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Histoire et théorie générale du cinéma : IV - Le cinéma, un art vampire

1 Octobre 2009 , Rédigé par Ran Publié dans #Histoire et théorie générale du cinéma

Si le cinéma est devenu – nous l’avons vu – un art autonome au XXe siècle, il n’en a pas moins utilisé l’ensemble des apports de ses prédécesseurs. Art narratif et plastique mobilisant la musique, on peut donc le qualifier d’art vampire.

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Histoire et théorie générale du cinéma

 

I - Le XXe siècle, ère des masses et de l’individu (point historique)

II - Culture(s) au XXe siècle

III - Le cinéma, art du XXe siècle

IV - Un art vampire

V - L’âge d’or

VI - Le cinéma aujourd’hui : de son cœur le vampire…


IV -  Le cinéma, un art vampire

 

Pierrot le fou (1965), donc. Dans ce film, si Jean-Paul Belmondo lit Elie Faure et les Pieds nickelés, ce n’est pas là ses seuls centres d’intérêt et il ne cesse de s’entourer de littérature. Quant à Anna Karina – et cela vaut un conflit aux deux personnages (1) – elle est plutôt intéressée par les chansons et souhaite, lorsqu'ils se retrouvent coupés du monde, disposer de disques. En fait, Jean-Luc Godard, comme dans toutes ses œuvres précédentes (2) – dont Pierrot le fou est la synthèse – crée un monde dans lequel toutes les formes artistiques coexistent ; il s’agit là, bien entendu, du monde du cinéma qui de par sa nature même (de l’image, du son et du temps) mais aussi par sa capacité à coller ou à relier différents éléments a puisé pour se développer dans tous les arts qui l’ont précédé (3).

 

Max Schreck dans Nosferatu

 

Tout d’abord, le cinéma est un art narratif comme l’est la littérature. J’ai déjà remarqué que son plus grand problème pour devenir un art à part entière fut de ne pas se réduire à du théâtre filmé. Si l’absence du son et le travail de certains auteurs permirent de rapidement éviter cet écueil, il n’en reste pas moins que les rapports entre littérature et cinéma furent – et restent – étroits. Ces deux arts sont les seuls à disposer d’un système de narration complet qui permet, tout à la fois, de poser des intrigues, de les développer mais aussi de construire une psychologie des personnages (4). Aussi le cinéma n’hésita-t-il pas à réaliser de multiples adaptations de livres, qu’il s’agisse des plus grands classiques ou d’œuvres tout-à-fait mineures(5). Ainsi – et j’y reviendrai abondamment dans une autre série de textes – le personnage le plus classique de l’histoire du cinéma, Dracula, est né, à la même époque d’ailleurs que le cinéma, avec l’œuvre éponyme de l’écrivain Bram Stoker. Il arrive même que cinéma et littérature se développent parallèlement. L’exemple le plus classique est, bien sûr, celui de 2001, l’odyssée de l’espace qui, en 1968, est à la fois un livre d’Arthur C. Clarke et un film – beaucoup plus connu et réussi – de Stanley Kubrick. Les rapports entre ces deux formes artistiques sont donc fructueux et, si le cinéma s’est beaucoup servi de la littérature, on peut également formuler l’hypothèse qu’il a modifié notre rapport à celle-ci. Ainsi, beaucoup, désormais, en lisant un livre ne peuvent s’empêcher de construire mentalement son adaptation cinématographique(6). Il est toutefois une dimension qui manque au cinéma par rapport à la littérature : celle de la durée. En tant qu’industrie, le cinéma s’est vu imposer des normes et les films – à quelques exceptions près – durent entre une heure et quart et trois heures(7) quand un livre n’a lui guère de limites pouvant allègrement dépasser le millier de pages. Mais, malgré cette contrainte, le cinéma n’est pas qu’un ersatz de la littérature. Si ses possibilités narratives sont peut-être un peu plus limitées que celles de sa grande sœur, il a également des ressources supplémentaires. En effet, le cinéma est beaucoup moins esclave que la littérature du récit(8) Sa capacité à distinguer le réel diégétique et le réel cinématographique est ainsi très élevée pour peu que le cinéma ne se résume pas à la mise en images d’un scénario bien réglé(9). Cela tient au fait que si le cinéma, est comme la littérature, un art narratif, il est également un art plastique.


Metropolis

 

Il s’agit là d’une évidence – mais il est parfois bon de les rappeler – mais le cinéma, c’est d’abord et avant tout de l’image. Le cinéma est donc bien un art plastique. Aussi s’il s’agit d’un bon film, connaître l’intrigue ne dispense absolument pas de le regarder. Raconter une histoire, ce n’est donc pas révéler les ressorts d’un film. Ainsi, tout comme il puisa dans les ressources millénaires de la littérature, le cinéma se servit également de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture. Pour me limiter à quelques exemples – tous liés à la peinture –, je citerai ainsi l’utilisation de la peinture française du XVIIe siècle faite par Alain Corneau dans Tous les matins du monde (1991), celle – peut-être la plus aboutie – de la peinture anglaise du XVIIIe dans Barry Lyndon (1975) ou encore celle de l’œuvre d’Uccello par Akira Kurosawa dans Ran (1985). Mais, au-delà de ces références plus ou moins directes, il faut remarquer que le cinéma a construit sa propre utilisation de la matière et de sa mise en images.

Sans trop développer ce point – qui nous ramène d’ailleurs à mon texte précédent sur l’autonomisation du cinéma en tant qu’art – il faut voir que l’une des dimensions particulières du cinéma est de disposer de la durée. Cela, on l’a vu, en fait également un art narratif mais cela lui donne des dimensions propres en tant qu’art plastique. En jouant sur les différents points de vue, en collant des images qui peuvent s’inscrire soit dans le même temps ou, à l’inverse, être séparées par une ellipse temporelle, il crée des références plastiques qui, à la fois, mobilisent les apports des arts qui l’ont précédé et s’en démarquent. Cela est notamment le cas dans ce domaine si important qu’est l’utilisation de l’espace au cinéma. Ainsi les réalisateurs peuvent créer un monde propre dans lequel s’opposent et/ou convergent. Cela mériterait une (très longue) étude en soi(10) mais je bornerai à deux exemples courts, mon propos n’étant ici que de montrer quelques caractéristiques décisives du cinéma.


Fritz Lang(11) tout d’abord. Celui-ci se préoccupera énormément dans son œuvre de la dimension spatiale et il crée souvent des mondes dans lesquels s’opposent et communiquent – avec de grandes difficultés – le dessus et le dessous. On retrouve cela, bien sûr, dans Metropolis (1926) mais également dans de très nombreuses autres œuvres comme M, le maudit (1931), Les contrebandiers de Moonfleet (1954) ou encore le dyptique Le tigre du Bengale/Le tombeau hindou (1959). A cette opposition le plus souvent verticale, son contemporain Friedrich Wilhelm Murnau préfère des confrontations horizontales dans lesquels deux espaces (qui sont souvent la ville et la campagne et/ou le monde du jour et le monde de la nuit) cherchent à se phagocyter l’un l’autre ; on retrouve cette figure aussi bien dans Nosferatu (1922), L’Aurore (1927) ou Tabou (1931). La maîtrise – totale, dans ces deux cas – de l’espace donne au cinéma des capacités largement inaccessibles aux autres arts plastiques. Il n’en reste pas moins que c’est en intégrant et en s’interrogeant sur l’apport de ses prédécesseurs que le cinéma s’est développé.


2001, l’odyssée de l’espace engin spatial « dansant » sur Le beau Danube bleu

 

Il a su également s’enrichir d’un dernier art : la musique. Il faut se souvenir que le lien entre musique et cinéma est, là encore, originel et constitutif du développement du cinéma. En effet, s’il fût longtemps muet, le cinéma n’en intégrait pas moins de la musique – avec des partitions parfois originales car créées pour le film si celui-ci était important – jouée en direct pendant la séance. Et lorsque le cinéma devint sonore – avec Le chanteur de jazz (Alan Crosland, 1927) –, ce n’était pas pour incorporer des dialogues (ce qui fut toutefois rapidement le cas) mais bien pour maîtriser la musique (12). Aussi le cinéma fait-il une utilisation extrêmement riche de la musique(13). Le plus grand en ce domaine fut peut-être Stanley Kubrick(14). Les séquences de 2001, l’odyssée de l’espace qui mobilisent l’ouverture d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss ou Le beau Danube bleu de Johann Strauss sont ainsi aussi sublimes que décisives. Ce film ne pourrait exister sans musique. De même que dans Orange mécanique (1971), le personnage d’Alex se construit dans sa relation complexe à la neuvième symphonie de Beethoven. Kubrick sait également manier à la perfection la musique dite populaire(15) comme il le montre, par exemple, dans Full Metal Jacket (1987) et ses superbes séquences construites autour de These boots are made for walking de Nancy Sinatra ou de Surfin’Bird des Trashmen.

 

Ainsi de même qu’il est technique et industrie, le cinéma est donc un art autonome qui a su être à la fois narratif et plastique et utiliser – pour le meilleur – la musique. C’est pourquoi je parle à son propos d’art vampire. On pourrait également le qualifier d’art total. Celui-ci, en tout cas, connut son âge d’or à Hollywood durant les décennies 1940 et 1950. J’y reviendrai dans l’avant-dernier texte de cette série.

 

Ran



(1) Conflit dans lequel on retrouve le débat sur l’opposition entre culture d’élite et culture de masse.

(2) Que l’on songe, par exemple, au rôle décisif joué par Capitale de la douleur dans Alphaville (1965).

(3) Cela permit un jour à Jean-Luc Godard d’affirmer – dans l’une de ses formules lapidaires qu’il affectionne – : « Le cinéma, c’est le montage ». Peut-être est-ce bien là l’élément qui lui permet le plus tant de se distinguer des autres arts que de s’en nourrir.

(4) Il est certes plus difficile pour le cinéma d’entrer dans la tête de ses personnages (même si une utilisation subtile de procédés comme la voix off offre certaines possibilités). Par contre, l’image – en donnant des expressions et des gestes précis à ces mêmes personnages – donne au cinéma des ressources largement inaccessibles à la littérature.

(5) Je ne peux m’empêcher ici de rappeler le point de vue d’Alfred Hitchcock qui se refusait à adapter un auteur majeur – alors que Dostoïevski, par exemple, développe des thèmes très proches des siens – pour rester maître de son œuvre. Toutefois, d’immenses réalisateurs réalisèrent des adaptations on ne peut plus réussies des plus grands auteurs classiques. Songeons, par exemple, à Orson Welles ou Akira Kurosawa se confrontant à William Shakespeare.

(6) D’où la frustration souvent ressentie devant l’adaptation filmique – même quand elle est réussie, voire supérieure à son modèle – d’un livre que l’on a aimé, la vision du réalisateur nous semblant par trop différente de la nôtre…

(7) Cette contrainte est notamment liée au fait qu’un film – à l’inverse d’un livre – est censé être vu en intégralité en une seule fois.

(8) Je ne veux pas dire par là que la littérature est condamnée au récit. Je me borne à remarquer que sa capacité à s’échapper de la narration – qui peut être très complexe – est, par nature, plus faible que celle du cinéma.

(9) C’est malheureusement trop souvent le cas notamment dans le cinéma français. Je rappelle ainsi – pour amuser le lecteur ; je me moque complètement de ce type de récompenses – que Guillaume Canet a obtenu, en 2007, le césar du meilleur réalisateur pour une honnête adaptation d’Harlan Coben (Ne le dis à personne, 2006) fondée sur un respect scrupuleux d’un scénario mécanique et quelques performances d’acteurs. Face à lui étaient notamment nominés Alain Resnais (Cœurs, 2006) et Pascale Ferran (Lady Chatterley, 2006)…

(10) En fait, pour chaque auteur important ou presque, on pourrait faire une étude particulière sur son utilisation de l’espace tant cette dimension est décisive au cinéma.

(11) Celui-ci avait d’ailleurs reçu une formation d’architecte.

(12) De ce point de vue, le titre du premier film sonore est d’ailleurs assez parlant…

(13) D’ailleurs, le meilleur moyen d’écouter de la musique dans de bonnes conditions est peut-être aujourd’hui d’aller au cinéma tant les systèmes de son y sont performants.

(14) J’ai cité, à dessein, Stanley Kubrick dans tous les paragraphes principaux de ce texte. Ce n’est pas seulement pour redire mon immense admiration pour le grand réalisateur américain mais aussi pour montrer qu’il sut – comme peu d’autres – envisager le cinéma dans toutes ses dimensions ou presque.

(15) Cela nous ramène à mon texte sur les cultures populaire et élitaire.

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