Fantasmes et amours perdus : Vertigo, le fantasme de la mort (1)
Fantasmes et amours perdus
I - Zabriskie Point : le fantasme du moment (1) et (2)
II - 2046 : le fantasme du temps (1), (2), (3), (4) et (5)
III - Vertigo : le fantasme de la mort
h) « Pourquoi suis-je si belle ? »
La transformation de Judy Barton (Kim Novak) en Madeleine – les cils
« Pourquoi suis-je si belle ?
Parce que mon maître me lave. »
Paul Eluard (in Capitale de la douleur)
Ce sont quatre plans superbes[1] qui arrivent presque à la fin de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) et qui disent tout ou presque du funeste destin de cette femme. D’abord, les cils. Puis, la bouche. Ensuite, les cheveux. Enfin, les ongles. Et, pour l’amour de Scottie Ferguson (James Stewart), Judy Barton (Kim Novak) redevient – une dernière fois – Madeleine Elster ou plus exactement cette femme idéale, absolue qui n’a jamais existé que dans les fantasmes de Scottie. Pourquoi est-elle – ou, plutôt, devient-elle – si belle si ce n’est, comme l’écrit Eluard, parce que son maître la lave… Car telle est bien, dans Vertigo, l’étrange trajectoire de Judy que d’être toujours l’esclave de volontés masculines et de ne jamais pouvoir s’en défaire.
Judy Barton/Madeleine Elster
Elle est, tout d’abord, l’otage du sinistre Gavin Elster (Tom Helmore), seul vrai méchant de l’histoire[2]. Un temps sa maîtresse – avant de tomber amoureuse de Scottie – elle n’est qu’un rouage – comme Scottie d’ailleurs – dans le plan de celui-ci pour se débarrasser de sa femme, Madeleine. Gavin Elster la choisit pour sa ressemblance avec sa femme, l’habille comme elle, lui apprend ses gestes et postures. Bref, comme le dit Scottie dans la dernière séquence du film – et comme celui-ci sera donc amené à le refaire –, il la façonne. Mieux même, loin de se contenter de n’en faire qu’un double de sa femme, il invente une histoire – qui fait baigner les quatre-vingt premières minutes de Vertigo dans une atmosphère de pur fantastique – de femme habitée par un fantôme. Ainsi Judy/Madeleine serait possédée par l’esprit de sa grand-mère, Carlotta Valdès, qu’elle s’ingéniera à copier[3]. Judy Barton n’est donc même pas un vrai double mais le double d’un double. Moins qu’une ombre en somme… Toutefois, à ce stade du film, on peut comprendre les raisons qui l’ont poussées à jouer ce rôle. Il s’agit, ni plus, ni moins, que ce désir de gagner – un peu – d’argent et d’avoir de quoi se payer ces belles robes et ces beaux bijoux auxquels cette fille de la classe moyenne américaine ne pouvait, jusque là, ne faire que rêver. Judy serait-elle donc un exemple de ces semi-laissés pour compte de la société de consommation triomphante qui peuplent les films hollywoodiens des années quarante et cinquante ? L’un de ses tristes personnages qui pensent que, pour exister, mieux vaut consommer qu’être ? Si l’on veut mais, alors, seulement dans un premier temps car Vertigo, même s’il en emprunte certains des paradigmes[4], n’est pas un film noir. Alfred Hitchcock[5] ne s’est d’ailleurs jamais conformé aux canons d’un genre. Et ce n’est certainement pas avec Vertigo – de loin son œuvre la plus personnelle – qu’il commence à le faire. En fait, ce film – si on doit lui absolument lui adjoindre une étiquette – est un film d’amour ce qui, en soi, est très vague et qui, dans ce cas particulier, nous en offre une vision particulièrement désespérée.
Judy/Madeleine devant le tableau de Carlotta Valdès
Car nul doute que Judy tombe réellement amoureuse de Scottie et si elle doit le quitter une première fois, c’est parce qu’elle est alors, on l’a dit, l’esclave de Gavin Elster et qu’elle n’a d’autre choix que d’aller jusqu’au bout du plan de ce dernier. Mais, quand elle rencontre une seconde fois Scottie, rien ne l’oblige – elle en est parfaitement consciente – d’accepter une relation avec lui. Or, cette relation est si destructrice qu’elle se conclura – comme c’était d’ailleurs sans doute inévitable – par la mort de Judy et, probablement, la folie de Scottie[6]. Car celui-ci n’aime pas Judy mais seulement ce qui lui rappelle en elle Madeleine/Carlotta d’où sa tentative – à la fois réussie et vouée au désastre – de recréer, tel le docteur Frankenstein, un être humain – ici, son amour perdu. Mais si le comportement de Scottie est parfaitement effrayant, celui de Judy ne peut que laisser perplexe le spectateur. Pourquoi accepter – d’autant qu’elle dispose d’informations que Scottie n’a pas – ce jeu de massacre ? Par amour, certes et tout simplement, mais c’est donc qu’elle a ancré en elle l’idée qu’elle ne saurait se faire aimer pour elle-même. De la part de Scottie, c’est incontestablement vrai et, pour le garder, elle n’a d’autre choix que de se plier à ses caprices. Mais elle pourrait – elle devrait raisonnablement – fuir. C’est donc qu’elle accepte d’être cette femme niée et qu’elle préfère Scottie à elle-même. Et, si elle aime Scottie, sans doute se déteste-t-elle. Peut-être même finalement souhaite-t-elle détruire Judy Barton, cette fille de la campagne, pour être ce surprenant objet de fantasmes[7] qu’est Madeleine/Carlotta.
Scottie Ferguson (James Stewart) retrouvant Judy Barton
A-t-elle tort ? Si l’on s’en remet à la raison[8], incontestablement oui. Mais, si l’on écoute son cœur[9], la réponse peut être toute différente. Et, là, réside la – géniale – perversité d’Alfred Hitchcock et de son film que de nous imposer cette question : préfère-t-on Madeleine à Judy ? Et, la réponse est, pour moi, évidente. Entre cette femme évanescente, onirique et irréelle au port à la fois timide et aristocratique et la rustre et grossière plébéienne du Kansas, mon choix est rapidement fait en faveur de la première. Il est certes subjectif mais Alfred Hitchcock en forçant sur la vulgarité de Judy Barton – notamment en jouant sur le langage – tend à le rendre objectif. La facilité aurait voulu que Judy soit aimable pour elle-même et offre une personnalité agréable. Ainsi, aurions-nous pu, presque tranquillement, détester Scottie. Mais, avec Kim Novak, Alfred Hitchcock joue – en quelque sorte – à transformer Marilyn Monroe en Grace Kelly. Car, en voyant Judy redevenir Madeleine[10], comment ne pas penser à ces célèbres entretiens avec François Truffaut dans lesquels il oppose ces femmes qu’il juge vulgaires comme Marilyn Monroe ou Brigitte Bardot à ces beautés froides comme Grace Kelly[11]. Mais si Hitchcock s’amuse un peu, le propos de Vertigo n’en reste pas moins très grave. Si on retrouve des éléments (le mari qui veut se débarrasser de sa femme[12] ; une femme maîtresse du criminel et du héros[13]) classiques des relations amoureuses dans le cinéma d’Alfred Hitchcock, celui-ci s’éloigne toutefois de sa théorie traditionnelle. Celle-ci, jamais mieux mise en scène que dans cet autre chef d’œuvre qu’est Fenêtre sur cour (1954) peut se résumer ainsi : l’homme (qui veut toujours ou presque tuer son épouse) nie la femme et celle-ci (qui veut toujours ou presque se faire épouser) phagocyte celui-là[14]. Dans Vertigo, Alfred Hitchcock s’éloigne de ce schéma trop simple. Aussi Scottie[15] nie et phagocyte-t-il, à la fois, Judy. En effet, l’amour qu’il lui porte est réellement monstrueux. Ce sera l’objet de l’ultime texte de cette série.
Judy/Madeleine et Scottie
Ran
A suivre : i) L’amour-monstre
Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958)
[1] Les plus beaux, donc, pour moi du cinéma avec ceux de l’entrée dans le monde de 2046 dans 2046 (Wong Kar Wai, 2004). Et, comme ceux-ci, ils sont dominés par le rouge.
[2] Le rôle de Scottie – on le verra – est plus complexe et Gavin Elster compose un méchant classique de cinéma. Mais, il ne joue finalement qu’un rôle presque marginal – quoique décisif – dans l’intrigue de Vertigo. On est donc bien loin de beaucoup d’autres œuvres d’Alfred Hitchcock et, in fine, c’est la machination de Gavin Elster qui sert ici de macguffin (voir mon texte sur l’œuvre suivante d’Alfred Hitchcock, La mort aux trousses, sortie un an après Vertigo).
[3] Il est à noter que la révélation de la machination n’intervient que tardivement dans le film et le spectateur quand il découvre Judy Barton croit – comme Scottie – voir Madeleine Elster habitée par Carlotta Valdès.
[4] Voir mon texte sur Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944). On notera que si Judy peut s’apparenter à une femme fatale, ce n’est que quand elle joue à être Madeleine donc malgré elle…
[5] Et il fut bien le seul – sauf à considérer que son œuvre constitue un genre en soi – parmi tous les grands réalisateurs de l’âge d’or hollywoodien.
[6] Mais, sur ce dernier point, Alfred Hitchcock préfère laisser son spectateur se perdre en conjonctures…
[7] Y compris nécrophiles comme le dit Alfred Hitchcock à François Truffaut dans leurs entretiens.
[8] A moins que celle-ci ne soit pervertie par un romantisme hors d’âge et ne nous dise qu’il faut tout faire par amour.
[9] C’est-à-dire nos émotions qui, sans être seules à parler, devant toute œuvre d’art – comme, donc, devant Vertigo –, sont placées au premier plan.
[10] Le travail de Gavin Elster puis de Scottie pour transformer Judy est une évidente mise en abyme de la direction d’acteurs. Ainsi, comme beaucoup d’autres films d’Alfred Hitchcock – notamment L’inconnu du Nord-Express (1951) sur le scénario et Fenêtre sur cour sur la position du spectateur-voyeur – Vertigo constitue-t-il une réflexion sur le cinéma.
[11] Ajoutons qu’Alfred Hitchcock expliquait que Marilyn Monroe avait presque écrit le mot « sexe » sur la figure quand on pouvait jouer du moment lors duquel la glace casserait avec Grace Kelly. De plus, le réalisateur ne s’est jamais véritablement remis du départ pour Monaco de cette actrice qui avait, au milieu des années cinquante, tourné dans trois de ses films (Le crime était presque parfait et Fenêtre sur cour en 1954 ; La main au collet en 1955), et il n’a cessé dans la suite de sa carrière de lui chercher des doubles (Kim Novak, donc, mais aussi Vera Miles, Eva Marie-Saint ou Tippi Hedren). Cela montre à quel point fonctionne la mise en abyme dans Vertigo et combien cette œuvre est personnelle pour son auteur.
[12] On retrouve cela dans de très nombreux films d’Alfred Hitchcock.
[13] C’est notamment le cas dans Les enchaînés (1946) et La mort aux trousses (1959).
[14] D’où ce résumé des rapports de couple des voisins du héros, L.B. Jeffries (James Stewart), fait par son infirmière Stella (Thelma Ritter): « Elle lui posait toujours des questions. Il ne lui répondait jamais ».
[15] Serait-ce de l’Homme – au sens générique et historique du terme – dans son rapport à la Femme dont il s’agit. La triste histoire de Carlotta Valdès – belle puis triste et, enfin, folle – racontée par le libraire Pop Liebl (Konstantin Shayne) pourrait le suggérer…
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