Stanley Kubrick, thématiques : La nature humaine, entre trivialité et absolu (6)
Du geste créatif de Stanley Kubrick, on dira qu’il essaie de tendre vers l’Absolu artistique. Et pourtant la trivialité est omniprésente dans ses films. Peut-être est-ce le plus grand paradoxe de son œuvre. Cela mérite de tenter de l’approcher pour remarquer que cela est sans doute lié à la vision de la nature humaine du réalisateur.
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III] La nature humaine, entre trivialité et absolu
« C’était une pute. Désolé, mais il n’y a pas d’autre mot. »
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De Victor Ziegler (Sydney Pollack) à Bill Harford (Tom Cruise) à propos d’une femme mystérieuse (Abigail Good ou Julienne Davis[1]) rencontrée dans une orgie lors de laquelle les deux hommes étaient présents dans Eyes Wide Shut (1999). |
C) L’invention d’une modernité cinématographique : Vers le Beau absolu ? (première partie)
Sommaire actif
a. L’artificialisation du monde
b. Le Beau : l’ordre et la puissance pure de l’image
a.L’artificialisation du monde
Le retour des intertitres (1) : Un écran dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Stanley Kubrick, on l’a évoqué à la fin de la deuxième partie de ce texte, est rapidement animé par la volonté de se créer un chemin propre au sein de son art. Mais cette ambition affirmée, qui pourrait être celle de bien des réalisateurs se voulant auteurs, le pousse jusqu’à souhaiter inventer rien de moins qu’une véritable modernité cinématographique. Par ailleurs, celle-ci se doit absolument, dans la logique de la nécessité esthétique, de viser au Beau. Or, si l’Homme – en général et tout particulièrement l’homme Kubrick – en est capable, comme l’ont prouvé nombre de peintres, de musiciens ou, déjà, de cinéastes, il n’en reste pas moins que la nature humaine est, très largement, orientée vers la laideur. Aussi le cinéma de Stanley Kubrick sera-t-il en tension permanente entre une volonté d’interroger l’Homme – ce qui implique de montrer toute cette laideur (d’où l’omniprésence de la trivialité qui va même jusqu’à l’obscénité ; comme nous l’avons vu dans la première partie de ce texte) – et celle de prouver ce dont il est capable en créant du Beau. De cette double certitude de la laideur générale de l’humanité et de la ténue possibilité de pouvoir y échapper, à tout le moins partiellement, au moyen de l’art, le réalisateur tire un principe (d’une imparable logique) qui le guidera tout au long de sa carrière et, plus particulièrement, à partir de 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) : puisque le réel est si laid, il faut, pour créer du Beau, soigneusement se garder de tout réalisme. Aussi, son cinéma est-il marqué par la multiplication des processus d’artificialisation[2] ce qui, en retour, participe de la modernité en train de se créer.
Le retour des intertitres (2) : Carton final de Barry Lyndon (1975)
Car pour couper court à tout réalisme, le cinéma se montre bien comme étant du cinéma. Cela pourrait apparaître clair dès son premier film, Fear and Desire(1953), puisqu’il ne situait pas le conflit qui s’y déroulait mais on sait qu’il renoncera à cette idée pour ses trois autres films de guerre, Les Sentiers de la gloire (1957), Docteur Folamour (1964) et Full Metal Jacket (1987). Peut-être n’était-ce donc là que la marque de sa volonté de tenir un discours intemporel. Par contre, c’est incontestablement dans cette optique d’artificialisation qu’il faut lire la réapparition de procédés empruntés au muet notamment dans 2001, L’Odyssée de l’espace. On l’a déjà remarqué, cartons et intertitres – dont l’un (« Intermission ») annonce, au beau milieu du film, un entracte – (et même longs écrans noirs) y opèrent un spectaculaire retour et on les reverra dans Barry Lyndon (1975) puis dans Shining (1980). En outre, de très longues et nombreuses séquences (dont l’ensemble des première et dernière parties) sont privées de tout dialogue comme celle lors de laquelle le superordinateur HAL 9000 (voix de Douglas Rain en version originale ; voix de François Chaumette en version française) met à mort, dans un silence complet, les trois astronautes plongés en hibernation qui accompagnent Dave Bowman (Keir Dullea) et Frank Poole (Gary Lockwood) à bord du Discovery One. Leur décès nous sera d’ailleurs annoncé par des écrans de contrôle du vaisseau (soit des éléments diégétiques) qui, filmés en gros plans, fonctionnent comme des cartons explicatifs extradiégétiques puisqu’ils indiquent successivement « Life functions critical » et « Life functions terminated »[3]. Plus généralement, les processus narratifs employés par Stanley Kubrick traduisent bien cette volonté de rappeler au spectateur qu’il est bien au cinéma. Ainsi, on l’a vu, L’Ultime Razzia (1956) est-il, comme le Citizen Kane (1941) d’Orson Welles, un film qui ne respecte pas une narration linéaire et seule l’omniprésente voix off du narrateur (Art Gilmore en version originale) permet de le reconstruire.
Le travelling arrière : Alex (Malcolm McDowell) dans le magasin de musique
dans Orange mécanique (1971)
Malgré la qualité de cet exercice de style, ce n’est toutefois pas dans cette voie que s’orientera Stanley Kubrick pour la suite de sa carrière si ce n’est dans Docteur Folamour, film dans lequel l’action se déroule, en permanence, sur trois théâtres différents (la base du général Jack D. Ripper – Sterling Hayden – ; la salle de guerre du Pentagone ; le B 52 du major Kong – Slim Pickens). Mais, à partir de 2001, L’Odyssée de l’espace, les narrations adoptées par le réalisateur seront strictement linéaires et chronologiques[4] – ce qui ne l’empêchera nullement de créer de l’étrangeté notamment en recourant très souvent à l’ellipse temporelle – mais le découpage clairement affiché en parties facilement identifiables[5] (y compris, comme dans Orange mécanique, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut (1999), lorsque les cartons sont absents) se chargera donc de créer donc cette impression de factice, si importante aux yeux du réalisateur. Par contre, dans cette même logique, le réalisateur reprendra souvent un dispositif qu’il a utilisé dans L’Ultime Razzia, celui de la voix off . Si celle-ci ne fera qu’une courte « apparition » au début de Docteur Folamour, elle aura un rôle tout-à-fait déterminant dans Orange mécanique (où Alex – Malcolm McDowell – se fait le narrateur de sa propre histoire interpellant directement le spectateur), Barry Lyndon (avec un narrateur – Michael Hordern en version originale ; Jean-Claude Brialy en version française – apparemment omniscient qui oriente largement la vision que l’on a du film) et Full Metal Jacket (dans lequel Guignol – Matthew Modine – intervient de façon significative pour commenter l’action[6]). Cependant, il faut noter que s’il juge une voix off redondante ou dommageable pour la qualité de son film, il peut l’éliminer comme ce fut le cas pour celle initialement prévue pour 2001, L’Odyssée de l’espace[7].
L’utilisation de la steadicam : Danny Torrance (Danny Lloyd) parcourant les couloirs de l’hôtel Overlook
dans Shining (1980)
Au-delà des processus narratifs, cette invention – ou cette tentative d’invention – d’une modernité (qui, comme toute modernité, fait donc du nouveau avec de l’ancien) cinématographique par le refus de tout réalisme et l’artificialisation la plus complète du monde passe avant tout par une mise en scène qui présente des effets très voyants. Tous ou presque sont ainsi mobilisés par le réalisateur (qui, passionné par la technique, éprouve, au surplus, l’envie de les « essayer »). Surtout, ces effets sont extrêmement voyants. Il serait vain d’essayer d’en dresser un inventaire mais on rappellera tout de même les nombreux travellings – et plus particulièrement ces fameux travellings arrière qui, inspirés ou non par Max Ophuls, ont beaucoup fait pour la gloire de Stanley Kubrick, ceux-ci apparaissant de manière très apparente dans Les Sentiers de la gloire lors des déplacements du général Mireau (George Macready) et du colonel Dax (Kirk Douglas) dans les tranchées et ne cessant plus par la suite d’être présents dans les œuvres ultérieures, le plus beau étant peut-être celui qui montre le mouvement circulaire accompli par Alex dans un magasin de musique durant le premier tiers d’Orange mécanique –, les effets de grue (remarquons là encore celui qui ouvre Orange mécanique), les zooms, les ralentis, les accélérations, les très gros plans ou encore les nombreux effets de montage (cuts, fondus au noir, fondus enchaînés) qui, on l’a dit, placent directement Stanley Kubrick dans la filiation de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein et d’Orson Welles, notre auteur semblant en permanence se jouer de la grammaire cinématographique définie notamment par David Wark Griffith dans les années 1910. A cette liste, on peut encore ajouter ce que l’on nomme habituellement « effets de réel » comme l’utilisation d’une caméra tremblée lors du combat entre Barry (Ryan O’Neal) et le soldat Toole (Pat Roach) puis lorsque le héros agresse son beau-fils Lord Bullingdon (Leon Vitali) dans Barry Lyndon ou pour filmer la tension extrême qui habite Alice Harford (Nicole Kidman) lorsqu’elle provoque une dispute avec son mari Bill (Tom Cruise) lors de la longue séquence qui sert d’élément déclencheur à l’intrigue d’Eyes Wide Shut. Cela peut paraître surprenant mais cela relève également de l’artificialisation car ces deux films sont les plus fluides du point de vue de la mise en scène de l’œuvre de Stanley Kubrick, avec 2001, L’Odyssée de l’espace. Dans ce dernier film, le célèbre raccord cut qui fait le lien entre les deux premières parties et permet une ellipse temporelle de plusieurs centaines de milliers d’années crée un choc chez le spectateur, lui rappelant ainsi qu’il est bien au cinéma. Stanley Kubrick réutilisera ce procédé dans Eyes Wide Shut (même si l’ellipse temporelle se limite cette fois à une seule nuit) coupant les explications que Bill promet de donner à Alice sur son errance pour nous en montrer le seul résultat – c’est-à-dire le visage décomposé de la jeune femme en train de fumer une cigarette au matin. De plus, la communication faite, notamment grâce au making-off plus haut évoqué, autour de l’utilisation de la steadicam dans Shining, auquel le réalisateur a systématiquement recours pour filmer des déplacements de Danny sur son tricycle dans les couloirs de l’hôtel Overlook, oblige le spectateur à prendre conscience de cet effet. On notera encore que les « clips », dont il a été question précedemment concernant la façon dont le cinéaste se servait de la musique dans ses films, créent en quelque sorte des effets Koulechkov son-image[8] (qui peuvent se marier à un Koulechkov « classique » image-image comme lors du raccord de 2001, L’Odyssée de l’espace qui voit l’os se transformer en astronef alors que retentissent les premières notes du Beau Danube Bleu).
L’effet de réel : Alice Harford (Nicole Kidman)
dans Eyes Wide Shut (1999)
Notons tout de même que cette multiplication d’effets n’est jamais tout-à-fait gratuite et que ceux-ci sont rarement inutiles et font presque toujours sens – ainsi les travellings traduisent-ils souvent l’isolement d’un personnage (fut-il au milieu d’une masse humaine comme Mireau et Dax dans les tranchées dans Les Sentiers de la gloire), les zooms avant montrent l’extrême tension de Danny (Danny Lloyd) dans Shining ou caractérisent le trouble de Bill dans Eyes Wide Shut et les cuts brutaux (dans lesquels s’insèrent donc du temps non représenté) permettent de lier l’os au vaisseau spatial (ce qui montre en deux images successives toute l’évolution de la civilisation) dans 2001, L’Odyssée de l’espace ou de préciser l’anéantissement d’Alice dans Eyes Wide Shut – mais ils ressortent de cette affirmation de l’artificialisation et du factice donc de cette tendance au cinéma montré ou au cinéma se donnant comme du cinéma. Aussi, constamment, par ces différents processus, Stanley Kubrick rappelle au spectateur qu’il est au cinéma et donc qu’il est en train de lui raconter une histoire, ou plus exactement qu’il lui la montre car si celle-ci est importante (et les personnages le sont aussi même s’ils sont portés par un jeu d’acteurs souvent à la limite de l’outrance[9] ce qui participe également de cette artificialisation), les fils qui la tiennent – du moins certains d’entre eux – sont clairement indiqués. En fait, quelque soit le degré d’intérêt de ses histoires (et celui de la réflexion « éthique » qui accompagne celles-ci), Stanley Kubrick veut avant tout affirmer la puissance pure de ses images qui, une fois qu’elles sont reconnues comme artificielles, peuvent désormais relever de l’artistique donc du Beau.
Le raccord (le plus célèbre de l’histoire du cinéma ?) cut : L’os devenu vaisseau spatial
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Avant de plus spécifiquement s’intéresser à cela, relevons tout de même un nouvel apparent paradoxe. De même qu’il force le trait – comme le montre l’exemple de la trivialité largement traité en première partie de ce texte – dans les situations qu’il représente, Stanley Kubrick assume une mise en scène qui n’est aucunement épurée et que l’on pourrait qualifier de baroque. Il serait alors tentant de le rapprocher, par exemple, de Federico Fellini. Mais, à l’inverse du cinéma de son contemporain italien (pour qui Kubrick avait donc une admiration qui semblait réciproque), celui de notre auteur offre quelque chose de lisse ce qui apparaît, au premier abord, totalement contradictoire au vu des tendances qui viennent d’être exposées plus haut. Pourtant, la beauté plastique des films de Stanley Kubrick – qui atteint, tout particulièrement donc avec 2001, L’Odyssée de l’espace, Barry Lyndon et Eyes Wide Shut, à une sorte de perfection formelle et esthétique qui n’a que peu d’équivalent dans toute l’histoire de son art – semble froide, presque éthérée même. C’est que, d’une part, ces effets (notamment les travellings arrière ou les deux raccords cuts cités) participent à l’évidence d’une mise en scène élégante et raffinée et que, d’autre part, le refus du réalisme et la multiplication des processus d’artificialisation ne suffisent, pas à eux seuls, à créer du Beau. IIs ne sont que des moyens (indispensables) pour atteindre ce but et il y a bien, chez le réalisateur, cette claire volonté d’approcher au plus près le Beau absolu – ce qu’il n’envisage donc d’obtenir que par le biais de l’artificialisation la plus totale.
b.Le Beau : l’ordre et la puissance pure de l’image
La figure du cercle (1) : Frank Poole (Gary Lockwood) en train de faire des exercices physiques à bord du Discovery One
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Avec une œuvre apparemment extrêmement hétéroclite au vu du nombre de genres abordés et de thèmes traités – et ce même si, on se sera efforcé de le montrer, une très grande cohérence peut finalement (et assez facilement) être dégagée – en seulement treize films, le cinéma de Stanley Kubrick pourrait se placer sous le signe du chaos comme un écho à ces épisodes guerriers qui y sont si souvent mis en scène. Cette impression est encore largement renforcée par l’ultra-célèbre bande-annonce d’Orange mécanique qui, en moins d’une minute, avec en fond sonore cette Ouverture de Guillaume Tell de Gioacchino Rossini revue et corrigée par Walter Carlos déjà évoquée, fait défiler un nombre ahurissant d’images très différentes (mais toutes issues du film) alors que noms et adjectifs plusieurs fois répétées viennent envahir l’écran[10] (« Witty » ; « Funny » ; « Satiric » ; « Musical » ; « Exciting » ; « Bizarre » ; « Political » ; « Thrilling » ; « Frightening » ; « Metaphorical » ; « Comic » ; « Sardonic » ; « Beethoven »). Si cette très réussie bande-annonce indique de manière assez significative le projet qu’a Stanley Kubrick de réaliser un film total avec Orange mécanique qui marquera durablement l’imaginaire de ses spectateurs (et force est de constater que ce sera le cas…) et semble traduire une volonté de franche rupture avec le rythme de son opus précédent, 2001, L’Odyssée de l’espace, elle donne toutefois une impression assez trompeuse sur ce qu’est réellement le cinéma de son auteur[11]. Si l’on peut à bon droit juger plus soutenu le rythme d’Orange mécanique que celui de 2001, L’Odyssée de l’espace, ce dernier n’était pas véritablement marquée par la lenteur (notons tout de même que ce film embrasse l’ensemble de l’histoire de l’humanité en moins de deux heures et demie) et n’avait rien d’une œuvre contemplative pas plus que son successeur ne sera un film épileptique si ce n’est au cours de quelques très rares séquences (notamment lorsque l’univers et les fantasmes du héros nous sont présentés alors qu’il écoute L’Hymne à la joie). En fait, malgré les effets voyants et les représentations assez fréquentes du chaos, le cinéma de Stanley Kubrick est avant tout celui de l’ordre – si ce n’est peut-être partiellement dans le noir délire (très rigoureusement organisé) de Docteur Folamour.
Le regard face-caméra du fœtus géant à la fin de 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Avant de développer plus avant ce point, on fera une remarque liminaire pour noter qu’il s’agit sans doute pour Stanley Kubrick d’une condition nécessaire de la réalisation d’une œuvre d’art et que cela offre une limite aux procédés d’artificiliasition. En effet, jamais on ne verra, dans l’un de ses films, un personnage qui arrête l’action et vient s’adresser directement au spectateur comme cela commence à se produire de manière fréquente au moment où débute la carrière du réalisateur et ce qui peut-être considéré comme le paroxysme du cinéma se montrant comme étant du cinéma. On en est pourtant parfois très proche notamment avec ce regard face-caméra du fœtus géant qui semble directement interroger le spectateur à la fin de 2001, L’Odyssée de l’espace ou encore avec la voix off d’Alex qui raconte sa propre histoire dans Orange mécanique mais il y a comme une sorte de ligne rouge que Stanley Kubrick se garde absolument de franchir. En fait, et ceci constitue donc la seule mais claire limite à leur omniprésente artificiliasition, les films du metteur en scène se doivent d’obéir à leur seule nécessité interne et apparaissent ainsi totalement fermés sur eux-mêmes. Stanley Kubrick tente alors de figer l’objet-film (qui est un objet d’art) dans sa perfection, celle-ci relevant évidemment d’une quête, probablement vaine (comme tous ces plans parfaits dont il met en scène l’inévitable échec lié au facteur humain[12]). Mais pour illusoire qu’elle soit, cette recherche de la perfection montre bien que le cinéaste conçoit ses œuvres comme idéalement non modifiables[13] (bien qu’il soit toujours possible de refaire le montage[14]) à l’instar d’un tableau, d’un livre, voire d’une œuvre musicale (encore que l’on puisse toujours la transformer assez radicalement ce dont le réalisateur ne se prive d’ailleurs pas) mais surtout pas d’une pièce de théâtre qui est, par définition, différente à chaque représentation. Ainsi, une œuvre – et partant, un film – ne relève-t-elle potentiellement de l’art que si elle est soumise à ce processus de fermeture sur elle-même[15], quel que soit la réflexion qu’elle peut provoquer, après sa production, chez son spectateur.
La symétrie (1) : Dave Bowman (Keir Dullea)
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Par ailleurs – autre condition sine qua non et largement connexe pour le réalisateur de l’apparition du Beau –, au sein des films de Stanley Kubrick, l’ordre, donc, règne en maître. C’est dans cette logique d’une nécessité de l’ordre que l’on peut également expliquer le goût, déjà relevé et commenté, de Stanley Kubrick pour des narrations linéaires et un découpage en parties clairement signifié. En effet, dans sa volonté d’inventer une modernité cinématographique, notre auteur n’aura donc que peu recours – à l’inverse de l’un de ses modèles, Orson Welles[16], et de bien des « modernes » qui lui ont succédé (notamment David Lynch ou Gus Van Sant qui, bien plus que Kubrick, « vampirisent » le cinéma qui les a précédés) – à la déconstruction du récit si ce n’est dans L’Ultime Razzia et, partiellement, dans Docteur Folamour[17]. Au contraire, il revient aux sources du cinéma, en soulignant, comme dans les films muets, les moments de rupture entre les différents temps de ses films. Cela participe incontestablement de cette volonté d’ordre puisque le réalisateur montre l’organisation rigoureuse, presque « carrée », de ses œuvres. On peut d’ailleurs déceler dans celle-ci l’un des seuls héritages clairement identifiables du théâtre dans le cinéma de Stanley Kubrick. Il s’agit d’une reprise partielle – et qui supporte moult aménagements – de la règle classique des trois unités[18]. Souvent, en effet, les films de Stanley Kubrick respectent, à partir de 2001, L’Odyssée de l’espace, l’unité d’action en ce sens que l’on suit la trajectoire d’un héros unique. C’est du moins le cas dans 2001, L’Odyssée de l’espace avec Dave Bowman (à partir du début de la troisième partie soit pendant les deux tiers de l’œuvre), dans Orange mécanique avec Alex, dans Barry Lyndon avec Barry et dans Eyes Wide Shut avec Bill Harford. Pour ce qui est de l’unité d’espace (même si celui-ci fait souvent l’objet de subdivisions internes ), elle est également souvent présente. Le cas le plus évident est bien sûr Shining dont l’isolement des héros dans l’hôtel Overlook constitue le principal argument. Mais l’on peut également évoquer 2001, L’Odyssée de l’espace dont l’action se déroule en grande partie à bord du Discovery One (et, plus largement, dans l’espace), Full Metal Jacket dans lesquels les personnages se retrouvent successivement dans trois espaces – la base de Parris Island ; Da Nang ; et l’espace des combats surnommé « le merdier » – et même Eyes Wide Shut puisque Bill erre à travers New York et ses immédiats alentours (où se déroule la fameuse orgie). Quant à l’unité de temps, il faut remarquer qu’elle est scrupuleusement respectée dans Docteur Folamour (dont toute l’action se concentre en quelques heures). Au-delà, elle est certes souvent brisée par des ellipses temporelles (ont déjà été évoquées celles de 2001, L’Odyssée de l’espace et d’Eyes Wide Shut mais il y a également ces deux années qui s’écoulent entre la première et la deuxième partie d’Orange mécanique). Mais au sein des parties, le réalisateur tend à l’adopter quitte à provoquer, comme dans la troisième partie d’Orange mécanique, une cascade d’événements en quelques heures d’où une perte de vraisemblance ce qui d’ailleurs participe (encore) de l’artificialisation.
La symétrie (2) et le monumental : Jack Torrance en train d’écrire dans un salon de l’hôtel Overlook
dans Shining (1980)
Ainsi Stanley Kubrick, ce cinéaste qui est donc « né » lors de l’époque classique du cinéma (le fameux âge d’or hollywoodien) en train de s’achever et, en faisant le constat et en y voyant une formidable opportunité pour satisfaire son ambition[19], soucieux d’inventer une modernité cinématographique, adopte-t-il, à tous les niveaux ou presque, des processus narratifs d’un absolu classicisme qui traduisent bien sa volonté de créer l'ordre parfait. Et pourtant, on éprouve souvent, devant ses œuvres, un sentiment de perte, de grandeur, voire d’infini au point de se demander, au-delà des fausses évidences, quel est (et où est) le sens profond des films du réalisateur[20]. C’est donc bien qu’il aura su créer cette modernité. Celle-ci se manifeste essentiellement par cette impression de Beau que laissent les films de Stanley Kubrick et cela est donc est lié, avant tout, à l’image. En effet, la voie de la modernité adoptée par le réalisateur est bien celle de l’affirmation de la puissance pure de l’image. Répétons-le une nouvelle fois à ce moment, cela n’implique nullement que le discours « éthique », les histoires, les personnages[21], le langage, la musique ne soient pas décisifs dans le cinéma de Stanley Kubrick mais, dans la logique de sa nécessité esthétique et de son affirmation en tant qu’artiste, tous ces éléments – et tant d’autres, également importants – s’effacent devant le souci de créer du Beau au moyen de l’image.
La figure du cercle (2) : George Peatty (Elisha Cook Junior), Johnny Clay (Sterling Hayden)
et Marvin Hunger (Jay C. Flippen) dans L’Ultime Razzia (1956)
Car, c’est bien, in fine, vers une nouvelle poétique qui lui est propre que nous conduit le cinéma de l’auteur. Et c’est donc une poétique qui est, de façon presque pure, celle de l’image – quand bien même celle-ci entre en résonance de manière extrêmement bien dosée avec la musique – que celle-ci soit d’ailleurs dynamique ou statique. Peut-être cette volonté explique-t-elle aussi partiellement les nombreuses réminiscences du muet dont il a été plus haut question ainsi que l’absence, elle aussi déjà remarquée, de porte-parole du réalisateur parmi ses personnages. Dans un geste évident de démiurge, en effet, Stanley Kubrick s’affirme à travers la beauté[22] des images qu’il a lui-même créées. On notera encore que cette tendance est, à l’évidence, présente dès les premiers films de Stanley Kubrick notamment au travers de la remarquable mobilisation de l’éclairage expressionniste qu’il fait dans ces deux films noirs, Le Baiser du tueur (1955) et L’Ultime Razzia. Dans le premier, la célèbre séquence des mannequins traduisait bien cette volonté de créer un Beau qui marquerait les spectateurs – et se ferait remarquer des producteurs influents à Hollywood – de même que le font, par exemple, les très beaux mouvements de caméra (largement « empruntés » à Max Ophuls et qui agaçaient tant Jean-Luc Godard) dans le second.
La figure du cercle (3) : La salle de guerre du Pentagone
dans Docteur Folamour (1964)
Ainsi le réalisateur apparaît-il bien d’abord comme un immense créateur d’images dont il ne cesserait d’affirmer et de prouver la puissance pure aidant ainsi un peu plus le cinéma à gagner son statut d’art du XXe siècle. Par ailleurs, ces images – cette expression kubrickienne du Beau donc – sont marquées par certaines tendances formelles récurrentes, pour certaines, assez facilement identifiables. On a déjà évoqué les mouvements de caméra et si ceux-ci sont donc, dans la logique de l’artificialisation du monde qu’est son cinéma, repérables, ils sont également, pour la plupart[23], marquées par une extrême fluidité – notamment dans ces célèbres travellings arrière ou lors des déplacements de Danny filmés à la steadicam dans Shining. De plus, l’ordre étant une condition nécessaire du Beau, il n’est guère étonnant – et cela procède de la même logique que ces mouvements de caméra fluides – que celui-ci se manifeste essentiellement par l’emploi de formes monumentales, géométriques et symétriques aux lignes claires, pures et harmonieuses. Le monolithe de 2001, L’Odyssée de l’espace, cet avatar de la sculpture suprématiste, le montre fort bien mais on doit surtout remarquer, dans le même film, l’omniprésence de la figure du cercle que ce soit avec cette station orbitale que l’on voit lors de la « danse » des vaisseaux spatiaux en ouverture de la deuxième partie du film, la base lunaire de Clavius, les « yeux » rouges de HAL, les modules en forme de globe qui permettent de sortir du Discovery One (l’avant de celui-ci étant, lui-même, une boule) et, surtout, l’intérieur des vaisseaux qui présentent des pièces sphériques dans lesquels se meuvent – avec une apparente lenteur – les héros notamment dans cette superbe séquence lors de laquelle Frank Poole se livre à des exercices physiques. Cette figure du cercle se retrouve d’ailleurs dans de nombreux autres films notamment dans L’Ultime Razzia lorsque Johnny Clay (Sterling Hayden), Marvin Hunger (Jay C. Flippen), George Peatty (Elisha Cook Junior), Randy Kennan (Ted de Corsia) et Mike O’Reilly (Joe Sawyer) se retrouvent autour d’une table pour organiser leur casse, dans Docteur Folamour avec la réunion dans la salle de guerre du Pentagone, dans Full Metal Jacket encore avec cette séquence durant laquelle les marines réunis dressent l’épitaphe de deux des leurs morts au combat et, bien sûr, dans Eyes Wide Shut dans lequel, même sans évoquer l’arc-en-ciel dont parlent Bill avec les mannequins Gayle (Louise J. Taylor) et Nuala (Stewart Thorndike) et qui est le nom du magasin tenu par le curieux Milich (Rade Serbedzija), on la voit clairement avec le cercle qui est formé autour du maître de cérémonie (Leon Vitali) vêtu de rouge et de Bill lorsque celui-ci vient à être exclu de l’orgie.
La Symétrie (3) et la trivialité : Baleine (Vincent d’Onofrio) dans les toilettes de la base de Parris Island
à la fin de la première partie de Full Metal Jacket (1987)
Quant au monumental et à la symétrie, ces deux tendances – souvent mêlées – semblent presque relever de l’obsession pour Stanley Kubrick qui ne cesse de mettre en scène des plans avec une grande profondeur de champ dans lesquels tous les éléments sont parfaitement ordonnés autour d’axes (ou de centres lorsque la figure du cercle rentre en jeu) de symétrie immédiatement identifiables. Ces plans, toujours superbes, s’ils interviennent souvent pour montrer du Beau – par exemple lorsque Jack Torrance (Jack Nicholson) est seul dans l’immense salon de l’Hôtel Overlook en essayant d’écrire dans Shining – peuvent même intervenir dans des séquences parfaitement triviales comme en de nombreuses occurrences dans la première partie de Full Metal Jacket, notamment dans un curieux plan (également marqué par l’expressionnisme) dans lequel Baleine (Vincent d’Onofrio), seul avec son fusil et au centre de l’écran, est encadré dans par les toilettes de la base de Parris Island. Ainsi le Beau réussit-il même à se manifester au cœur des lieux les plus triviaux.
Le Beau, la nature et la peinture : Barry (Ryan O’Neal) et la comtesse de Lyndon
dans Barry Lyndon (1975)
Néanmoins, malgré ces tendances formelles dominantes, le Beau reste polymorphe dans l’œuvre de Stanley Kubrick et s’exprime de différentes manières. Lui qui soigne toujours énormément ses éclairages, signe ainsi, par exemple, une superbe séquence en jouant des miroirs et des reflets lorsque Bill et Alice Harford s’enlacent et s’embrassent au retour de la soirée chez Victor Ziegler (Sidney Pollack) au début d’Eyes Wide Shut. Par ailleurs, le cas de Barry Lyndon est fort intéressant puisque, au-delà des magnifiques séquences d’intérieurs, le réalisateur montre largement la nature dans cette œuvre qui figure, à l’évidence, parmi ses sommets plastiques. On remarquera d’ailleurs que si le réalisateur donne libre cours à son goût du monumental, la symétrie est moins à l’honneur qu’à l’habitude si ce n’est – de manière peut-être assez surprenante – lors des séquences situées en Prusse quand Barry est prisonnier du capitaine Potzdorff (Hardy Kruger) et qu’il rencontre son futur protecteur et ami, le chevalier de Balibari (Patrick Magee). Par contre, malgré cette présence de la nature, Stanley Kubrick a de nouveau recours à des processus d’artificialisation puisqu’il recrée, on l’a dit, de façon un peu différente des originaux des tableaux britanniques du XVIIIe siècle. Aussi cette volonté de figer les images dans leur perfection demeure-t-elle toujours d’où, peut-être, cette apparence de froideur – ce qui contraste ainsi radicalement avec l’omniprésence de la trivialité – qui domine toujours à la vue de l’un des films de Stanley Kubrick à partir de 2001, L’Odyssée de l’espace et ce quand bien même il emploie, ce qui est très souvent le cas, des couleurs chaudes comme les tenues d’astronautes respectivement rouge et jaune de Dave Bowman et de Frank Poole dans 2001, L’Odyssée de l’espace[24], les flots de sang qui s’échappent des murs de l’hôtel Overlook dans Shining ou encore ce rouge très présent (et qui toujours semble s’opposer au bleu) dans Eyes Wide Shut.
Le passage de la porte des étoiles (1)
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Mais sans doute l’expression la plus achevée du Beau dans le cinéma de Stanley Kubrick reste-t-elle la longue séquence (plus de neuf minutes) du passage de « la porte des étoiles » par Dave Bowman qui l’emmène « au-delà de l’infini » dans 2001, L’Odyssée de l’espace. Stanley Kubrick qui, souvent, flirte avec l’art abstrait l’atteint ici véritablement. Pour le spectateur qui se retrouve plus ou moins dans la même position que le héros, il s’agit d’une expérience sensorielle assez spéciale, voire extrême. Au sein de cette superproduction, il a l’impression d’assister à un véritable cinéma expérimental et perd presque tous ses repères[25]. La symétrie, une nouvelle fois présente au début de la séquence pendant un peu plus de deux minutes au travers d’axes horizontaux ou verticaux qui coupent l’écran en deux, finit même par s’effacer et les images les plus étonnantes, les plus improbables envahissent l’écran. Les seules formes et les couleurs règnent alors au cours de cette séquence – illustrée musicalement par des morceaux de Giörgy Ligeti – et c’est un véritable « trip » artistique dans lequel le spectateur semble happé. Durant ces quelques instants de voyage au-delà de la raison et des sens humains, la puissance pure de l’image est poussée à son plus extrême paroxysme et il semble alors certain que Stanley Kubrick a découvert la formule de cette modernité cinématographique qu’il cherchait à inventer – même si elle restera encore inconnue à tous ceux qui ont assisté, enthousiasmés et désarmés, à ce si sublime moment de cinéma…
Le passage de la porte des étoiles (2)
dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)
Ran
Approche de la nécessité et de la conception du geste artistique selon Stanley Kubrick (troisième partie) | Vers le Beau absolu ? (deuxième partie) |
[1] La femme mystérieuse lors de l’orgie est jouée par Abigail Good mais Victor Ziegler l’identifie à Mandy Curran – celle-ci étant incarnée par Julienne Davis – vue par Bill au début du film.
[2] L’art, comme son nom l’indique, est donc bel et bien, pour Stanley Kubrick, purement artificiel. Cela n’implique d’ailleurs nullement, Barry Lyndon suffisant amplement à le prouver, que le réalisateur ne sache pas filmer la nature – même s’il préfère tout de même plutôt s’intéresser à la machine (de manière quelque peu surprenante, c’est en détaillant celle-ci qu’il finit par exprimer une certaine et timide tendance au réalisme).
[3] Et il y a également quelque chose de très artificiel dans ces morts sans bruits.
[4] A l’exception d’une courte séquence au début d’Eyes Wide Shut qui montre, en recourant au montage parallèle, la journée des époux Harford.
[5] Dans son ouvrage Kubrick, L’humain, ni plus, ni moins (Paris, Cahiers du cinéma, 2005), Michel Chion écrit fort justement que Stanley Kubrick tourne des films à « exosquelettes ».
Par ailleurs, L’Ultime Razzia est également divisé en grands blocs narratifs (on peut en dénombrer cinq : l’exposition, la suite des préparatifs, les actions préparatoires et de diversion le jour du casse, le casse réussi et l’après-casse). C’est au sein de ceux-ci que s’opère la déconstruction du récit.
[6] La voix off détenue par Guignol a pour fonction essentielle de délivrer des informations factuelles au spectateur (en cela, on peut même dire qu’elle se subordonne, notamment dans la première partie située à Parris Island, à des intertitres). Cependant, à la fin du film, elle permet au héros de communiquer ses émotions .
[7] Les processus d’artificialisation se doivent donc d’être utiles, la finalité restant, répétons-le, d’atteindre le Beau. De plus, on y reviendra plus loin, toujours Stanley Kubrick doute et se remet en question.
[8] In fine, le meilleur exemple de ce jeu du cinéaste avec la grammaire cinématographique est peut-être cette séquence d’Orange mécanique durant laquelle Alex fait l’amour à deux jeunes femmes rencontrées lors de son passage au magasin de musique. Plan-séquence (auquel Stanley Kubrick a d’ailleurs assez rarement recours) et plan fixe, il devrait, a priori, ressortir du plus parfait classicisme. Mais il en est on ne peut plus éloigné puisque la séquence, amenée encore une fois par un cut brutal, est filmée de manière extrêmement accélérée et habillée musicalement par L’Ouverture de Guillaume Tell, elle-même fortement accélérée par les synthétiseurs de Walter Carlos (Alex avait d’ailleurs promis à ces deux femmes de leur faire écouter de la musique – on ne sait donc pas exactement si celle-ci a ou non un caractère diégétique).
[9] On peut d’ailleurs interpréter cette façon de jouer comme une nouvelle forme de réminiscence du cinéma muet. Parmi les exemples les plus significatifs de ce jeu outrancier, citons Elisha Cook Junior (en George Peatty) dans L’Ultime Razzia, Peter Sellers (en docteur Folamour) et George C. Scott (en général Buck Turgidson) dans Docteur Folamour, Malcolm McDowell (en Alex) dans Orange mécanique, Jack Nicholson (en Jack Torrance) dans Shining ou Lee Hermey (en sergent-instructeur Hartman) dans Full Metal Jacket. Toutefois, le jeu presque effacé de Keir Dullea (en Dave Bowman) – sauf lors du passage de la porte des étoiles – dans 2001, L’Odyssée de l’espace, voire celui de Tom Cruise (en Bill Harford) dans Eyes Wide Shut, fournissent des contre-exemples. Et la direction d’acteurs est très différente dans Orange mécanique et Barry Lyndon (alors que de nombreux acteurs sont, dans des seconds rôles, présents dans les deux films – Godfrey Quigley, Philip Stone, Patrick Magee).
[10] On retrouve donc cette réminiscence du muet qu’est l’insertion d’intertitres jusque dans cette bande-annonce.
[11] Ce qui semble d’ailleurs la volonté de Stanley Kubrick…
[12] Ainsi la manœuvre militaire – qui fascine autant qu’elle inquiète le réalisateur – est-elle censément parfaite mais ne fait que préparer le chaos absolu.
[13] On peut voir dans cette façon d’appréhender son art la manifestation de son obsessionnelle volonté de contrôle et la matérialisation de sa position de démiurge.
[14] Et il existe différents montages de plusieurs de ses films, le réalisateur ayant notamment accepté, on l’a dit, la création d’une seconde version de Shining.
[15] Toutefois les différents films du réalisateur entretiennent, bien sûr, de véritables correspondances entre eux. Stanley Kubrick les rend même évidentes entre 2001, L’Odyssée de l’espace et Orange mécanique puisque, outre la présence (peut-être anecdotique) de la pochette de la bande-originale du premier comme élément diégétique dans le second, 2001, L’Odyssée de l’espace se referme donc sur le regard face-caméra du fœtus géant quand Orange mécanique s’ouvre sur le même type de regard de la part d’Alex. De sorte que l’on a l’impression qu’Orange mécanique commence exactement là où 2001, L’Odyssée de l’espace s’était arrêté. Il ne s’agit toutefois que d’une fausse piste, les vraies correspondances entre ces deux films – que je qualifie de « faux-jumeaux » notamment parce que l’introduction de 2001, L’Odyssée de l’espace pourrait aussi, à mon sens, être celle d’Orange mécanique – étant un peu plus discrètes.
[16] Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, par contre, comme Stanley Kubrick, découpait souvent ses films en parties très apparentes, par exemple dans Cuirassé Potemkine (1925).
[17] On remarquera également les cas particuliers des fins ouvertes de 2001, L’Odyssée de l’espace (qui s’achève, en outre, dans un espace-temps indéfini) et de Shining qui ouvrent la porte à une pluralité d’interprétations
[18] On notera tout de même que ces trois unités ne sont jamais toutes réunies ensemble au sein d’un même film. Encore une fois, Stanley Kubrick utilise comme bon lui semble une ressource offerte par des œuvres artistiques qui ont précédé ses propres créations.
[19] En effet, Stanley Kubrick ne semble guère déplorer la fin du système des grands studios (auquel il avait pourtant su fort bien s’intégrer). Il saura, en tout cas, parfaitement bien s’adapter à la nouvelle donne en se créant une position unique puisqu’il jouira d’une liberté assez incomparable tout en bénéficiant de budgets plus que confortables pour mener à bien ses projets.
[20] Même si cette impression n’est pas, par exemple, aussi marquée que devant les œuvres de Michelangelo Antonioni.
[21] Et combien les aventures et les caractérisations de nombre de ceux-ci sont marquantes dans l’œuvre de Stanley Kubrick au point de revenir, sans cesse, hanter l’esprit du spectateur ; songeons simplement au docteur Folamour (Peter Sellers) et aux généraux Turgidson (George C. Scott) et Ripper dans Docteur Folamour, au superordinateur HAL dans 2001, L’Odyssée de l’espace, à Alex dans Orange mécanique, à Barry dans Barry Lyndon, à Jack Torrance dans Shining, au sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey) et au soldat Baleine dans Full Metal Jacket !
[22] Dans cette logique (parfaitement poétique s’il en est), la beauté aurait donc une importance supérieure à la vérité. On retrouve là le primat de la nécessité esthétique sur la nécessité éthique. Mais peut-être n’y a-t-il pas là, en fait, la moindre contradiction car l’image peut, elle aussi, « dire » la vérité.
[23] Il y a bien sûr des exceptions ; ce n’est ainsi pas le cas des « effets de réel » dont il a été question plus haut. Cohabitent d’ailleurs nombre de tendances esthétiques – parfois contradictoires (d’autant que les franches ruptures de tonalité participent du cinéma montré et permettent, au surplus, de surprendre, voire de provoquer, le spectateur ce qu’aime à faire le réalisateur) – dans le cinéma de Stanley Kubrick, il ne s’agit ici que de relever celles qui apparaissent dominantes.
[24] C’est d’ailleurs avec ce film que commence réellement le travail – qu’il intègre à celui qui existait déjà sur les éclairages – de Stanley Kubrick sur la couleur même si Spartacus était déjà en couleurs.
[25] Du point de vue diégétique, la perte de repères reste limitée. En effet, en proposant en contre-champ l’œil effrayé de Dave Bowman, le spectateur peut facilement s’identifier au héros et comprend que celui-ci traverse un espace (même si celui-ci est totalement indéterminable et le restera jusqu’à la fin du film). En outre, ce contre-champ réintroduit donc la figure de l’œil, si importante dans le cinéma kubrickien , et donc également celle du cercle.
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