Zelig, l’éternel numéro deux
Woody Allen
(né en 1935)
Zelig (Woody Allen, 1983) : l'éternel numéro deux
Si de toutes les œuvres de Woody Allen, Zelig (1983) n’est sans doute ni la plus connue, ni la plus reconnue, elle est, à bien des égards, la plus personnelle. Et pourtant, il s’agit là, du point de vue de la forme, d’un faux documentaire racontant l’histoire d’un être qui aurait vécu durant les années vingt et aurait présenté la particularité d’être un caméléon humain devenant médecin au contact de médecins, truand au contact de truands, noir au contact de noirs… Avant de s’attarder un peu plus sur ce curieux personnage, il faut revenir brièvement sur la perfection formelle du film. Celle-ci est double. D’une part, Woody Allen a créé de (fausses) images d’archives – souvent à partir de vraies – grâce à un travail extrêmement méticuleux retrouvant tous les codes des actualités cinématographiques de l’époque. Dans le film, cela ne manque pas de sauter aux yeux et d’impressionner le spectateur. Mais le plus intéressant est, sans doute, que, d’autre part, Woody Allen a énormément travaillé sur l’aspect documentaire du film[1]. Il montre ainsi – et explicite – les codes du documentaire télévisuel[2] des années quatre-vingt avec son commentaire en voix off souvent sans intérêt et ses interviews dans lesquelles chacun des intervenants présente une anecdote qui n’apporte rien ou presque qu’il s’agisse des témoins de la vie de Leonard Zelig (Woody Allen) ou des spécialistes de la psychiatrie (et de nombreux psychologues de renom, tels Bruno Bettelheim ou Susan Sontag, ont accepté de jouer leur propre rôle – donc de se moquer d’eux-mêmes). Ainsi, se rencontrent, à travers le film, deux façons de traiter l’information, l’une dans les années vingt, l’autre soixante ans plus tard. Cette déconstruction des ressorts de l’ancienne actualité cinématographique (et même médiatique au sens large) et du documentaire de masse – qui n’a pas du tout vieillie – donne l’occasion d’une féroce satyre de la société américaine qui ne cesse d’être renforcée par le propos du film dans lequel Zelig ne cesse de se confronter à tout ce qui fonde la société américaine dans ses mœurs, ses valeurs et ses héros.
Le propos, donc. Leonard Zelig, homme martyrisé dans sa jeunesse, est devenu un caméléon humain. Le faux documentaire narre ses aventures le plongeant dans différentes situations qui sont prétextes à de multiples gags faisant de Zelig l’un des films les plus drôles de Woody Allen. Mais, au-delà de cet argument, le film tire également sa force de proposer une construction scénaristique plus complexe qu’il n’y paraît, le documentaire adoptant un déroulé chronologique et l’histoire de Zelig pouvant être découpée en différentes parties – découverte du phénomène Zelig ; internement psychiatrique et révélation médiatique ; prise en main de Zelig par la demi-sœur et son ami truand durant laquelle le héros devient un phénomène de foire ; thérapie par le docteur Edora Fletcher (Mia Farrow) durant laquelle elle et Zelig tombent amoureux ; rechute et disparition de Zelig ; puis fin heureuse où Leonard Zelig et Edora Fletcher se retrouvent après un passage délirant dans l’Allemagne nazie[3]. Zelig est donc un homme qui n’assume pas son identité – et les fausses interviews de psychiatres ne cessent d’expliquer la personnalité troublée du héros – jusqu’à vouloir, à tout prix et dans n’importe quelle situation, être un autre parce que cela est rassurant[4]. Cela rapproche Zelig de nombreux autres films de Woody Allen dans lesquels les héros s’inventent des doubles. Ainsi, dans La rose pourpre du Caire (1985), Cecilia (Mia Farrow) se rêve une autre vie d’héroïne de films alors que dans Harry dans tous ses états (1997), Harry (Woody Allen) est un écrivain qui ne cesse de se créer des doubles. On pourrait citer d’autres exemples tant ce thème revient souvent dans l’œuvre de Woody Allen mais il faut surtout remarquer que notre cinéaste pousse ici l’idée à son extrême. On remarquera d’ailleurs que la forme retenue – celle du faux documentaire – donne, malgré son absurdité, une sorte de crédibilité à l’histoire de Leonard Zelig et ne transforme pas le film en une œuvre fantastique.
Ainsi, comme très souvent chez Woody Allen, le héros a des problèmes d’identité et ceux-ci ne sont pas sans rappeler ceux du réalisateur dont on sait qu’il ne cesse de consulter un psychanalyste. Beaucoup de ses héros sont donc ses doubles. Mais, plus que dans n’importe quel autre film de Woody Allen, la mise en abyme est poussée ici à son paroxysme. En effet, si ses personnages (qu’il joue et met en scène lui-même) sont très souvent proches de lui partageant plusieurs de ses caractères – un rapport complexe à l’identité juive ; ses angoisses ; un travail dans le milieu artistique (comique dans Annie Hall en 1977, intellectuel new-yorkais dans Manhattan en 1979, écrivain dans Harry dans sous états en 1997, réalisateur dans Hollywood ending en 2002,…), dans Zelig, le « métier » du héros est de se créer des doubles. Il constitue en cela le personnage le plus proche de son créateur dont il partage – comme le montre les révélations qu’il fait, sous hypnose, lors des séances de la chambre blanche organisées par Edora Fletcher – la même personnalité première c’est-à-dire démocrate, amateur de base-ball (même si cela doit trancher avec sa posture d’intellectuel) et – comme c’était le cas lorsque le film a été réalisé – amoureux de Mia Farrow[5]. En allant plus loin, on peut même dire que c’est sa personnalité d’auteur de cinéma que Woody Allen met en jeu dans le film. Terriblement égocentrique – comme on peut le voir – mais également incroyablement humble, Woody Allen ne cesse, comme Leonard Zelig, de se débattre dans la contradiction suivante : il voudrait être un autre – sans pouvoir réellement définir de quel autre il s’agirait alors – mais sait qu’il ne peut échapper à lui-même d’où une perpétuelle insatisfaction. Certes, au moment où il tourne Zelig, Woody Allen est un auteur reconnu et le temps où il souffrait de n’apparaître que comme un réalisateur de comédies sans prétentions[6] est révolu depuis le multi-oscarisé Annie Hall. Mais cela ne lui suffit visiblement pas et notre auteur, bien que conscient de son talent, se vit comme étant juste en dessous des grands génies du septième art. Aussi a-t-il été, dévoilant son complexe et rendant un hommage, jusqu’à tourner des films « à la manière de » puisque Intérieurs (1978) singe Ingmar Bergman quand Stardust memories (1980) s’inspire totalement de Federico Fellini. Contrairement à ce que font aujourd’hui, la plupart des grands auteurs américains (David Lynch, Tim Burton, Quentin Tarantino, les frères Coen)[7], il ne s’agit pas là d’une réflexion sur le cinéma en général mais plutôt d’une forme particulière d’introspection. En fait, Woody Allen est, dans son esprit, un éternel numéro deux.
Soyons honnêtes, ce constat, je le fais également et si j’admire énormément – notamment pour la qualité constante de ses œuvres[8] – le cinéaste new-yorkais, il va de soi que je le place en dessous des plus grands génies du septième art. Sans même évoquer mes auteurs favoris (Friedrich Wilhelm Murnau, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Stanley Kubrick), je pense qu’effectivement Ingmar Bergman et Federico Fellini – pour reprendre ces deux exemples – sont, objectivement, des auteurs plus importants que Woody Allen. Mais s’il est un film où il se porte, pour moi, à leur niveau, c’est bien cet étonnant Zelig. Sous une apparence modeste (une pure comédie et non un drame ; un faux documentaire et non un film à la manière d’un génie du cinéma), Woody Allen, génial faussaire, signe non seulement son œuvre la plus personnelle mais également un vrai chef d’œuvre. Lequel, sans conteste, mérite d’appartenir à tous les panthéons du cinéma.
Ran
[1] Sans trop évoquer ma vie personnelle, ma rencontre avec Zelig se fit de la façon suivante : mon père regardait le film et passant devant, un peu surpris, je lui demandais tout de suite quel épouvantable documentaire il était là en train de visionner. C’est dire si Woody Allen a maîtrisé tous les codes de ce genre.
[2] On remarquera l’excellente version française du film qui reprend elle-même les codes de doublage des documentaires américains.
[3] Le film, assez court, ne perd jamais de son rythme et ce, parce que les gags, viennent à la fois de la forme retenue et de l’histoire, les deux se mêlant avec une parfaite harmonie.
[4] Dans le film, l’un des psychiatres explique ainsi que Leonard Zelig est le « conformiste absolu ».
[5] En évoquant cette scène, je ne peux m’empécher de me demander si, dans la vie réelle, Mia Farrow était si piètre cuisinière – notamment concernant les pancakes – que l’indique le film…
[6] Ces comédies de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, quoique inégales, méritent d’ailleurs, pour la plupart, d’être largement réévaluées notamment l’extraordinaire Guerre et amour (1975).
[7] Je renvoie à la dernière partie de mon histoire du cinéma.
[8] Les très récents Vicky Cristina Barcelona (2008) et Whatever works (2009) montrent que Woody Allen conserve toujours son inspiration. Celle-ci, depuis maintenant plus de quatre décennies, ne s’est donc jamais véritablement démentie.
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