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Tartuffe : désir et (anti-)catholicisme

4 Novembre 2009 , Rédigé par Ran Publié dans #Un auteur, une œuvre

S’il n’est sans doute pas le plus grand chef d’œuvre de F.W. Murnau, Tartuffe n’en est pas moins un très grand film. Parce qu’il met en scène un intéressant jeu de masques et parce qu’il offre une représentation du mal absolu. Mais surtout parce qu’il aborde la problématique du désir sexuel et de ses rapports avec l’Eglise.

 

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Un auteur, une œuvre

 

 

 

Tartuffe  : désir et (anti-)catholicisme

 

 

De tous les chefs d’œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau[1], son Tartuffe (1925) n’est pas considéré comme le plus important. Ce jugement général est loin d’être faux. En effet, en haut, tout en haut, rayonne l’Aurore (1927) qui, à juste titre, s’intègre avec Cuirassé Potemkine (Sergueï Mikhailovitch Eisenstein, 1925), M le maudit (Fritz Lang, 1931), La règle du jeu (Jean Renoir, 1939), Citizen Kane (Orson Welles, 1941), Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) ou 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968)[2], à la – courte – liste des films fondamentaux de l’histoire du cinéma. Derrière[3], on trouve Nosferatu (1922), Le dernier des hommes (1924), Faust (1926) et Tabou (1931). De sorte, que si Tartuffe s’intègre à la liste des œuvres importantes de Murnau, ce n’est qu’en sixième position[4].


Friedrich Wilhelm Murnau (1888 - 1931)


Je l’ai dit, je suis assez d’accord avec ce classement et la place qu’occupe Tartuffe, plus que de montrer les limites de ce film, montre bien le génie de Friedrich Wilhelm Murnau. Car Tartuffe est un excellent film qui mérite qu’on porte sur lui une attention particulière. Tout d’abord, la qualité de ce film tient à son habile scénario qui joue, jusqu’au bout de la mise en abyme. Le personnage de Tartuffe (Emil Jannings) représente une figure de l’imposture. Or, pour la démasquer, l’un des personnages, Elmire (Lil Dagover), sera également obligé de jouer un rôle. Cet élément est déjà présent dans la pièce de Molière. Mais le scénario de Carl Mayer – remanié par Murnau – va plus loin. En effet, il resserre l’intrigue, supprimant de nombreuses péripéties et la limitant à quatre personnages – Tartuffe, Elmire, Orgon (Warner Krauss), Dorine (Lucie Höflich) –, mais y ajoute un prologue et un épilogue dans lesquels le petit-fils (André Mattoni) d’un conseiller (Herman Picha) – déshérité par celui-ci à cause de sa profession d’acteur[5] – démasque la gouvernante (Rosa Valetti) du vieil homme qui voulait s’approprier l’héritage. Pour ce faire, il utilisera la projection d’un film qui est donc Tartuffe. Celui-ci est ainsi un film dans le film. Au-delà de l’utilisation de cette figure de la mise en abyme pour mettre en valeur le jeu de masques qui fonde l’histoire, la qualité du film tient aussi à son extraordinaire représentation du mal. Car Tartuffe – on trouvait déjà cela chez Molière –, c’est le mal absolu, voire même une représentation du Diable. Murnau – il la déjà prouvé dans Nosferatu et le montrera encore, avec le même Jannings, dans Faust et dans d’autres films – sait, mieux que personne peut-être, créé des personnages qui portent la noirceur. Sa maîtrise – expressionniste – de la lumière l’aide grandement en cela. Ainsi, l’entrée de Tartuffe dans le film arrive après qu’Orgon a fait éteindre toutes les lumières soulignant ainsi que le personnage est le porteur du Mal. De même, le premier geste de Tartuffe – dont on n’a pas encore vu la face – dans le film est de poser son vêtement sur un portemanteau en forme de cornes de bouc ce qui souligne sa nature diabolique.

Emil Jannings et Warner Krauss


Tartuffe, ainsi, porte en lui toutes les caractéristiques du diable[6]. Implicitement ou explicitement, il commet, dans le film l’ensemble des sept pêchés capitaux – la paresse, l’orgueil, la colère, l’envie, l’avarice, la luxure et la gourmandise – mais il en est un que Murnau met plus en avant, la luxure ou plutôt le désir sexuel qui porte tout le film. En effet, Tartuffe est attiré par Elmire et c’est ce qui, in fine, précipitera sa chute. Ainsi, le film regorge de plans où l’on voit Tartuffe – et le spectateur ne manque pas de faire de même – regarder les jambes[7] et surtout l’importante – et bien mise en valeur – poitrine de la femme d’Orgon. Il ira même, à la fin du film, jusqu’à la dénuder. Mais, le film tire sa force du fait que, dans sa représentation du désir sexuel, il ne se contente pas de condamner Tartuffe et de sombrer dans le puritanisme. Au contraire, si le désir de Tartuffe pour Elmire est, sans aucun doute, la preuve de sa duplicité, c’est également le désir d’Elmire – mais pour Orgon – qui constitue la clef de l’intrigue. Ainsi, Elmire est une femme amoureuse et ce qui déclenche son aversion pour Tartuffe – avant même d’avoir compris sa traîtrise – est qu’Orgon, sur les conseils de son nouveau maître à penser, lui refuse un baiser à l’entame du film. Ainsi, femme délaissée, Elmire va user de ses charmes pour confondre Tartuffe et retrouver l’amour – tant au sens sentimental que physique du terme – de son mari. Ainsi, si l’imposture de Tartuffe est condamnée, le désir sexuel, lui, est loin de l’être dans le film de Murnau tant Elmire constitue – autant qu’un sujet de désir – un personnage positif dans le film. De plus, celle-ci, dans sa volonté de se réapproprier – et, je le redis, avant toute chose (même s’il s’agit également d’éviter la ruine d’Orgon), de façon sexuelle – son mari est complètement soutenue par Dorine. Or, ce personnage, bien qu’assez pittoresque, est, lui, un peu en dehors de l’intrigue (en ce sens qu’elle ne change rien au cours de l’histoire) mais elle incarne une sorte de bon sens et on peut même la voir, en quelque sorte, comme une incarnation très particulière du chœur antique[8].

 

Emil Jannings et Lil Dagover


Aussi, dans son discours par rapport au désir, le Tartuffe de Murnau est très loin d’être un film pro-catholique[9]. Il est même loin de ne s’en prendre qu’aux faux dévots. Ainsi le personnage d’Orgon est-il assez négatif et ce pas seulement parce qu’il se laisse abuser par un escroc. On peut d’ailleurs voir le triangle formé par Tartuffe, Elmire et Orgon comme une sorte de triangle amoureux dans lequel Tartuffe serait sous l’emprise d’Elmire, Elmire d’Orgon et Orgon de Tartuffe. S’il n’y a pas dans ce dernier couple de tension sexuelle – quoique l’on puisse encore se poser la question sur la réalité des sentiments d’Orgon pour Tartuffe… –, cela est loin de laisser le beau rôle à Orgon. Dans sa frénésie religieuse, Orgon se perd – renonçant donc sciemment à son devoir conjugal – et se  ridiculise. D’une certaine façon que Tartuffe soit ou non un imposteur ne change pas grand-chose et la folie d’Orgon est bien une dénonciation des excès du discours religieux et ce en particulier dans son rapport à la sexualité. En ce sens, le film de Murnau est donc assez anti-catholique. Il l’aurait sans doute été plus encore si nous en possédions une version complète. Or, le film a été très largement mutilé – il est amputé d’un tiers environ dans la version aujourd’hui disponible[10] – notamment parce qu’il dénonçait et se moquait trop ouvertement de la religion. On ne peut donc ici, pour conclure, que remarquer, à quelques quatre siècles de distance, le destin commun des œuvres de Murnau et de Molière. L’un et l’autre, sous prétexte de dénoncer les imposteurs, composèrent des œuvres très largement anticléricales jouant sur le fait que, l’imposture de Tartuffe soit avérée ou non, cela ne changeait finalement pas grand-chose au comportement ridicule d’Orgon (qui, au cas où Tartuffe n’aurait pas été un escroc, aurait sans doute été approuvé par l’institution catholique). Cela valut aux deux d’être victimes de la censure. Molière fut ainsi obligé de publier trois versions différentes de sa pièce et d’insister sur la duplicité du héros. Quant à Murnau, son film fut donc très largement – avec des différences, que nous ne sommes plus en mesure de connaître, selon les pays – raccourci. Cela ne les empêcha toutefois de signer des œuvres importantes qui gardèrent – même si cela était moins explicite – tout leur potentiel de subversion. On peut même penser, dans le cas du film de Murnau, que celui-ci tire une partie de sa force d’avoir été recentré, à cause de (ou, donc, grâce à) la censure sur la problématique – essentielle – du désir sexuel. Cela donne, on l’a vu, une complexité certaine et une unité réelle au film. Celui-ci mérite donc bien – malgré ses mutilations et même si ce n’est qu’en tant que sixième de la liste – d’être considéré comme l’un des chefs d’œuvre de l’auteur allemand.


 

Ran

 

Tartuffe (1925) de Friedrich Wilhelm Murnau

[1] Et je voudrais, dès l’amorce de ce texte, répéter qu’il est pour moi – et d’assez loin… – le plus grand de tous les cinéastes de l’époque du muet.

[2] A cette liste – qu’on peut toujours discuter – j’intègrerai volontiers 2046 (Wong Kar Wai, 2004). Mais, pour ce dernier, le temps n’a pas encore fait son œuvre. Nul doute qu’il finira par rendre justice à ce chef d’œuvre.

[3] Je cite ici les films par ordre chronologique…

[4] Cette liste pourrait d’ailleurs être plus longue si tant de films de l’auteur allemand n’étaient pas perdus.

[5] On voit que la mise en abyme va jusqu’à évoquer la situation personnelle de Murnau qui, à la demande de sa famille, fut obligé de changer son nom (Plumpe) pour exercer sa profession dans le théâtre puis le cinéma.

[6] On notera que si le temps et le lieu où se déroule le film dans le film ne sont pas précisés – et ce, à dessein, afin de créer une atmosphère d’intemporalité – le Tartuffe joué par Emil Jannings a – comme le Méphistophélès joué par le même acteur dans Faust, un an plus tard – quelque chose de typiquement allemand dans son côté diabolique. Cela tient au côté bouffonnant du personnage. Le côté germanique du film est, par ailleurs, renforcé par la demeure d’Orgon qui s’inspire explicitement du château de Sans-Souci créé par Frédéric II de Prusse.

[7] On remarquera que Lil Dagover fut doublée par une autre actrice dans le plan où Elmire découvre ses jambes.

[8] Dans L’Aurore, Friedrich Wilhelm Murnau créera un chœur de manière beaucoup plus évidente.

[9] On notera que Murnau, homosexuel, aura, dans sa vie, souffert des discours des Eglises.

[10] Cette mutilation est d’autant plus importante que la seule bonne copie qui reste de Tartuffe provient de la version d’exportation américaine. Or, c’est dans ce pays, particulièrement puritain, que les foudres de la censure se sont abattues le plus férocement sur le film de Murnau. Mais quelques scènes supplémentaires – car provenant d’autres négatifs – montrent qu’originellement le côté subversif du film était plus prononcé. Au-delà du rapport à la sexualité, le film dénonçait notamment la façon dont l’Eglise exploite le sentiment de culpabilité – ce qui complète le propos précédent – et se moquait, avec le personnage de Dorine, de tous les signes ostensibles de religiosité dont Tartuffe et Orgon faisaient grand usage.

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