Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Stanley Kubrick, thématiques : le langage et la communication (3)

29 Septembre 2010 , Rédigé par Ran Publié dans #Textes divers

Le langage et la communication, leurs procédures, leurs nécessités, leurs incapacités partielles à exprimer des émotions, le langage spécifique du corps,… ; analyse approfondie de ces thématiques majeures de l’œuvre de Stanley Kubrick. Retour sur trois films : 2001, L’Odyssée de l’espace,Orange mécanique et Barry Lyndon.

  -------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Spécial Stanley Kubrick

 

II] Le langage et la communication

 

B) Film par film (2)

  Sommaire actif : 

2001, L’Odyssée de l’espace

Orange mécanique

Barry Lyndon


2001, L’Odyssée de l’espace

 

Le monolitheLe monolithe dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)

 

Le contrôle de la communication est encore au cœur du film qui suit Docteur Folamour (1964) dans l’œuvre de Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) – au demeurant fort différent puisqu’il n’est ni de guerre, ni comique. L’intérêt pour ces thématiques se confirme donc mais la filiation entre les deux films peut, au-delà de la seule question du genre, paraître étonnante dans la mesure où seul un tiers environ du nouvel opus de l’auteur est dialogué – fournissant ainsi un exemple tardif de réminiscence du cinéma muet[1]. Le langage et les procédures n’en ont pas moins une importance fondamentale. Ce n’est certes pas le cas durant la première partie du film[2] qui se déroule à « l’aube de l’humanité » puisque les singes ne sont pas évidemment pas dotés de la parole. On remarquera d’ailleurs que c’est bien l’acquisition de la violence – et non du langage – qui transforme ceux-ci en hommes, preuve que c’est bien cet élément et nul autre qui détermine la nature humaine pour le cinéaste[3].

 Heywood Floyd et les scientifiquesLe professeur Heywood Floyd (William Sylvester ; au centre de l’image) et les scientifiques soviétiques

(Margaret Tyzack et Leonard Rossiter au premier plan ; Irena Marr et Krystyna Marr au deuxième plan)

dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)

 

Mais, dès le début de la deuxième partie, l’importance du langage réapparaît et Kubrick semble, dans ce film, essentiellement à s’intéresser à son contrôle et à ce qu’il implique. Ainsi, durant son voyage vers la station lunaire de Clavius, le professeur Heywood Floyd (William Sylvester) dialogue avec deux de ses homologues soviétiques (Leonard Rossiter ; Margaret Tyzack) mais leur échange se réduit à de simples banalités et surtout Floyd doit s’efforcer d’éluder les questions gênantes relatives à la fermeture de la base de Clavius. Arrivé sur celle-ci, Floyd fait devant ses pairs une allocution largement saluée et qui a essentiellement vocation à rassurer les occupants puisque, sur Terre, ont été propagées de fausses rumeurs faisant état d’une maladie qui se serait propagée sur Clavius afin de justifier sa fermeture. Or, il s’agit de garder secrète la découverte de l’étrange monolithe noir mais les proches des occupants de Clavius risquent de s’inquiéter. En quelques minutes, on a donc l’exemple d’une communication qui est doublement sous contrôle puisque, d’une part, vis-à-vis de l’extérieur, les autorités américaines usent d’un stratagème pour isoler Clavius et, d’autre part, Floyd utilise l’arme de la parole pour que ceux qui sont à l’intérieur de la base ne perdent pas leur moral. En outre, est préparé le moment de la diffusion de l’information de la découverte du monolithe au grand public. Ainsi un photographe (Burnell Tucker) est chargé d’« immortaliser » le moment du discours de Floyd et surtout l’endroit dans lequel a été placé le monolithe ressemble à s’y méprendre à un studio de cinéma et de nombreuses caméras y sont présentes. Sous toutes ses facettes donc, la communication fait donc l’objet d’un contrôle méthodique.

 

conversation Frank Poole et Dave BowmanLa conversation entre Frank Poole (Gary Lockwood) et Dave Bowman (Keir Dullea)

sous l’« œil » du superordinateur HAL 9000 dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)

 

Tel sera également le cas au sein du vaisseau Discovery one qui emmène les professeurs Dave Bowman (Keir Dullea) et Frank Poole (Gary Lockwood) dans l’orbite de Jupiter. Ainsi Kubrick montre toutes les procédures pour communiquer avec la Terre notamment ces sept minutes nécessaires pour envoyer un message de la Terre vers le vaisseau et réciproquement – et cela est souligné par l’interview de Bowman et Poole menée par un journaliste de télévision (Martin Amor)[4]. Cela tend évidemment à isoler un peu plus le Discovery one – qui est déjà un espace fermé[5] – du reste du monde humain car les communications se doivent d’être brèves (mais aussi particulièrement claires obéissant donc à une forme de codage) et sont, de facto, très limitées[6]. Cette communication sous contrôle s’applique également à la façon de s’exprimer du superordinateur HAL 9000[7] dont l’omniprésence est signifiée par plusieurs points lumineux rouges – facilement assimilables à une multitude d’yeux – qu’on retrouve en différents endroits du vaisseau et par sa voix (Douglas Rain en version originale ; François Chaumette en version française). Ainsi son expression est-elle d’une extrême courtoisie, policée, châtiée et même affectée au point d’apparaître comme parfaitement antinaturelle[8]. Et même au moment où il tente de tuer les membres de l’équipage du Discovery One, l’ordinateur ne se départit pas de cette curieuse façon de parler. Il faudra ainsi attendre sa déconnexion par Dave Bowman pour que son langage change quelque peu lorsqu’il finira par chanter « Au clair de la Lune »[9] et que sa voix se perdra finalement dans une sorte de douloureux barrissement. On est donc bel et bien au devant d’une nouvelle forme de procédure avec la façon de communiquer de HAL. Et les parties dialoguées de 2001, L’Odyssée de l’espace seront jusqu’au bout marquées par celles-ci puisque les derniers mots entendus dans le film viendront d’une discussion préenregistrée du professeur Floyd à destination des passagers du vaisseau, une fois que celui-ci sera entré l’orbite de Jupiter, afin de leur révéler les vrais buts de leur mission.

 

La deconnexion de HALLa déconnexion de HAL par Dave Bowman

dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968)


Mais cette communication si parfaitement organisée et contrôlée finit par apparaître vaine[10]. Certes, la volonté de contrôle dans l’échange verbal s’avère parfois nécessaire comme l’illustre la tentative ratée de Dave Bowman et de Frank Poole de s’isoler de HAL. Cependant – et cet exemple le montre bien – malgré toutes les précautions prises, tout ce que tentent les hommes n’aboutit qu’à l’échec et les événements fondamentaux qui se déroulent dans le film semblent ne relever que du seul plan des monolithes et se passent dans des moments où la parole n’intervient pas. L’homme échoue donc à totalement contrôler la communication de même qu’il ne parvient pas à maîtriser sa propre évolution. Pire encore peut-être, à force de vouloir dominer le langage, il finit par le réduire à de simples procédures vides de tout sens. Ainsi, au-delà du seul cas de l’expression aseptisée de HAL, l’ensemble de la parole est, dans 2001, L’Odyssée de l’espace, comme écrasé par le formatage, et ce jusqu’à ce qui devrait le plus naturel et spontané. Une courte séquence le montre d’ailleurs parfaitement : celle dans laquelle les parents de Frank Poole (Alan Gifford et Ann Gillis) lui adressent un message pour lui souhaiter son anniversaire[11]. De manière un peu ridicule, ils se mettent à chanter « Joyeux anniversaire » devant un gâteau comme on observerait parfaitement un rite et n’ont, in fine, pas grand-chose à dire un fils exilé au milieu de l’espace pour une périlleuse mission. De plus, ils terminent leur message en demandant à Frank Poole de dire « bien des choses »[12] à Dave Bowman ce qui ne veut – dans l’absolu – strictement rien dire et préviennent qu’ils reprendront contact « mercredi prochain » puisque, encore une fois, la procédure semble bien établie. Ainsi, dans 2001, L’Odyssée de l’espace, le langage apparaît-il comme frappé d’inanité par la volonté de maîtrise.

 

Orange mécanique

 

Georgie Dim et AlexGeorgie (James Marcus), Dim (Warren Clarcke) et Alex (Malcolm McDowell)

dans Orange mécanique (1971)

 

Cette impression se renforcera encore avec Orange mécanique (1971), le film suivant de Stanley Kubrick et qui, sur bien des points, est lié à son immédiat prédécesseur. En effet, le thème du langage enfermé dans des procédures se fait jour de manière plus claire encore. Cela apparaît, dès la première des trois parties du film, avec cette novlangue qu’utilisent Alex (Malcolm McDowell) et ses trois droogies, Georgie (James Marcus), Dim (Warren Clarcke) et Pete (Michael Tarn). Celle-ci peut être perçue un moyen de former un noyau autour du chef et donc de créer un état d’isolement de fait du groupe vis-à-vis du reste du monde[13] mais c’est aussi une nouvelle forme de procédure, de codage du langage qui perd donc de son naturel. Cette impression est encore renforcée par la façon extrêmement particulière qu’ont les personnages, et plus spécialement Alex, de s’exprimer même quand ils n’ont pas recours à cette novlangue. Cela amènera ainsi le héros à ponctuer une altercation physique et verbale avec Dim par une formule comme « si continuer à vivre en vie est ce que tu veux ». La parole est donc omniprésente mais partiellement vidée de son sens et bien des formules sont inutiles alors que des codes se sont imposés qui poussent, par exemple, à conclure toute phrase par un « mon frère » quel que soit le destinataire ou presque[14]. Ainsi la première partie présente-t-elle, dans la droite ligne de 2001, L’Odyssée de l’espace, une vision assez noire des procédés de communication.

 

Le gardien-chef et AlexLe gardien-chef (Michael Bates) et Alex dans Orange mécanique (1971)

 

Cela ne s’arrangera pas, au contraire, dans la deuxième partie d’Orange mécanique durant laquelle Alex, après le meurtre de la femme aux chats (Miriam Karlin), se retrouve en prison. Dans ce lieu dans lequel les détenus, par définition, sont isolés du reste de la société, tout n’est qu’une suite de procédures. La séquence d’arrivée d’Alex dans l’établissement le montre très bien puisque le héros ne doit notamment pas dépasser une ligne blanche – dont on découvrira plus tard qu’elle existe même dans le bureau du directeur (Michael Gover) – mais aussi se conformer à des procédures orales qui consistent en une longue suite de questions fermées qu’il doit obligatoirement ponctuer par un « monsieur »[15] à l’attention du gardien-chef (Michael Bates). Cela annonce largement les « Chef ! Oui ! Chef ! » que les futurs marines de Full Metal Jacket (1987) ne cessent de répéter au sergent-instructeur Hartman (Lee Hermey). Et ce dernier personnage est comme annoncé par le gardien-chef d’Orange mécanique – qui est certes nettement plus ridicule et plus stupide donc moins inquiétant – puisque celui-ci ne semble pouvoir s’exprimer qu’en hurlant. Aussi, son langage est-il lui aussi très artificiel et enfermé dans des procédures[16]. Enfin, on remarquera que, dans cette prison, les détenus sont réduits à des numéros – Alex est ainsi devenu 6 55 32 1 – et perdent ainsi un peu plus de leur identité par une nouvelle procédure qui passe par le langage[17]. Et même l’aumônier de la prison (Godfrey Quigley), pourtant le personnage le plus sympathique et le plus positif dans cet univers carcéral, ne manquera pas de nommer Alex « 6 55 32 1 ».

 

alliance du ministre et Alex

La « réconciliation » entre le ministre de l’Intérieur (Anthony Sharp)

et Alex à la fin d’Orange mécanique (1971)


Dans la suite du film, une fois Alex sorti de prison, le langage semble perdre de son importance et le réalisateur s’attache plutôt à d’autres thématiques[18]. Néanmoins, on notera qu’après sa « réformation » par le programme Ludovico, Alex étant privé de sa violence – et on retrouve là la leçon de 2001, L’Odyssée de l’espace  en ce que celle-ci détermine la nature humaine –, il est rendu totalement impuissant et ne peut en aucun cas se défendre face à tous ceux qui s’en prennent à lui. Pourtant, il dispose encore pleinement de l’usage de la parole mais celle-ci ne lui est d’aucune utilité et ne constitue donc, en aucun cas, une ressource. Au contraire même, elle est un danger potentiel puisque quand Alex chante « Singin' In the Rain » alors qu’il a été recueilli, après avoir été agressé par un clochard (Paul Farrell) puis par Georgie et Dim, par l’écrivain Frank Alexander (Patrick Magee)[19], il est « démasqué » par ce dernier qui reconnaît en lui le jeune homme qui, dans la première partie du film, a violé sa femme (Adrienne Corri) désormais morte. Aussi poussera-t-il Alex à se suicider qui échouera dans sa tentative. Le film se conclue un peu après, alors qu’Alex est à l’hôpital – suite à son suicide raté – et qu’il a retrouvé toutes ses facultés de violence, par un étrange dialogue entre le héros et le ministre de l’Intérieur (Anthony Sharp), ancien promoteur d’un programme Ludovico qui compromet maintenant la popularité du gouvernement. Cette discussion mi-explicite mi-implicite[20] – les deux hommes, qui ont chacun leur intérêt, se comprennent, un peu comme les généraux Broulard et Mireau (Adolphe Menjou et George Macready) dans la première séquence des Sentiers de la gloire (1957), à demi-mots – permet la mise en place d’une « réconciliation » entre Alex et le pouvoir politique largement médiatisée. Ainsi Orange mécanique se termine-t-il sur une opération de communication parfaitement sous contrôle[21]. Et après, Docteur Folamour et 2001, L’Odyssée de l’espace, le propos de Stanley Kubrick sur le langage et la communication tend à se confirmer et à s’affiner.

 

 

Barry Lyndon

 

Balibari et Barry une table de jeuLe chevalier de Balibari (Patrick Magee) et Barry (Ryan O’Neal) à une table de jeu

dans Barry Lyndon (1975)

 

Cela sera un peu moins vrai en ce qui concerne Barry Lyndon (1975), à tout le moins en ce qui concerne la première partie. Dans celle-ci, règne une certaine atmosphère de liberté et ce malgré les nombreuses mésaventures dont est victime le héros, le jeune Redmond Barry (Ryan O’Neal). Et celle-ci s’étend jusqu’au langage alors que Barry passe pourtant la plus grande partie de son temps au sein de l’armée britannique. Peut-être est-ce parce que le film est situé au XVIIIe siècle (plus exactement les événements relatés dans cette partie se déroulent pendant la Guerre de Sept ans[22]) mais l’organisation des communications au sein de celle-ci semble moins rigoureuse – et est logiquement moins complexe – qu’elle ne pouvait l’être dans l’armée française des Sentiers de la gloire et dans son homologue américaine de Docteur Folamour et qu’elle ne le sera pour le corps des marines de Full Metal Jacket. Il ne faut pourtant en conclure, bien au contraire, que Stanley Kubrick se désintéresse du thème du langage dans Barry Lyndon. Mais il en semble en avoir une vision légèrement plus positive et il arrive même que certains (beaux) mots aient un sens notamment celui d’amitié. En effet, celles entre le héros et le capitaine Grogan (Godfrey Quigley) puis celle entre Barry et le chevalier de Balibari (Patrick Magee) sont tout sauf feintes. Le langage, ou plus exactement la langue, a d’ailleurs toute son importance dans la seconde. En effet, alors qu’il est exilé, à la merci des Prussiens et chargé d’espionner le chevalier, Barry, en entendant cette voix qui a l’accent de son pays, ne peut retenir son émotion et éclate en sanglots devant le chevalier de Balibari avant de lui raconter – malgré le grand danger que cela représente – toute son histoire. Immédiatement, le chevalier, joueur (et tricheur) professionnel, devient son protecteur et ami. Et les deux complices pourront s’échapper de Prusse et mener une meilleure existence. Dans ce cas, donc, la parole a une fonction libératoire. Mais le réalisateur se garde tout de même bien de tout angélisme vis-à-vis de celle-ci car si Barry était devenu prisonnier des Prussiens, c’était parce que, alors qu’il avait déserté l’armée britannique et traversé leurs lignes après avoir volé l’uniforme d’un gradé britannique, le lieutenant Jonathan Fakenham (Jonathan Cecil), il avait été démasqué au cours d’une conversation avec le capitaine Potzdorff (Hardy Kruger). Aussi, un peu plus tôt, la parole avait-elle eu à l’inverse l’effet de rendre prisonnier. Ensuite, alors qu’il travaille pour les Prussiens mais est, en fait, l’allié de Balibari, Barry doit, dans ses rapports, en permanence contrôler son langage pour ne pas, d’une part, livrer d’information compromettante sur son ami et, d’autre part, éveiller un quelconque soupçon. Le thème de la maîtrise de la communication réapparaît donc à cette occasion mais on remarquera que celle-ci s’avère, pour une fois, une parfaite réussite[23] puisque Barry parvient à ses fins.

 

Barry duelBarry lors d’un duel à l’épée dans Barry Lyndon (1975)


Par ailleurs, il ne faut pas non plus surestimer l’importance (qu’elle soit ou non positive) du langage. Ainsi, bien des événements importants, voire décisifs pour l’histoire, se passent de mots. Ainsi les codes qu’il met au point pour aider le chevalier à tricher[24] reposent moins sur le langage que sur des gestes. Par ailleurs, il faut évoquer les nombreux duels auxquels prend part Barry et qui rythment le film. Ceux-ci sont, dans la forme, très différents puisqu’ils peuvent soit être figés dans un certain hiératisme et encombrés d’une lourde procédure comme celui au pistolet avec le capitaine John Quinn (Leonard Rossiter)[25], soit, à l’inverse, d’une violence crue et d’une spontanéité presque totale comme lors de son combat à mains nues contre le soldat Toole (Pat Roach)[26]. Mais, dans tous les cas, ces duels se passent de mots[27]. Par contre, ceux-ci sont souvent à l’origine de ces affrontements puisque ce sont les insultes qu’adressent Barry à John Quinn[28] puis celles que s’échangent le héros et Toole qui entraînent les duels. Quant aux jeux de séduction dans lesquels s’engage Barry, ils se passent également volontiers de la parole. Cela est vrai avec Nora Brady (Gay Hamilton) – qui se mariera finalement avec John Quinn ce qui est à l’origine du différend entre celui-ci et Barry – qui s’amuse avec un Barry alors tout jeune et très épris et qui ne maîtrise alors rien des codes amoureux (d’où son immense déception). Ce sera encore plus évident avec la jeune prussienne, Lischen (Diana Körner), que Barry séduit alors qu’il se fait passer pour le lieutenant Fakenham et qu’il n’a pas encore été découvert par le capitaine Potzdorff. En effet, les deux personnages ne peuvent guère communiquer oralement puisqu’ils ne maîtrisent pas la langue de l’autre mais les codes de séduction sont assez bien établis pour qu’ils puissent avoir une relation amoureuse en n’ayant que des bribes de conversation[29]. Enfin, en conclusion de la première partie, Barry séduit sa future épouse, la comtesse Honoria de Lyndon (Marisa Berenson) au cours d’une superbe séquence – sublimée par l’utilisation du divin Trio pour piano, violon et violoncelle de Franz Schubert – sans échanger un seul mot. Par contre, les regards, les gestes et le baiser sur laquelle s’achève cette séquence ont toute leur importance. Ainsi, si, dans la première partie de l’œuvre, la parole n’est pas toujours vide de sens et peut même s’avérer positive, force est de constater que l’on peut le plus souvent s’en passer. Et, aux tous derniers instants de cette moitié du film, elle s’avère même mortelle au plein sens du terme puisque Sir Charles Lyndon (Frank Middlemass), le vieil époux infirme de la comtesse, s’étouffe pour avoir voulu interpeller Barry.

 

 Barry et Lyndon rencontreBarry (de dos) et la comtesse de Lyndon (Marisa Berenson) lors de leur rencontre autour d’une table de jeu

(à côté de la comtesse, le révérend Samuel Runt – Murray Melvin) dans Barry Lyndon (1975)


Dans la seconde partie de l’œuvre – sur laquelle on ne s’attardera guère –, la parole retrouve un statut largement négatif ce qui est assez logique puisque le héros, qui, grâce à son mariage, se trouve désormais dans la très haute société anglaise et est obsédé, poussé en ce sens par sa mère (Marie Kean), par l’obtention d’un titre de Lord (c’est-à-dire par l’adjonction d’un simple mot à son nouveau patronyme puisqu’il a déjà obtenu le droit d’être appelé Barry Lyndon et non plus Redmond Barry), se retrouve dans une situation toujours plus grande d’enfermement et d’isolement. Aussi le langage est-il à nouveau encombré par les codes (ici sociaux), les procédures et les conventions. Et c’est très largement parce qu’il n’arrive pas à tous les maîtriser mais aussi parce que cette haute classe sociale est fermée sur elle-même et ne souhaite pas intégrer de nouveaux arrivants que Barry en sera finalement exclu[30]. Toujours est-il qu’il ne cesse de prendre des contacts et de chercher à obtenir des entretiens – notamment avec le roi George III (Roger Booth) – et que cela ne le mène absolument à rien. En outre, les grands mots comme l’amitié et l’amour sont à nouveau vidés de tout leur sens[31] comme le montrent sa relation avec son protecteur Lord Wendover (André Morell) – qui se détournera de lui, comme tout le reste de la haute société, après que Barry a frappé en public son beau-fils, Lord Bullingdon (Leon Vitali) – ou son mariage raté avec la comtesse de Lyndon. Ainsi seuls semblent désormais compter le rang social (qui ne dépend que de la naissance) et l’argent dans ce monde auquel Barry rêvait d’appartenir. D’ailleurs, les très violentes insultes de Lord Bullington proférées à l’encontre de Barry ne sont que d’une faible importance et n’excusent en rien, pour cette classe sociale, l’explosion de colère de Barry puisque le jeune homme est un Lord à l’inverse de son beau-père. Et l’histoire se termine sur un terrible constat d’échec – qui est aussi celui d’une certaine forme de communication – pour Barry et la comtesse de Lyndon, cette dernière étant séparée du héros et réduite (ce sera la dernière séquence du film), sous le regard (et la domination) de son fils, Lord Bullingdon, de son chapelain, le révérend Runt (Murray Melvin) et de son secrétaire et comptable Graham (Philip Stone)[32], à signer des lettres dont l’une est la rente qu’elle accorde annuellement à Barry. Ce ne seront toutefois pas les derniers mots écrits dans Barry Lyndon puisqu’un carton ainsi rédigé conclue le film :

 

 

                   

« Epilogue

It was in the reign of George III that the aforesaid personages lived and quarrelled ; good or bad, handsome or ugly, rich or poor, they are all equal now ».

 

Ainsi un pessimisme général, y compris en ce qui concerne le langage, semble, in fine, l’emporter quand bien même il est loin d’avoir dominé l’ensemble de Barry Lyndon.

 

La recherche du titre de LordLa recherche du titre de Lord dans Barry Lyndon (1975) :

Barry, la comtesse de Lyndon et Lord Wendover (André Morell)

 

Ran

 

Film par film (1)   Film par film (3)


[1] Plutôt que de parler de cinéma muet, il serait d’ailleurs plus juste – eu égard au rôle décisif joué par la musique et les bruitages dans le film – de parler de cinéma non verbal à propos de 2001, L’Odyssée de l’espace.

[2] La dernière partie du film – après la « mort » de HAL et alors que Dave Bowman franchit la « porte des étoiles » et s’en va « au-delà de l’infini » pour devenir (peut-être…) l’incarnation du Surhumain – est également dénuée de tout dialogue. Il y a donc, sur ce point, une construction symétrique du film.

[3] Et Orange mécanique – ainsi qu’à un degré moindre Barry Lyndon et Full Metal Jacket – reviendra sur ce constat et Stanley Kubrick trouvera alors l’occasion de largement développer son propos.

[4] On remarque là encore, avec cette interview, que les Américains montent une opération de communication contrôlée autour de leurs recherches spatiales.

[5] Notons toutefois que des sorties dans l’espace sont possibles mais celles-ci doivent, elles aussi, en raison de leur extrême dangerosité (c’est ainsi en provoquant l’une d’elles que HAL pourra tuer Frank Poole), obéir à de strictes procédures.

[6] Elles seront même rendues impossibles après que HAL a fait en sorte que le système de communication soit coupé afin de mettre en œuvre son plan – qui est de tuer les occupants du vaisseau (c’est-à-dire Bowman, Poole et trois autres scientifiques plongés dans un état d’hibernation) et de prendre le contrôle de la mission.

[7] Après Docteur Folamour, la fascination de Stanley Kubrick pour les machines ne se dément donc pas avec ce film de science-fiction qu’est 2001, L’Odyssée de l’espace. Partout, elles sont présentes et notamment matérialisée par de nombreux écrans. Et le « personnage » de HAL est, sans conteste, dans tout le cinéma de Kubrick, le meilleur exemple de cette fascination pour l’évolution des technologies (ce qui fait d’ailleurs écho à son métier) dont il ne manque toutefois pas de montrer tous les dangers.

[8] Cela peut d’ailleurs sembler logique puisqu’il s’agit d’un ordinateur. Par ailleurs, on remarquera que HAL, « summum de la perfection cybernétique » – ce qui sonne, comme le remarque Frank Poole, comme « un slogan publicitaire »… – trouve ses limites dans le domaine de la communication puisqu’il peine parfois à trouver ses mots.

[9] En version française…

[10] A l’exception (qui ne relève d’ailleurs en rien des hommes) sans doute – mais comment l’interpréter ? – de l’onde qu’envoie le monolithe situé sur la Lune en direction de Jupiter.

[11] On remarquera qu’il s’agit du second anniversaire que montre le film puisque, un peu plus tôt, Heywood Floyd a souhaité le sien à sa fille (Vivian Kubrick).

[12] C’est la mère de Frank Poole qui a, la première, cette expression. Et, comme si elle venait d’exprimer quelque chose d’absolument décisif, le père le reprend à son compte…

[13] Toutefois le statut de cette novlangue n’est pas clair et on ne comprend pas bien à quel point ce sabir est diffusé dans le monde (visiblement la bande rivale d’Alex, celle de Billy Boy – Richard Connaught – la comprend également et Alex utilise certains de ces néologismes avec ses parents). Elle peut donc tout aussi bien, être, à l’inverse d’un code propre à la bande d’Alex, une sorte de volapük universel (cette novlangue est assez transparente ce qui plaiderait en ce sens) avec le risque connexe que les mots perdent de leur sens et la langue de ses nuances.

[14] Et ce problème se pose même au spectateur puisqu’Alex dispose de la voix off – qui, en l’occurrence, s’avère une « arme » redoutable car elle est largement responsable de l’empathie que l’on éprouve pour le héros – et ne cesse d’appeler ceux qui écoutent son histoire « mes frères et uniques amis ».

[15] Dans la troisième partie du film, Dim, devenu agent de police, demandera à Alex de ne plus l’appeler par son prénom mais « monsieur l’agent ».

[16] On peut penser que, eu égard à son évidente et profonde bêtise, le fait que le langage soit artificialisé par les procédures pénitentiaires est plutôt un atout pour le gardien-chef et qu’il ne pourrait guère s’exprimer si ce n’était pas le cas.

[17] On remarquera que Georgie et Dim qui sont désormais policiers dans la troisième partie du film semblent, eux aussi, être réduits à des numéros de série (665 et 667) qui figurent clairement sur leurs uniformes.

[18] Avec le programme Ludovico, réapparaît d’ailleurs partiellement le thème de la machine puisque le programme consiste notamment – il y a là une évidente mise en abyme – à projeter des films à Alex. C’est donc un outil de communication (au sens où le cinéma est un média).

[19] Celui-ci ne songe d’ailleurs qu’à utiliser politiquement Alex.

[20] Alex, tout aussi manipulateur que son interlocuteur, dira finalement au ministre qu’il est « clair comme un lac de montagne » et saisira l’occasion, puisque celui-ci veut l’appeler par le diminutif de son prénom (Alex pour Alexandre), de l’appeler « Fred » (pour Frederic) et les deux hommes se présenteront ainsi « comme deux vrais amis »…

[21] C’est d’ailleurs la seconde du film puisque les médias avaient été conviés – et des acteurs mobilisés (John Clive ; Virginia Wetherell) – pour montrer le succès du programme Ludovico en faisant une démonstration dont Alex était le cobaye. A la fin du film, la situation a complètement changé mais la volonté des autorités de maîtriser l’information que l’on livre au public demeure.

[22] La Guerre de Sept ans  a eu lieu entre 1756 et 1763.

[23] Du moins pour le héros car, pour les Prussiens, l’opération de renseignement dans laquelle Barry est au centre s’avère un cuisant fiasco.

[24] Au moment où ceux-ci sont encore en Prusse et que Barry se fait passer pour le valet du chevalier ; par la suite, Barry le rejoindra à la table de jeux.

[25] Notons que la procédure est encore plus grande qu’on ne le pense puisque ce combat n’est qu’une mise en scène, John Quinn s’écroulant après un tir de Barry dont le pistolet est chargé à blanc. Cela ne sera révélé à Barry – et au spectateur – par le capitaine Grogan qu’un peu plus tard dans le film.

[26] Notons que les différences formelles entre les duels sont accentuées par la mise en scène de Stanley Kubrick. Dans le premier cas, il joue du zoom arrière pour figer l’instant et présenter un tableau qui rappelle – comme souvent dans le film – la peinture anglaise du XVIIIe siècle. Dans le second, il utilise au contraire des effets de caméra tremblée donnant l’impression au spectateur qu’il est plongé au cœur de l’action et lui offrant une sensation de violence plus importante (celui-ci est donc plus ou moins dans la même position que les soldats qui assistent au combat).

[27] Le langage intervient tout de même dans ce combat puisque les soldats qui y assistent ne cessent de hurler pour encourager les belligérants et dire leur plaisir devant le spectacle de la violence brute.

[28] Insulté, le capitaine Quinn exige ainsi réparation mais, parfaitement lâche, il tente d’éviter le duel mais celui-ci s’avérant inévitable, il ne s’en tirera donc qu’en le truquant.

[29] On pourrait rapprocher cette relation de celles qu’ont les prostituées vietnamiennes avec les soldats américains dans Full Metal Jacket et que j’évoquais en introduction de ce texte puisque les rapports sexuels sont possibles grâce à des procédures bien maîtrisées et malgré la barrière de la langue. Il me semble toutefois que ce serait une erreur car il n’y a aucun cynisme – même s’il n’y a peut-être pas d’amour non plus – dans la relation entre Lischen et Barry et ce ne serait-ce que parce qu’il n’est aucunement question d’argent (qui est pourtant un élément très important dans Barry Lyndon).

Cela m’amène à faire un court excursus sur les voix off dans les films de Stanley Kubrick – qui relèvent, par définition, pleinement du langage et jouent souvent un rôle décisif mais que je n’évoque guère en raison de leur caractère (par définition également) extradiégétique. Dans Barry Lyndon, comme je le remarquais dans les textes spécifiquement consacrés à ce film, celle-ci (Michael Hordern en version originale ; Jean-Claude Brialy en version française) a une place très importante et on est en présence d’un narrateur apparemment omniscient. Cependant, si celui-ci ne ment jamais dans la stricte relation des faits, il tend à orienter la vision que le spectateur a des événements. Ainsi, il porte un regard tout à la fois assez détaché, critique, volontiers caustique et même parfois relativement – cette fois-ci – cynique sur ceux-ci et présente la relation entre Lischen et Barry comme une simple aventure sans importance au point de comparer le cœur de Lischen à une « citadelle » qui aurait été maintes fois prise d’assaut. Or, rien n’atteste qu’il n’y ait eu aucun sentiment véritable entre Lischen et Barry. Au contraire, elle est même, telle qu’elle est montrée, tout-à-fait comparable (la situation étant quasiment identique) à celle qu’entretiennent Maréchal (Jean Gabin) et Elsa (Dita Parlo) dans La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937). Mais trois éléments font que le spectateur en a une approche très différente : tout d’abord, le fait que, à la différence de celui de Renoir, le film de Kubrick s’arrête longtemps après l’aventure entre Lischen et Barry et que l’on sache donc que celle-ci n’a pas eu de suite ; ensuite, qu’il n’y ait pas, au moment de cette relation, dans Barry Lyndon de personnage tiers comme l’est Rosenthal (Marcel Dalio) dans La Grande Illusion à qui Maréchal peut confier ses sentiments ; enfin, cette voix off qui oriente donc la vision du spectateur. Mais, avec celle-ci, Stanley Kubrick joue à nouveau du langage et l’une des leçons de son œuvre est que celui-ci, surtout lorsqu’il est sous contrôle (ce qui est complètement le cas pour le narrateur de Barry Lyndon), peut mentir. Il importe donc au spectateur d’être vigilant et de ne pas se faire piéger par cette voix off (ce qui est presque impossible lors de la première vision du film). Cela était tout aussi évident dans l’opus précédent de Kubrick, Orange mécanique, dans lequel le fait que le héros dispose de la voix off, soit le narrateur de sa propre histoire et s’adresse directement au spectateur jouait pour beaucoup dans la sympathie que ce dernier ne pouvait manquer d’éprouver pour Alex (et ce dès le début du film soit avant même qu’il ne soit en position de victime) en dépit de tous ses agissements criminels. Le réalisateur jouait d’ailleurs de cette inévitable sympathie pour Alex et profitait à loisir de la voix off pour interroger ses spectateurs (jusqu’à provoquer chez ceux-ci une gêne, un malaise, voire, pour certains, un véritable écœurement).

On notera enfin qu’on retrouve des voix off dans L’Ultime Razzia (1956 ), Docteur Folamour et Full Metal Jacket. Dans tous les cas, elles occupent une place nettement moins importante que dans Orange mécanique et Barry Lyndon et elles ne s’adressent pas directement au spectateur (dans Barry Lyndon, le narrateur n’interpelle pas – à l’inverse d’Alex – le spectateur mais il est évident qu’il parle à celui-ci puisqu’il lui conte une histoire). Par contre, dans L’Ultime Razzia, il s’agit, comme dans Barry Lyndon, d’un narrateur extérieur (Art Gilmore en version originale) qui se borne à donner quelques informations factuelles (et néanmoins essentielles car elles permettent de comprendre une histoire que Kubrick a subtilement fragmenté – et qui ne suit pas, ce qui est rare dans son œuvre, une narration chronologique) alors que, dans Full Metal Jacket, la voix off est celle du héros de l’histoire, Guignol (Matthew Modine). Dans Docteur Folamour, la voix off a une place encore plus réduite puisqu’elle n’intervient qu’au début du film pour donner quelques informations. Stanley Kubrick utilise donc dans ses différents films des voix off qui ont des statuts extrêmement divers et prouve ainsi qu’il maîtrise parfaitement cette composante essentielle du son (comme il domine également toutes les autres).

[30] Il y a également, dans la chute du héros, un rôle décisif attribué à la violence (comme presque toujours dans l’œuvre et la réflexion de Stanley Kubrick) que Barry utilise – ou n’utilise pas –  à mauvais escient.

[31] Sauf dans le cas de l’amour sincère que porte Barry à son fils (David Morley) qui meurt très jeune.

[32] Ce dernier étant toutefois plutôt sympathique à l’inverse des deux précédents personnages.

Partager cet article

Commenter cet article

.obbar-follow-overlay {display: none;}