Stanley Kubrick, thématiques : le langage et la communication (2)
Le langage et la communication, leurs procédures, leurs nécessités, leurs incapacités partielles à exprimer des émotions, le langage spécifique du corps,… ; analyse approfondie de ces thématiques majeures de l’œuvre de Stanley Kubrick . Retour sur trois films : L’Ultime Razzia, Les Sentiers de la gloire et Docteur Folamour.
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II] Le langage et la communication
B) Film par film (1)
Sommaire actif :
Johnny Clay (Sterling Hayden) et Nikki Arane (Timothy Carey)
dans L’Ultime Razzia (1956)
Intéressons-nous tout d’abord – assez rapidement – à L’Ultime Razzia (1956), ce film noir qui est la première œuvre maîtresse du jeune Stanley Kubrick. La communication est bien au cœur de celle-ci. En effet, le plan « parfait » – mais qui, inévitablement, échouera – repose sur la maîtrise de la communication et surtout sur la nécessité d’en dire le moins possible. Les communications sont donc, au maximum, cloisonnées. Et, à l’exception des cinq membres directement impliqués dans le casse – Johnny Clay (Sterling Hayden), Marvin Hunger (Jay C. Flippen), George Peatty (Elisha Cook Junior), Randy Kennan (Ted de Corsia) et Mike O’Reilly (Joe Sawyer) –, personne ne doit rien savoir de celui-ci. Aussi lorsque Johnny Clay – qui effectue parfaitement sa part du travail – recrute deux hommes chargés de faire diversion pendant l’opération, l’un, Maurice Oboukhoff (Kola Kwariani), en provoquant une bagarre, l’autre, Nikki Arane (Timothy Carey), en abattant un cheval, il ne leur en dit, malgré l’amitié qu’il peut avoir pour ceux-ci, que le strict minimum et ceux-ci n’auront droit qu’à un paiement « forfaitaire » (d’ailleurs assez élevé) mais pas à une part du butin. De plus, les informations factuelles – notamment celles qui sont fournies par les annonces radiophoniques du champ de course[1] (puisqu’il s’agit de voler la recette de celui-ci) – doivent être, tout particulièrement en ce qui concerne les horaires prises en compte, pour que le coup réussisse.
George Peatty (Elisha Cook Junior) et sa femme (Marie Windsor)
dans L’Ultime Razzia (1956)
Cependant, malgré cette maîtrise et ces précautions, le casse se soldera par un échec complet – accompagné de nombreux morts – parce que l’un des hommes, George Peatty, a trop parlé en révélant tout ou presque à sa femme Sherry (Marie Windsor)[2]. Or celle-ci ne l’aime pas et parle à son tour (malgré les mises en garde de Johnny Clay) à son amant, Val Cannon (Vince Edwards), avec qui elle souhaite s’enfuir après avoir volé l’argent. Il s’agira d’une vaine tentative qui provoquera le drame. Ainsi la réussite du casse de L’Ultime Razzia – ce qui est assez classique dans ce type de film – reposait-elle avant tout sur une bonne maîtrise des processus de communication qui se devaient d’être le plus possible réduits ce qui indique que parler, dans certaine situations, est source de grand danger.
Le général Mireau (George Macready) et le colonel Dax (Kirk Douglas)
dans Les Sentiers de la gloire (1957)
Dans Les Sentiers de la gloire (1957), opus suivant de Stanley Kubrick et film de guerre comme Full Metal Jacket, les communications et les procédures sont de nouveau un enjeu majeur et complètement au centre de l’œuvre. Ceci est au demeurant parfaitement logique puisque celles-ci – qu’on peut alors également nommer transmissions – constituent, pendant la guerre plus qu’encore que lors de toute autre occasion, un paramètre qu’il est impératif de contrôler au mieux[3]. Celles-ci, au demeurant, fonctionnent de manière extrêmement imparfaite et s’avèrent pratiquement impossibles au cours de la catastrophique attaque de la côte 110 menée par le colonel Dax (Kirk Douglas) sur ordre du général Mireau (George Macready). Mais cette longue – et superbe – séquence de combat se conclue aussi par un nouvel ordre de ce dernier, tirer sur les positions de l’armée française, qui ne sera pas respecté car, en dehors de sa stupidité profonde, il n’est pas régulier comme le lui explique le capitaine Rousseau (John Stein) qui rappelle que l’exécution de celui-ci nécessite un document écrit. Cela montre, une nouvelle fois, l’importance des procédures tant dans la guerre que dans l’œuvre de Kubrick. Certes, des communications plus ou moins informelles peuvent exister comme la plupart de celles qui ont lieu entre les généraux Broulard (Adolphe Menjou) et Mireau et le colonel Dax ou entre les soldats. C’est d’ailleurs l’une d’elles, entre Broulard et Mireau, qui ouvre le film et leur conversation est tantôt parfaitement explicite (Broulard explique qu’il faut que le 701e régiment attaque la côte 110), tantôt relativement implicite (cette attaque serait assortie d’une promotion pour Mireau ce qui, in fine, décide le général qui, bien sûr, s’en défend). Mais, même dans ces dialogues de « salon », le rappel à la hiérarchie n’est jamais loin et, dans l’une des dernières séquences, Broulard ne manquera pas de le faire après que Dax – à qui il vient de proposer le poste du général Mireau –, excédé par la tournure prise par les événements et les exécutions pour l’exemple des soldats Arnaud (Joe Turkel) et Férol (Timothy Carey) et du caporal Paris (Ralph Meeker), l’ait traité « de sadique, de dégénéré et de monstre »[4].
Le colonel Dax et le général Broulard (Adolphe Menjou)
dans Les Sentiers de la gloire (1957)
Mais, au-delà du problème des transmissions et du constant rappel par les gradés militaires des règles que doivent respecter leurs subordonnés dans leur façon de s’exprimer, un autre enjeu lié à la communication apparaît dans Les Sentiers de la gloire puisque s’y tient, après l’échec de l’opération militaire et la décision – d’une flagrante injustice – des plus hautes autorités militaires françaises de faire passer trois soldats, choisis presque complètement au hasard, devant le Conseil de guerre, pour « manque de combativité face à l’ennemi », un procès. Ce sont donc Arnaud, Férol et Paris qui sont désignés et Dax – contre l’avis de Mireau et de Broulard – se fait leur avocat. Comme, dans tout procès, la maîtrise de la communication, d’une part, et le respect de procédures juridiques – qui sont à la base du droit positif –, d’autre part, sont au centre de l’action. Concernant le premier point, Dax en préparant les accusés le soulignera largement leur prodiguant les conseils suivants : ne pas trop parler ; ne pas faire de longs discours ; ne pas se répéter (Dax s’en chargera si cela doit s’avérer nécessaire). Tout, on le voit bien, est à nouveau lié au contrôle du langage et de la communication. Mais, sur le second point, force est de constater que le procès sera très largement biaisé – et ce même s’il s’agit d’un tribunal d’exception. Ainsi, malgré l’importance de la codification et des règles, l’acte d’accusation ne sera pas lu et Dax ne pourra rappeler les citations de bravoure du soldat Arnaud, ni même faire intervenir des témoins de moralité. Quant au Président du Conseil de guerre (Peter Capell) et au Commissaire du Gouvernement (Richard Anderson), ils se montreront particulièrement partiaux, le second présentant, dans ses conclusions, le comportement des trois soldats comme une « honte » et une « souillure » et requérant à leur encontre la peine capitale – à la grande satisfaction du général Mireau qui a voulu ce simulacre de procès et y assiste depuis un canapé, semblant dominer des débats dans lesquels il lui arrive même d’intervenir. Et Dax ne pourra alors dire, de façon quelque peu pathétique, dans sa plaidoirie finale qu’« il y a des instants où [il a] honte d’appartenir à la race des hommes », contester l’objectivité de la cour et les procédures non respectées et remarquer que ce n’est pas l’attaque de la côte 110 qui a discrédité l’armée française mais bien ce Conseil de Guerre. Mais, malgré cela, et la pitié qu’il réclame pour les trois hommes, ceux-ci n’échapperont à l’exécution qui leur était promise avant même la tenue de ce procès. Cependant, même s’il s’agit dans cette deuxième partie des Sentiers de la gloire pour Stanley Kubrick de dénoncer – de manière très démonstrative – un procès truqué (ainsi que ce qui l’a provoqué et ce qu’il implique), on retrouve tout l’intérêt l’importance qu’il attache à la communication et à ses procédures[5].
Le général Jack D. Ripper (Sterling Hayden) et le colonel Lionel Mandrake
(Peter Sellers) dans Docteur Folamour (1964)
Ce sera encore le cas dans toute la suite de son œuvre – même si l’on ne s’intéressera pas ici à Spartacus (1960) et à Lolita (1962) – et tout particulièrement dans Docteur Folamour (1964). Comme Les Sentiers de la gloire, il s’agit là d’un film de guerre – quoique le traitement de celle-ci y soit, cette fois, fort différent puisque Docteur Folamour est également un film comique – et on retrouve tout l’intérêt de Stanley Kubrick pour les transmissions lors d’opérations guerrières ; il s’accroit même puisque celles-ci sont complètement au centre de l’œuvre. En effet, la fascination de l’auteur, qui n’apparaissait encore guère qu’embryonnaire dans Les Sentiers de la gloire[6], pour les technologies de la communication s’exprime ici clairement[7]. Ainsi les machines passionnent le réalisateur et le docteur Folamour (Peter Sellers) peut expliquer, avec force détails, l’intérêt et les défauts de la « machine de l’Apocalypse » mise au point par les Soviétiques comme arme de dissuasion nucléaire. Surtout, c’est avec le fameux CRM 114, cette machine de cryptage – donc de contrôle des communications – présente sur les B 52 américains dont celui du major Kong (Slim Pickens), que Kubrick montre le mieux tout son intérêt pour les procédures de communication qui sont, de manière plus générale, au cœur du plan R déclenché par le général Ripper (Sterling Hayden).
L’ambassadeur soviétique (Peter Bull) et le Président des Etats-Unis (Peter Sellers)
au téléphone dans Docteur Folamour (1964)
Par ailleurs, l’ensemble du film est lié au langage. Cela est vrai de l’intrigue puisque la catastrophe est rendue possible par la mise en place de procédures qui permettent la rupture des communications et les différents acteurs du drame tenteront de l’éviter en en établissant d’autres pour permettre soit de les rétablir, soit de court-circuiter le plan R. Cela provoquera bien des difficultés comme l’illustrent le coup de téléphone du Président des Etats-Unis, Merkin Muffley (Peter Sellers), au Premier ministre soviétique Kissov ou la difficulté du colonel Mandrake (Peter Sellers), placé sous l’étroite surveillance du colonel Bat Guano (Keenan Wynn), à joindre la salle de guerre du Pentagone[8]. Ces deux exemples sont d’ailleurs l’occasion de deux grands moments de comédie qui rappellent que le film est aussi – et peut-être essentiellement[9] – une farce. Et le langage fait beaucoup pour la force comique de Docteur Folamour puisque l’humour vient très largement de dialogues brillants qu’il s’agisse d’allocutions, aussi grandiloquentes que ridicules, comme celle du major Kong, au moment du déclenchement du plan R, ou celle du général Turgidson (George C. Scott) qui impose, alors qu’il croit le danger écarté, une prière aux personnes présentes dans la salle de guerre, des conversations entre un Ripper complètement fou – il croit que les Soviétiques empoisonnent l’eau des citoyens américains ce qui serait responsable de l’affaiblissement de ses précieux « fluides corporels » – et son second Mandrake[10] pétrifié, qui ne sait que faire et tente de jouer le jeu du général pour obtenir le code de rappel des avions[11], des joutes verbales (et physiques) entre Turgidson et l’ambassadeur russe (Peter Bull)[12] qui échangent nombre d’insultes ou encore de cette séquence d’anthologie dans laquelle Turgidson explique avec enthousiasme[13] qu’un B 52 mené par des soldats de grande qualité peut échapper aux radars soviétiques avant de s’arrêter brusquement se rendant compte de l’énormité de ce que cela implique. Et encore, ne sont-ce là que quelques-uns des moments de comique provoqués par le dialogue dans ce film dans lequel on ne cesse et de voir des appareils[14] dont le fonctionnement est toujours bien expliqué et de rire aux éclats. On remarquera encore que le langage ou plus exactement la langue est encore source de comique à travers des jeux de mots douteux sur les noms des personnages (Turgidson, Jack D. Ripper, Kissov,…) ou au moyen de l’écrit avec ce grand panneau sur lequel on peut lire « Peace is our profession » devant la base de Ripper. Bref, la technique, les procédures de contrôle de la communication et le langage en général sont, à quelque niveau que ce soit, décisives dans Docteur Folamour.
Le panneau « Peace is our profession » à l’entrée de la base du général Ripper
dans Docteur Folamour (1964)
Ran
Introduction | Film par film (2) |
[1] On a là un premier exemple – et il y en aura quantité d’autres dans les films suivants du réalisateur – d’une communication facilitée (mais on verra que celle-ci a ses limites) par la technologie ce qui fascine Kubrick.
[2] Il faut tout de même ajouter qu’une pure malchance s’en mêlera également puisque Johnny Clay – après la mort de ses compagnons (l’échec est donc, à ce stade, largement consommé) – sera à deux doigts de pouvoir partir en compagnie de sa petite amie Fay (Coleen Gray) et de tout le butin.
[3] L’intérêt de Stanley Kubrick pour la communication fournirait ainsi, tout comme celui qu’il a pour le plan parfait, l’une des explications à la surreprésentation des films de guerre dans son œuvre.
[4] Mais cette importance du grade – et l’arbitraire pouvoir qu’il offre – s’observe également à un niveau plus bas de la hiérarchie militaire. Ainsi le lieutenant Roget (Wayne Morris) rappelle-t-il au caporal Paris leurs grades respectifs après que ce dernier lui ait reproché son comportement, lié à son alcoolisme, pendant la patrouille de nuit préparatoire à l’attaque de la côte 110.
[5] On voit d’ailleurs, à travers cet exemple, que le respect de celles-ci peut être très important et positif pour la société. Conclusion qui ne sera pas toujours, on le verra par la suite, celle de Stanley Kubrick…
On peut également remarquer – et peut-être même s’étonner – que, à cette exception près (et encore ne s’agit-il que d’un procès truqué) et celle d’ Eyes Wide Shut (1999 ), film dans lequel celui – informel – de Bill Harford (Tom Cruise) au cours de l’orgie dont il est expulsé n’est, plus encore que dans Les Sentiers de la gloire, qu’une mise en scène, Stanley Kubrick n’ait jamais tourné de film de procès (alors qu’il s’agit pourtant d’un genre cinématographique classique). Ainsi, celui d’Alex (Malcolm McDowell) – dont on apprend qu’il a été condamné à quatorze ans d’emprisonnement – n’est absolument pas montré (dans le récit, il se situe dans l’ellipse temporelle qui est faite entre les deux premières parties du film) dans Orange mécanique (1971 ). Pourtant, la maîtrise de la communication orale et le strict respect de procédures sont des éléments clefs de tout procès ainsi que des thématiques centrales dans le cinéma de Stanley Kubrick.
[6] Ceci est d’ailleurs est tout-à-fait logique puisque celles-ci n’étaient elles-mêmes, à l’époque durant laquelle se déroule Les Sentiers de la gloire (la Première Guerre mondiale), que fort peu développées ; Docteur Folamour, quant à lui, se déroule à une époque contemporaine de sa réalisation et l’évolution des technologies a été aussi importante que potentiellement inquiétante ce qui est, bien sûr, l’un des thèmes centraux du film.
[7] On reste toutefois, comme dans Les Sentiers de la gloire, dans le cadre d’une communication réservée aux cercles des militaires et du pouvoir. Stanley Kubrick élargira, dès 2001, L’Odyssée de l’espace (1968 ), son propos à d’autres champs que les seuls cercles politico-militaires. Par ailleurs, revenant avec Full Metal Jacket (1987 ) au film de guerre, il s’intéressera aux moyens (qu’ils soient ou non techniques) du contrôle de l’information adressée au grand public – sans toutefois que celui-ci n’apparaisse directement. Néanmoins, il faut remarquer que l’existence (même si elle n’est pas montrée) d’une propagande anticommuniste extrêmement développée dans la société américaine (et plus particulièrement au sein des forces armées du pays) joue un rôle décisif – comme le montrent les personnages des généraux Ripper (qui déclenche son opération par anticommunisme) et Turgidson et du major Kong – pour le développement de l’intrigue relatée dans Docteur Folamour.
[8] Celle-ci est d’ailleurs avant tout un lieu de palabres et d’échanges.
[9] C’est, en tout cas, grâce à cette dimension comique qu’il a si bien résisté au temps.
[10] Notons que c’est grâce à une machine – toute simple celle-ci –, puisqu’il s’agit d’une radio, que Mandrake apprend qu’il n’y a pas eu d’attaque soviétique contre les Etats-Unis. Pour communiquer, après le suicide de Ripper et la découverte du code de rappel, avec le Pentagone, Mandrake aura également recours à deux machines d’une technologie limitée : une cabine de téléphone et un distributeur de coca-cola (dont il impose, afin de récupérer la monnaie, la destruction au colonel Guano…).
[11] Encore quelques lettres qui ont une importance décisive…
[12] Le film s’intéresse donc beaucoup au danger provoqué par la rupture des communications. Toutefois, en établir peut également présenter des risques. Ainsi cet ambassadeur russe, introduit dans la salle de guerre du Pentagone, tente bel et bien, au moyen d’un appareil photographique (encore une nouvelle machine !) dissimulé dans sa chaussure d’espionner les Américains et d’obtenir certains de leurs secrets militaires comme le craignait (ou l’espérait…) Turgidson.
[13] Si cette séquence est si drôle, c’est aussi parce que Turgidson, pendant son « exposé », mime le B 52. On y reviendra largement dans l’ultime partie de ce texte mais on peut dès à présent noter que le langage corporel joue également un rôle très important dans Docteur Folamour (dans ce film, les personnages du major Kong et de docteur Folamour le montrent également) et dans tout le cinéma de Stanley Kubrick.
[14] Et la grande majorité a un lien plus ou moins direct avec des enjeux de communication.
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