Les Infiltrés : Homosexualité et incomplétude de Colin Sullivan/Matt Damon
Matt Damon (qui vient de lire cette note)
Prolégomènes
1) L’art en général et le cinéma en particulier utilisent des idées génériques (la vie, la mort, l’amour, le bien, le mal, le pouvoir, …) ainsi que des archétypes qui les incarnent[1] (le Héros, la Femme, la Mère, le Père, Dieu, le Diable, …) et des situations qui les portent. Concernant Les Infiltrés, je puis ainsi affirmer – sans choquer – que Costello (Jack Nicholson) est le Diable mais aussi le père de Sullivan (pour Sullivan) bien que d’un point de vue scénaristique, il ne soit ni le Diable, ni le père de Sullivan. L’homosexualité de ce dernier a donc peut-être un caractère plus symbolique que diégétique.
2) Dès lors, certaines des associations précédemment évoquées nous apparaissent clairement quand nous en ignorons, voire en refusons, d’autres. Cela peut traduire notre malaise devant certains d’entre elles[2] : ici qu’un héros soit homosexuel pose problème tant pour le rapport à notre propre sexualité (nous sommes toujours notre premier partenaire sexuel – ce que l’on voudrait nier[3] : cela renvoie à la thématique du double) qu’en ce qui concerne la confrontation entre notre perception sociale – rêvée et réelle – de l’homosexualité (ils – c’est-à-dire eux donc d’autres que nous – sont nos égaux) et notre modèle du héros masculin (viril, forcément viril ; hétérosexuel, forcément hétérosexuel : cela met en jeu le thème du héros – ou du double rêvé). Il revient ainsi à l’artiste de pointer les questionnements des individus et des sociétés, parfois sans pouvoir les formuler autrement que par leur art et en laissant les réponses ouvertes[4] (à moins de souhaiter se transformer en moralisateur[5]). Le spectateur peut alors choisir de s’y confronter lui-même.
3) Dans le même ordre d’idées, rappelons l’une des plus courantes de ces associations : l’érection, fondamentalement fonctionne comme métaphore de la puissance (d’où l’une des acceptions du mot impuissant) tout simplement car il s’agit pour les jeunes adolescents mâles – à peine sortis de l’enfance et des rêves d’héroïsme qui la peuplent – d’une matérialisation concrète et surtout quasi-simultanée (avec différentes positions … que l’on doit s’efforcer de contrôler) d’un nouveau pouvoir. Cela donne naissance à deux grands types de héros : le héros simple qui mobilise son pouvoir quand les circonstances l’exigent et le héros tourmenté qui ne cesse de se demander s’il ne crée pas artificiellement ces circonstances à la seule fin d’exercer son pouvoir (d’où l’alternative que l’on peut crûment exposer ainsi : Je l’aime donc je bande/Je bande donc – peut-être ? – je l’aime) ; dans cette seconde catégorie se rangent tout aussi bien le Peter Parker de Spiderman de Sam Raimi, 2002, que de nombreux héros de Fiodor Dostoïevski (Raskolnikov dans Crime et Châtiment, 1866 ou Aliocha dans Les Frères Karamazov, 1880), l’incapacité à assumer son désir sexuel étant l’une des problématiques favorites du grand romancier russe. Cette question n’est guère abordée dans Les Infiltrés mais une autre, tout aussi fondamentale, l’est : l’incomplétude du héros (c’est-à-dire l’homme tel qu’on peut le rêver) et ce notamment à travers les troubles sexuels de Colin Sullivan.
Car, que nous disent Les Infiltrés ?
I- Sullivan, héros incomplet
Le personnage de Billy Costigan (Leonardo Di Caprio) apparaît comme un personnage complexe : torturé par un passé familial qui l’amène du côté des truands, dans l’incapacité de communiquer, en permanence au bord de l’explosion et régulièrement dominé par ses pulsions violentes, il demeure, malgré ce passif, du côté de la loi. Cependant cette complexité n’est qu’un leurre car, quelle que soit sa difficulté, la mue finira par s’effectuer et il ne fait guère de doutes qu’il figurera en héros absolu. En effet, il a d’emblée rompu avec son passé et ce qu’il représentait ; celui-ci, donc, ne figure plus en modèle ce qui résout, au moins en partie, son complexe d’Œdipe et ce quelles que soient les forces le ramenant à son passé. Ce n’est pas tant en fait son engagement du côté de la loi (qu’on ne peut trop directement assimiler au Bien[6]) qui en fait un héros mais bien cette résolution. Ainsi contre les apparences, il file droit et possède, en outre, toutes les armes du héros notamment celle de la séduction. C’est donc lui qui, in fine, séduit Madeleine (Vera Famiga), seule et unique personnage féminin de cette œuvre et qui figure la Femme[7] (pour les hommes). Existe alors une différence entre ce que l’histoire raconte et ce que montre le film : si on lit le scénario, cette femme ne devrait pas tomber amoureuse de Costigan ; or si on regarde le film, il est évident que c’est le cas[8].
Vera Farminga
Colin Sullivan, lui, semble plus simple : truand doué dès sa jeunesse, placé dans une situation plus confortable que Costigan, il joue son rôle à la perfection allant même jusqu’à être le premier à séduire Madeleine. Seulement quelle est sa situation réelle ? Il s’est détourné de son père dès son enfance pour s’en choisir un autre, Costello[9]. Or ce dernier l’écrase rendant paradoxalement caduque sa décision initiale qui n’avait pour but que de ne pas se confronter à la faiblesse de son géniteur (faiblesse que Costigan, lui, assume). Ramené en situation d’infériorité, il subit doublement le poids de la figure paternelle. Ce n’est pas tout : s’il séduit Madeleine, celle-ci n’est, en réalité, attirée par lui que par qu’il représente l’homme idéal mais non pas le héros[10] (ce sera Costigan). En aucun cas donc, elle ne tombe amoureuse de Sullivan mais se contente d’appliquer une leçon bien apprise (tout comme Sullivan l’a séduite en récitant, de façon millimétrique, une leçon). Cela n’est déjà guère glorieux mais le fait que Sullivan joue un rôle réduit cet amour à un leurre et le condamne à se dérégler (ce qui ne serait pas le cas si elle était vraiment tombée amoureuse de Sullivan) d’où son impuissance.
Ce dernier est donc pour le moins un héros très incomplet qui fonctionne comme un double[11], une ombre de Costigan. A n’en pas douter, Sullivan aurait voulu être Costigan alors que l’inverse n’est pas vrai ; tout juste peut-on suggérer que Costigan aurait rêvé être le rôle que joue Sullivan (et encore aurait-il perdu l’occasion de se confronter – victorieusement – à son passé). Or cette confrontation/fascination pour un autre soi-même n’est pas, d’un point de vue symbolico-sexuel neutre, qu’on le veuille ou non. Du reste, s’il n’est peut-être pas un homosexuel, Sullivan est bien un héros incomplet, c’est-à-dire un « pédé » au sens des cours d’écoles en ce sens qu’il n’assume pas la fonction de virilité absolue, idéal des petits garçons[12].
Il ne semble pas d’ailleurs que l’explicite impuissance de Sullivan puisse signifier (ce qui serait pourtant logique), l’incomplétude : dans notre modèle sociétal, un héros impuissant n’est même pas un héros car il perd la possibilité de figurer un héros (on dira même qu’il n’est pas un homme). C’est ainsi, l’impuissance de Sullivan qui, malgré tout reste un peu un héros (ne serait-ce que pour « tenir le choc » face à Costigan) ne peut que suggérer que son désir sexuel est orienté vers autre chose que Madeleine mais non – cela ne cadrerait pas avec notre outillage mental – qu’il est totalement impuissant. Or, comme il n’existe pas d’autre femme dans le film et qu’il est confronté à de nombreuses – et parfois écrasantes – présences masculines, Sullivan ne peut guère n’être autre chose qu’un homosexuel. De plus, il ne me semble pas que le film de Scorsese pose la question d’un héros impuissant, comme Alfred Hitchcock l’ose dans Sueurs froides, 1958[13] ; ce serait pourtant passionnant.
Léonardo Di Caprio et Jack Nicholson
II- Mise en abyme : Matt Damon, star incomplète
« Le fait que Sullivan joue un rôle » écrivais-je quelques lignes plus haut. Il est évident que cette œuvre dans laquelle les personnages jouent des rôles, tout comme Le roi Lear de William Shakespeare, 1605-1606 ou Sueurs froides[14], pose question concernant la mise en abyme. En fait, elle semble interroger et jouer du rapport entre l’image et le rôle des principaux interprètes masculins. Ainsi, comme tout film important, Les Infiltrés interrogent le cinéma.
Ainsi Leonardo Di Caprio joue-t-il, comme nous l’avons vu, un personnage de héros qui émerge certes difficilement mais surtout inéluctablement. Et ce alors qu’il apparaît aujourd’hui comme une vraie star de cinéma, destin auquel il a toujours été promis mais qui mit un certain temps à s’accomplir : il y avait ainsi un espace à franchir entre le fantasme pour adolescentes vendu comme un paquet de lessive et le vrai séducteur viril qu’il est désormais en mesure de jouer. Quant à Jack Nicholson, à son âge et ce point de sa carrière, quel rôle lui reste-t-il à composer si ce n’est justement le Diable (ou Dieu) c’est-à-dire un personnage qui contrôle les autres et n’est agi par nul autre que lui-même. Certains d’ailleurs ont remarqué – peu importe que cela soit ou non vrai – qu’il semblait s’être dirigé lui-même dans Les Infiltrés.
Quant à Matt Damon, l’écho entre son personnage et son image est encore plus assourdissant. Sa carrière a, en effet, été marquée par un compagnonnage initial avec Ben Affleck pas forcément, notamment sur le plan physique, à son avantage du point de vue de la starification. Il a ensuite enchaîné des rôles le définissant comme étant (Le talentueux Mr. Ripley – « Replay » – d’Anthony Minghella, 1999) ou ayant (Gerry de Gus Van Sant, 2002) un double et même comme comparse derrière les vraies stars, George Clooney et Brad Pitt (Ocean’s eleven, 2001, Ocean’s twelve, 2004, Ocean’s thirteen, 2007 : série de trois films de Steven Soderbergh dans lesquels il est également écrasé par une figure paternelle). De plus, quand il s’approche le plus du modèle classique de héros, son personnage est marqué (c’est le pitch de ces films) par une identité incertaine (La mémoire dans la peau de Doug Liman, 2002 ; La mort dans la peau de Paul Greengrass, 2004 ; La vengeance dans la peau[15] de Paul Greengrass, 2007). Cela dessine donc une carrière singulière d’autant que lorsqu’il s’intègre enfin aux vraies stars comme dans Les Infiltrés où il prend place dans un grand trio d’acteurs – et il existe dans ce film, par comparaison, un petit trio composé de Martin Sheen, Alec Baldwin et Mark Wahlberg – aux côtés de Leonardo Di Caprio et Jack Nicholson, c’est pour mieux être écrasé[16] par un Leonardo Di Caprio qui, en fin de compte, reste le vrai héros donc – pour un film fonctionnant sur la mise en abyme – la seule vraie star[17]. Aussi placé brièvement sur le même plan que Leonardo Di Caprio et Jack Nicholson à l’entrée du film – ce qui, à ce stade de sa carrière, est l’ultime marche qui lui reste à franchir –, Matt Damon est, deux heures et demie plus tard, ramené à son statut de star incomplète[18] comme il est dans le film un héros incomplet. Ainsi, comme le serait un héros homosexuel, il n’a qu’un défaut : ne pas cadrer avec le modèle car – et c’est cela qu’il faut noter et surtout interroger – l’homosexualité fonctionne comme une métaphore de l’incomplétude.
Matt Damon et Léonardo Di Caprio
Alors, pour conclure, résumons-nous : Sullivan, explicitement impuissant – et ce alors qu’il n’existe qu’une seule et unique femme – dans Les Infiltrés me semble donc tendre vers un personnage homosexuel et ce d’autant plus qu’il est confronté à un double masculin idéal en la personne de Costigan ce qui ne peut guère être neutre (et tend du reste à éliminer l’hypothèse d’une impuissance totale – fut-elle passagère – de Sullivan qui l’annihilerait en tant que héros). Par ailleurs, l’écho entre ce personnage et la carrière de son interprète révèle l’un des thèmes majeurs du film : offrir une réflexion sur la star et le héros hollywoodien au début du XXIe siècle en utilisant pas moins de six acteurs masculins importants[19] (aux âges et aux carrières contrastées). L’ensemble du tableau reste à préciser.
Les infiltrés (2006), de Martin Scorsese
[1] On reconnaît les figures algébriques définies par François Truffaut – dans ses entretiens avec Hitchcock – qu’il oppose à des personnages plus denses et complexes. C’est pour lui l’opposition entre « cinéma de situations » et « cinéma de personnages ». Si cette distinction me semble pertinente (plus en tout cas que celle entre cinéma de genre et cinéma d’auteurs), je considère que l’opposition entre les deux types de personnages est trop forcée : un héros peut comprendre des dimensions archétypales et receler en même temps une complexité rendant tout ou partie de ses actes inexplicables (ou plutôt indécidables). Dans tous les cas, il convient d’éviter les stéréotypes. Voir Truffaut (François), Hitchcock/Truffaut, édition définitive, Paris, Gallimard, 1993, pages 161-166, 268, 288.
[2] De même éprouve-t-on parfois une gêne et même un dégoût devant certaines images « anodines » : c’est mon cas devant la façon dont Rainer-Werner Fassbinder filme le corps, vieux et laid, de l’héroïne (Brigitte Mira) de Tous les « autres » s’appellent Ali, 1974 ; il s’agit-là, à mon sens, du principal intérêt d’un film où la présentation (et la dénonciation) du racisme dans l’Allemagne des années 1970 reste très conventionnelle (si ce n’est même caricaturale).
[3] D’où l’égoïste nécessité de donner du plaisir à l’autre – ce à quoi Sullivan ne semble pas en mesure de parvenir y compris dans la première moitié du film – pour renforcer cette négation.
[4] Le grand dramaturge norvégien Henrik Ibsen écrivait ainsi : « Questionner est ma vocation, répondre, non » cité par Michel Meyer dans « Ibsen ou l’invention du théâtre moderne » in Ibsen (Henrik), Drames contemporains, Paris, Le Livre de Poche, 2005, pages 5-38.
[5] Que l’on songe à certains artistes engagés …
[6] On peut d’ailleurs s’interroger sur la signification de sa « sanctification laïque » finale ; et la mettre en rapport avec son statut de héros positif.
[7] Ce changement, dommageable du strict point de vue de la vraisemblance, entre le film original (Infernal Affairs de Andrew Lau et Alan Mak, 2003) qui fait apparaître deux personnages féminins et le remake de Scorsese trouve ainsi une explication.
[8] Cela explique son hésitation : combien de fois observe-t-on une différence entre ce que l’on nous a appris sur ce que l’on devrait ressentir (le scénario/la présentation de la vie) et ce que nous ressentons réellement (le film/la vie).
[9] On remarque d’ailleurs que le nom de Costello est beaucoup plus proche de celui de Costigan que de celui de Sullivan.
[10] On pourrait par ailleurs reprocher à Martin Scorsese de sacrifier le personnage de Madeleine pour en faire une idée, la Femme, voire – avec une perspective machisante – un objet. Ce serait, à mon avis, une injustice : une œuvre, si riche soit-elle, ne peut brasser toutes les dimensions de l’Univers. Ici le sujet, c’est l’homme (le héros, le père, le fils, l’homme fantasmé, l’acteur, …) avec comme postulat qu’il est différent de la femme (il n’y a donc guère d’étude sur la nature de cette différence) ; ce n’est déjà pas si mal.
[11] Avec Les Infiltrés, Martin Scorsese présente une « variation » sur le thème du double déjà largement exploré puisqu’il apparaît comme l’un des pivots des œuvres des trois plus grands créateurs occidentaux, Shakespeare, Dostoïevski et Hitchcock.
[12] Pour revenir sur un point précédent, s’agit-il d’un idéal appris ou ressenti ? Cela dépend.
[13] A moins que Scottie (James Stewart) ne soit nécrophile ; voir Truffaut (François), Hitchcock/Truffaut, édition définitive, Paris, Gallimard, 1993, pages 206-210.
[14] Ce dernier étant, à mon sens, la référence absolue en la matière.
[15] Ce dernier film, par ailleurs un peu répétitif, se conclut sur une belle idée : ramener Jason Bourne (Matt Damon), héros à l’identité détruite, à une ombre.
[16] Il n’y a bien sûr là aucun jugement de valeur sur la performance d’acteur de Matt Damon ; nous ne sommes pas dans un cas où un acteur éclipse l’autre (comme dans Les Valseuses de Bertrand Blier, 1974, où Gérard Depardieu surpasse irrémédiablement Patrick Dewaere).
[17] En ce sens, des trois interprètes principaux du film, Matt Damon est le seul qui prend un risque. Ce qui est logique car il est initialement le moins connu des trois (à ce niveau aussi, la mise en abyme fonctionne).
[18] On pourrait ainsi paradoxalement poser que le mieux pour la carrière future de Matt Damon serait qu’un spectateur voit non pas Les Infiltrés film mais seulement son affiche.
Commenter cet article