerre (3) : Brute épaisse (Adam Baldwin) dans Full Metal Jacket (1987)
On remarquera par ailleurs que si, pour Kubrick, la violence et la guerre relèvent des permanences de la nature humaine – qui intéressent également beaucoup le cinéaste et sur lesquels on reviendra dans le point suivant –, il s’intéresse prioritairement aux conflits contemporains, situant chacun de ses quatre films de guerre au XXe siècle. Si le premier, Fear and Desire (1953), semble se dérouler à une époque contemporaine de sa réalisation, il est toutefois situé dans un espace que l’on ne peut définir. Mais sans doute parce qu’il considère que son film est mauvais et qu’il a la volonté de réfléchir plus précisément à la société dans laquelle il vit, Stanley Kubrick renoncera à cette idée pour ses trois autres films de guerre et les ancrera dans un conflit clairement défini. Certes, il sera un temps tenté de recourir à nouveau à cette formule[6] pour Les Sentiers de la gloire mais c’est essentiellement parce que le film peine à trouver des producteurs[7] et, grâce au soutien de Kirk Douglas (personnage principal du film dans le rôle du colonel Dax), il y renoncera et montrera donc l’armée française au cours de la Première Guerre mondiale.
La machine : Dave Bowman (Keir Dullea) avant la déconnexion du superordinateur HAL 9000
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Au-delà de son intérêt pour des conflits spécifiques – la Première Guerre mondiale, la guerre froide, la guerre du Vietnam – et de la réflexion particulièrement féconde qu’il développe sur ceux-ci notamment dans Docteur Folamour et Full Metal Jacket, il faut relier cette récurrence de la mise en scène de guerres contemporaines au tropisme du réalisateur pour l’évolution de la technologie, des techniques et des machines – qui, comme la guerre, le fascinent[8] – dont l’évolution s’est poursuivie à un rythme effréné au cours du XXe siècle. Stanley Kubrick s’applique alors à montrer les risques liés à l’avancée technologique (c’est là l’un des thèmes principaux de Docteur Folamour) et, plus largement, ceux qui existent dans une société saisie d’hubris et qui rêve, grâce aux machines, d’un contrôle absolu. On déborde alors des limites des seuls films de guerre du cinéaste. Ainsi, l’Homme crée-t-il, dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968), un superordinateur, capable de penser (et de développer des émotions ce qui conduira au drame) avec HAL 9000 qui est responsable de pratiquement toutes les opérations sur le Discovery One qui doit emmener Dave Bowman (Keir Dullea) et Frank Poole (Gary Lockwood) dans l’orbite de Jupiter à la rencontre de l’onde émise par le monolithe découvert sur la Lune. Aussi HAL est-il, en quelque sorte, l’« incarnation » du Surhumain tel qu’il peut être pensé par l’humain[9]. Dans Orange mécanique (1971), la société, sans se préoccuper le moins du monde de morale[10], tente, avec la mise en œuvre du programme scientifique Ludovico dont Alex (Malcolm McDowell) est le « cobaye », de changer radicalement la nature même d’un être humain quand elle la juge inacceptable. Sans recourir à l’anticipation rationnelle, Stanley Kubrick s’intéresse aussi, dans Full Metal Jacket, aux moyens qu’utilisent les marines pour essayer de contrôler l’information destinée à la masse. Ainsi le lieutenant Lockhart (John Terry), responsable de l’organe de presse militaire Stars and Stripes, explique-t-il que les correspondants de guerre – auxquels appartient Guignol (Matthew Modine) – ne doivent s’attacher qu’à montrer deux choses : l’armée américaine qui « [gagne] les cœurs » des Vietnamiens, d’une part, et celle-ci en train de « gagner la guerre » en remportant des victoires spectaculaires, d’autre part. Dans tous le cas – et on pourra y voir, derrière son évident pessimisme, un signe d’optimisme paradoxal de la part du réalisateur –, le fiasco est total. Tout à sa volonté de tenir un discours sur la société qui l’entoure, Stanley Kubrick montrera encore les banlieues sordides d’un Londres futuriste dans Orange mécanique ou le New York contemporain pourri par l’argent dans Eyes Wide Shut (1999). Mais le propos du réalisateur déborde largement des frontières de la société de son temps et Stanley Kubrick s’intéresse aussi et peut-être avant tout aux permanences de la nature humaine[11].
b.La volonté de proposer une réflexion sur les permanences de la nature humaine
La violence (3) : L’attaque d’un clochard (Paul Farrell) par Alex (Malcolm McDowell),
Dim (Warren Clarke), Georgie (James Marcus) et Pete (Michael Tarn) dans Orange mécanique (1971)
La leçon de l’introduction de 2001, L’odyssée de l’espace, même si le film abordera ensuite d’autres perspectives, est que ce qui différencie l’Homme du singe est l’apport de la violence. Cette idée, déjà sous-jacente dans les œuvres qui ont précédé 2001, L’odyssée de l’espace, sera développée dans les films qui suivront et plus particulièrement dans Orange mécanique, Barry Lyndon (1975) et Full Metal Jacket. Dans le premier, il montrera la violence – ou l’« ultraviolence » – développée à son extrême chez un spécimen humain extrait de la masse au point que si les singes, après la révélation apportée par le monolithe, apparaissent comme des prototypes de l’Homme, Alex en est, lui, l’archétype. Après l’avoir vu commettre toute une série de crimes – dont un viol et un meurtre –, il sera donc envoyé en prison avant d’être « réformé » par le programme Ludovico. A ce stade, privé de sa violence, Alex est réduit à l’état d’homoncule et n’est plus apte à une vie normale dans la société des hommes. Manière de démontrer que sa violence, si exacerbée fut-elle, ne constituait en rien une exception mais que faisant partie de l’ontologie humaine, elle lui est absolument nécessaire pour mener une vie « normale » en société. Néanmoins celle-ci ne l’accepte que dans des cadres strictement définis et exprimée trop clairement comme elle l’était par Alex, la violence est destinée à être condamnée par un ordre social qui cache sa vraie nature sous le masque de la vertu. On retrouve cette double idée d’une violence nécessaire, d’une part, mais se devant être acceptable, d’autre part, dans Barry Lyndon. Ainsi, dans la première partie, le héros, l’aventurier Barry (Ryan O’Neal), s’élève socialement en recourant régulièrement à la violence comme le montrent les très nombreux duels auxquels il prend part. Par contre, dans la seconde, mal accepté par la haute classe sociale britannique du XVIIIe siècle dans laquelle il est entré comme par effraction après son mariage avec la comtesse Honoria de Lyndon (Marisa Berenson), il en sera exclu après avoir, d’abord, frappé un Lord (son beau-fils, Lord Bullingdon – Leon Vitali) en public puis, pour avoir tiré en l’air et perdu le duel qui l’opposait à ce dernier. Violence s’exprimant dans un cadre inadapté et refus de celle-ci se rejoignent donc pour provoquer la chute de Barry. La réflexion de Stanley Kubrick sur la violence, son développement et la nécessité de la rendre acceptable se retrouvera complètement dans Full Metal Jacket. On y voit d’abord le sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey), au moyen d’exercices physiques et surtout d’insultes et d’humiliations diverses, polir ces « diamants bruts »[12] que sont les futurs marines et, comme le dit le héros, Guignol, former « des tueurs ». Ceux-ci pourront faire montre de tout leur savoir-faire dans l’enfer des combats au Vietnam – ce qu’ils surnomment le « merdier » – mais parallèlement, on l’a vu plus haut, il s’agit de contrôler (ou plus exactement de falsifier) l’information pour rendre le « massacre » dont parle Brute épaisse (Adam Baldwin) plus acceptable aux yeux de l’opinion.
La violence (4) : Lord Bullingdon (Leon Vitali) agressé par son beau-père Barry Lyndon (Ryan O’Neal ;
au second plan, la mère de Barry – Marie Kean) dans Barry Lyndon (1975)
On remarquera aussi que la violence étant, pour Stanley Kubrick, le propre de l’homme, il est assez logique que sa forme la plus exacerbée, la guerre, occupe une telle place dans son œuvre. Les représentations de conflits armés ne se limitent d’ailleurs pas au seul XXe siècle – même s’ils sont surreprésentés – puisqu’il met en scène, dans l’introduction de 2001, L’odyssée de l’espace, la première guerre de l’histoire de l’humanité, qu’il s’intéresse aux affrontements qui rythment l’histoire de la Rome antique dans Spartacus (1960)[13] et que plusieurs des combats de la Guerre de Sept ans[14] (1756-1763) sont au centre de la première partie de Barry Lyndon. Cela amène Stanley Kubrick, au-delà et en lien étroit avec la seule violence, à s’intéresser à l’ordre social en général. Ainsi tient-il également un discours sur la société et l’individu. Dans Orange mécanique, un homme en particulier, Alex, se confronte puis est confronté à l’ensemble de la société. Stanley Kubrick ausculte aussi le danger des phénomènes de groupe notamment dans Full Metal Jacket, par exemple lorsque les recrues, las de subir des punitions collectives dues aux multiples erreurs et manquements au règlement de Baleine (Vincent d’Onofrio), se décident à le frapper avec des savonnettes au milieu de la nuit et on verra Guignol, qui a pourtant quelques scrupules, céder aux injonctions du groupe.
La guerre (4) : L’armée britannique (on distingue Barry au centre de l’image)
dans Barry Lyndon (1975)
Concernant ce rapport entre société et individu, on notera d’ailleurs deux points intéressants. Le premier est que si Stanley Kubrick ne considère pas, bien au contraire, l’individu comme bon dans son principe même, il s’attache toutefois à montrer les qualités de la plupart de ses personnages (quand bien même celles-ci sont particulièrement rares d’où la gêne, voire le malaise, que peut ressentir le spectateur devant la façon dont le réalisateur traite Alex dans Orange mécanique) et semble avoir pour ses héros une sympathie sinon une empathie certaine. Ainsi société et individu ne sont-ils pas renvoyés dos-à-dos comme ils peuvent l’être par Fritz Lang (par exemple dans Furie en 1936) et cela constitue une limite sérieuse à la noire vision du monde de notre auteur. Le second est une nouvelle fois lié à l’introduction de 2001, L’odyssée de l’espace. Celle-ci montre que la société préexiste à l’Homme puisque, avant de devenir des hommes et de découvrir la violence, les singes vivent déjà en communauté et celle-ci sera ensuite divisée en groupes opposés, la guerre succédant à la paix. La pensée de Stanley Kubrick est donc, on le voit, très éloignée de celle de Jean-Jacques Rousseau et de sa théorie du « bon sauvage ».
L’ordre social (1) : L’exécution arbitraire des soldats Arnaud (Joe Turkel) et Férol (Timothy Carey)
et du caporal Paris (Ralph Meeker) dans Les Sentiers de la gloire (1957)
Mais concernant l’ordre social, il s’attache, en développant un propos largement marxisant, avant tout à relever son immuabilité. Il le montre notamment au travers des hiérarchies militaires qui permettent l’expression de l’arbitraire le plus inique, le meilleur exemple étant fourni par le général Mireau (George Macready), dans Les Sentiers de la gloire, qui fait fusiller, à l’issue d’une parodie de procès , trois soldats – Férol (Timothy Carey), Arnaud (Joe Turkel) et Paris (Ralph Meeker) – pour « manque de combativité face à l’ennemi » lors d’une attaque vouée à l’échec contre la côte 110 qu’il avait lui-même ordonnée. Il y aura aussi dans la logique du film noir de l’époque, l’échec du casse de Johnny Clay (Sterling Hayden) dans L’Ultime Razzia (1956) qui, pour mener une meilleure existence en compagnie de sa fiancée Fay (Coleen Gray), a tenté de voler la recette d’une journée sur un champ de course. Mais c’est surtout avec Barry Lyndon et Eyes Wide Shut, deux films pourtant situés dans des époques complètement différentes, que Stanley Kubrick montre la solidité des structures sociales, le rang que l’on occupe en leur sein étant avant tout défini par la naissance et – surtout – par l’argent.
L’ordre social (2) : Victor Ziegler (Sydney Pollack) et Bill Harford (Tom Cruise)
dans Eyes Wide Shut (1999)
Il y a donc de la part de l’auteur une véritable volonté de s’interroger et d’interpeller son spectateur – en recourant, au besoin, à la provocation, en l’impliquant (notamment, dans Orange mécanique, au moyen de la voix off que détient Alex) et finalement en le dérangeant dans ses certitudes les mieux ancrées – sur les permanences de la nature humaine. Il n’en reste pas moins qu’il est particulièrement difficile d’isoler définitivement – tout ce qui est avancé ici ne pouvant être considéré que comme des propositions – la pensée de Stanley Kubrick tant le réalisateur n’a jamais véritablement de porte-parole dans ses films. On le sait ni Alex dans Orange mécanique, ni le quelque peu cynique narrateur de Barry Lyndon (Michael Hordern en version originale ; Jean-Claude Brialy en version française) ne peuvent être considérés comme tels, pas plus d’ailleurs que le trop héroïque colonel Dax – qui, par contre, est peut-être le porte-parole de Kirk Douglas tout comme l’est Spartacus dans le film éponyme – des Sentiers de la gloire ou même l’aumônier (Godfrey Quigley) qui met pourtant, dans Orange mécanique, l’accent, à l’exact opposé du ministre de l’Intérieur (Anthony Sharp) et du reste de la société, sur la nécessité du choix. Mais il s’agit là d’un religieux et si Stanley Kubrick est sans doute persuadé de l’importance du choix dans les actes d’un individu, il est par contre fort peu probable qu’il croit en Dieu ou en la Grâce. Peut-être est-ce alors, in fine, parmi tous les personnages mis en scène dans son œuvre, le complexe Guignol de Full Metal Jacket qui serait le plus proche du réalisateur[15]. Ce héros exprime, en tout cas, de manière bien personnelle – en portant un symbole « Peace and love » et en affichant sur son casque la mention « Born to kill » – le concept de la dualité de l’Homme, ce « truc de Jung », auquel le réalisateur semble adhérer.
La dualité de l’homme : Guignol (Matthew Modine) portant un badge « Peace and love » et un casque sur lequel est inscrit « Born to kill »
(derrière lui, on distingue Brute épaisse et Blackboule – Dorian Harewood) dans Full Metal Jacket (1987)
En outre, Stanley Kubrick ne cesse de rappeler – même s’il a montré la différence de nature entre les deux dans l’introduction de 2001, L’Odyssée de l’espace – ce qui relie encore l’Homme à l’animal. Celui-ci, même s’il ne le met vraiment en scène qu’au début de 2001, L’Odyssée de l’espace[16], n’est jamais loin. Ainsi verra-t-on, lors de l’attaque de la côte 110, le colonel Dax commencer par avancer debout puis s’accroupir avant, enfin, de ramper comme un ver ou un serpent. Dans 2001, L’Odyssée de l’espace, les tenues d’astronautes – et plus particulièrement les casques – de Dave Bowman et de Frank Poole les font ressembler à d’étranges grenouilles. Quant à Dim et Baleine (Warren Clarke), respectivement dans Orange mécanique et Full Metal Jacket, on ne peut que songer à de gros animaux à travers la façon dont Stanley Kubrick les filme. D’ailleurs, dans le premier cas, Alex fera remarquer à Dim son « sourire chevalin » alors que, dans le second, on l’a dit, le personnage fait penser au singe de 2001, L’Odyssée de l’espace avant la révélation apportée par le monolithe[17]. Enfin, il y aura encore, dans Eyes Wide Shut, ces masques vénitiens que portent les participants de l’orgie[18]. Ainsi la nature humaine n’est-elle donc pas si différente de la nature animale et elles entretiennent, en tout cas, de fins rapports entre elles ce qui permet à Stanley Kubrick de montrer que l’Homme (lui y compris), toujours en proie à l’hubris, a de claires limites dont il lui faut tenir compte dans sa volonté de puissance.
Le retour à l’animal (1) : La tenue d’astronaute de Frank Poole (Gary Lockwood)
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Toujours est-il que pour que le réalisateur puisse développer son discours pessimiste et éthique sur la société de son temps et les permanences de la nature humaine, il lui fallait donc en passer par une fréquente mise en scène de la trivialité en la poussant donc parfois jusqu’à l’obscénité. Cela ne le gêne guère tant le cinéaste aime à provoquer. Mais on ne saurait évidemment résumer son geste créatif à cela tant l’esthétique – et le Beau, voire la tentation de l’Absolu – y occupe également une place fondamentale. On y reviendra dans la deuxième partie de ce texte.
Le retour à l’animal (2) : Les masques vénitiens que portent les participants de l’orgie
dans Eyes Wide Shut (1999)
Ran
Pourquoi une telle omniprésence de la trivialité ? (première partie) | Approche de la nécessité et de la conception du geste artistique (1) |
[1] La femme mystérieuse lors de l’orgie est jouée par Abigail Good mais Victor Ziegler l’identifie à Mandy Curran – celle-ci étant incarnée par Julienne Davis – vue par Bill au début du film.
[2] Celui-ci s’exprime notamment au travers du regard souvent relativement bienveillant que le réalisateur porte sur la plupart de ses personnages et notamment ses héros, même quand, comme Alex dans Orange mécanique ou Jack Torrance (Jack Nicholson) dans Shining (1980), ils sont moralement fort peu recommandables. Ainsi Stanley Kubrick semble-t-il les aimer, à l’inverse, par exemple d’un Alfred Hitchcock (autre réalisateur que l’on peut qualifier de moraliste…).
[3] S’il fallait absolument arrimer Stanley Kubrick à une force politique conventionnelle, on le verrait plutôt pencher à gauche (avec toutefois de solides tendances anarchisantes – au sens de ce qu’on appelle parfois l’« anarchie de droite » en France) et on le qualifierait alors de « libéral » au sens américain du terme. On notera toutefois qu’il prend soin de renvoyer dos-à-dos différents groupes politiques dans Orange mécanique mais, même si ils ne sont pas nommés explicitement comme tels, à l’évidence le gouvernement auquel appartient le ministre de l’Intérieur est conservateur alors que le groupuscule de Frank Alexander (Patrick Magee) se situe à l’extrême gauche de l’échiquier politique.
[4] On notera que Stanley Kubrick a commencé sa carrière de réalisateur (et sa vie d’homme) alors que sévissait – tout particulièrement à Hollywood – le maccarthysme. Par ailleurs, on pourrait évidemment faire la même remarque concernant la propagande soviétique à l’égard des Etats-Unis. Mais, s’il avait inversé le rôle respectif des Américains et des Soviétiques dans Docteur Folamour, son film aurait pu être perçu – sans pour autant perdre de sa crédibilité – comme étant avant tout antisoviétique ce qui n’était évidemment pas le propos du réalisateur.
[5] Nouvel exemple de trivialité sexuelle !
[6] Qui est d’ailleurs loin d’être sans intérêt comme l’aura prouvé Bruno Dumont avec Flandres (2006), film qui offre d’ailleurs plusieurs références explicites à Full Metal Jacket.
[7] Et on sait que le film connaîtra de nombreux problèmes lors de sa sortie en Belgique au début de l’année 1958 jusqu’à être retiré de l’affiche et qu’il ne sera projeté en France qu’en 1975.
[8] Notamment parce que cela le renvoie à son propre métier.
[9] HAL s’oppose ainsi trait pour trait au fœtus géant en lequel s’est transformé, par la grâce des monolithes, Dave Bowman à la fin de 2001, L’Odyssée de l’espace et qui est une autre incarnation possible du Surhumain – dont la forme même ramène à l’humain naissant et à l’organique.
[10] Le ministre de l’Intérieur l’affirme d’ailleurs avec un parfait cynisme et on sait qu’il jouit alors du soutien de l’opinion publique.
[11] Le cas d’Eyes Wide Shut est d’ailleurs très intéressant pour montrer la complexité des liens entretenus entre intemporalité et contemporanéisme dans la réflexion de Stanley Kubrick sur l’Homme. Le film est ainsi adapté de Traumnovelle (1925) d’Arthur Schnitzler qui se déroule dans la Vienne du début du XXe siècle et Kubrick a donc déplacé l’intrigue dans le New York de la fin du XXe siècle mais on sait qu’il songeait à ce film – qu’il n’envisageait en aucun cas comme étant d’anticipation… – dès le début des années 1970 (voir le Kubrick de Michel Ciment dont la dernière édition, publiée chez Calmann-Lévy, date de 2004).
[12] D’où l’échec dans le cas de Baleine car, chez lui, la violence n’existait pas originellement (son regard vide et son « sourire à la con » – comme dit Hartman – en attestent) et il est, à son arrivée dans la base de Parris Island, comme ces singes de 2001, L’Odyssée de l’espace avant la révélation du monolithe.
[13] Il faut toutefois rappeler que Spartacus est un film de commande et que Stanley Kubrick (qui a remplacé Anthony Mann après le début du tournage) n’est pour rien ou presque dans ce projet, complètement dominé par son acteur principal, Kirk Douglas.
[14] Dans un commentaire assez sarcastique, le narrateur de Barry Lyndon fait remarquer l’absurdité complète de ce conflit. On sait qu’il faut se méfier des propos de ce dernier car il n’est en rien, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, le porte-parole de Stanley Kubrick. Néanmoins, en l’occurrence, on peut supputer que la réflexion du narrateur est partagée par le réalisateur (ou plutôt inspirée par la pensée profonde de ce dernier).
[15] On pourrait peut-être avancer, les deux films étant réalisés à trente ans d’intervalle, que Stanley Kubrick se sent d’abord plus proche du colonel Dax, héros qui n’a quasiment aucune faille, des Sentiers de la gloire puis du simple marine Guignol de Full Metal Jacket, qui, lui, est loin d’être exempt de défauts. La pensée de l’auteur se complexifie donc au fil du temps…
[16] On retrouve bien sûr des animaux dans d’autres films de Stanley Kubrick mais ils ne jouent qu’un rôle très secondaire comme, par exemple, le serpent Basile que possède Alex dans Orange mécanique.
[17] On ajoutera que Brute épaisse s’appelle, en version originale, Animal Mother.
[18] On remarquera aussi que, par trois fois, de jeunes enfants souhaitent avoir pour cadeau un animal. Ainsi la fille (Vivian Kubrick) du professeur Floyd (William Sylvester), dans 2001, L’Odyssée de l’espace, veut-elle « un petit lapin blanc » pour son anniversaire quand, pour la même occasion, dans Barry Lyndon, Bryan (David Morley), le fils de Barry et de la comtesse de Lyndon, demande à son père un cheval (qu’il obtiendra ce qui entraînera sa mort). Enfin, dans Eyes Wide Shut, Helena (Madison Eginton), la fille de Bill (Tom Cruise) et Alice Harford (Nicole Kidman), veut un chien pour Noël (mais elle pourrait finalement se contenter d’un très gros ours en peluche…).
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