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Les fraises sauvages : Une vie au passé ?

20 Juin 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Un auteur, une œuvre

Ingmar Bergman, encore au début d’une carrière déjà très riche, réalise un film centré sur le temps et sa fuite inexorable au travers du personnage du vieil Isak Borg – incarné par son maître Victor Sjöström. Il signe là un film d’une inépuisable richesse et l’un de ses plus grands chefs d’œuvres.

 

 

Les Fraises sauvages (Ingmar Bergman, 1957) : Une vie au passé ?

 

           « Notre commerce avec les hommes a pour principal objet de discuter et de juger le caractère et le comportement de notre prochain. Aussi ai-je, de mon propre gré, renoncé à toute vie prétendument sociale. »
 

Déclaration, en voix off, d’Isak Borg (Victor Sjöström) au début des Fraises Sauvages

 

IB

Ingmar Bergman (1918-2007)

 

Lorsque sort, à la fin de l’année 1957, Les Fraises sauvages, Ingmar Bergman, son auteur, a déjà réalisé depuis son premier film, Crise (1946), près d’une vingtaine de longs-métrages ; une suractivité à laquelle il faut ajouter une importante carrière théâtrale (tant comme auteur que comme metteur en scène[1]). Le Suédois s’est surtout déjà complètement imposé parmi les réalisateurs majeurs de son époque depuis Un été avec Monika (1953) – et le célèbre regard face-caméra de l’héroïne (Harriet Andersson) qui inspirera nombre de cinéastes[2] – ce qu’il ne cessera de confirmer, tout au long des cinquante années suivantes – en fait jusqu’à son dernier film, l’un de ses meilleurs, Sarabande (2003)[3] – pour finir par apparaître comme l’un des plus grands auteurs de son époque. Pour lui, l’année 1957 sera particulièrement riche puisque sortent (entre autres) deux de ses films les plus célèbres : Le Septième Sceau (prix de jury au festival de Cannes), fascinante fable métaphysique aussi sublime sur le plan visuel que difficilement accessible du point de vue du contenu et, donc, Les Fraises sauvages (ours d’or au festival de Berlin 1958). A cette époque, ses thèmes de prédilection semblent être les relations entre hommes et femmes et le rapport de l’Homme à Dieu, au pêché et à l’éthique[4]. Les Fraises sauvages vont prolonger les réflexions de Bergman sur ces deux thèmes mais aussi élargir ses horizons tout en offrant une superbe leçon de mise en scène. Retour donc sur chef d’œuvre.

FSI

Marianne Borg (Ingrid Thulin) et Isak Borg (Victor Sjöström)

 

De ce film, on le verra, incroyablement riche, on retiendra tout d’abord qu’il raconte essentiellement le voyage en voiture d’un vieux docteur, Isak Borg (Victor Sjöström), – qui quitte sa petite maison retirée pour aller chercher, à Lund, un prix récompensant ses cinquante ans de carrière[5] – qu’il fait en compagnie de sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin) puis de divers autres protagonistes rencontrés sur la route. De cet embryon de scénario incroyablement simple, Ingmar Bergman va tirer un film foisonnant. On fera toutefois, à ce stade, deux remarques. S’il est évident que le film, narrant un voyage, ne respecte en rien l’unité de lieu, il se déroule strictement sur vingt-quatre heures (le film s’ouvre sur Isak se couchant à la veille de son voyage et se conclue sur le même s’endormant à l’issue de celui-ci). Il ne faut sans doute pas y voir un quelconque rapport avec la tragédie grecque mais une forme d’élégance et de maîtrise dans un film qui va multiplier les temporalités – en utilisant notamment le flash-back – et jouer des différents pans de réalité (avec des rêves et des références plus ou moins fantasmées au passé). Le réalisateur travaille sur le temps et commence donc par l’enfermer sur lui-même. Car le temps qui passe, ou qui est déjà passé, est bien le premier des thèmes des Fraises sauvages. Le choix de l’acteur principal est, à cet égard, décisif. Il s’agit donc de Victor Sjöström. Or celui-ci (âgé de soixante-dix-huit ans dans le film comme dans la vie) est plus connu comme réalisateur (notamment de La Charrette fantôme en 1921 et, à Hollywood, du Vent en 1928) étant, en effet, le premier des grands réalisateurs suédois. Il est donc, en quelque sorte, le père artistique d’Ingmar Bergman[6] (de trente-et-un ans son cadet[7]). Cela ne manque d’influer sur la lecture du film d’autant qu’il en constitue, et c’est là la seconde remarque qu’il convient de faire, le centre absolu. Il n’est ainsi, à une exception près – lorsque Marianne lui raconte une dispute avec Evald (Gunnar Björnstrand), son mari et fils d’Isak – jamais absent de la moindre séquence des Fraises sauvages ne serait-ce (et cela arrive à plusieurs reprises) qu’en simple spectateur. Cela ne fait pas véritablement tendre le film vers l’unité d’action mais du moins vers celle de point de vue d’autant qu’Isak a souvent l’occasion de s’exprimer en voix off. Le spectateur suit donc ce personnage à la trace, que ce soit dans ses actions, ses réflexions ou ses rêves et ne peut donc manquer d’être en pleine empathie avec celui-ci.

 

FSII

Isak Borg lors de son « examen »

 

Isak – et la citation placée en exergue de ce texte le confirme largement – ne cessera de se présenter comme un homme froid, glacial même et d’autres personnages confirmeront ce jugement (dont sa belle-fille qui fustige, au début de leur voyage, son « extrême égoïsme » caché sous des abords de « vieux monsieur courtois »). Pourtant, tel qu’il apparaît dans le film, il semble tout différent et émeut régulièrement le spectateur. On comprend tout de même qu’il fut, à l’extrême, un homme de principes – d’où sa froideur qu’elle soit feinte ou réelle – ce qui l’a conduit, par exemple, à s’éloigner de son fils dont il exige le remboursement d’un prêt. Surtout il apparaît comme marqué par la fuite d’un temps qu’il ne peut plus guère rattraper. Son étrange cauchemar – situé au tout début du film – le montre, autant qu’il instaure dans Les Fraises sauvages une certaine atmosphère d’étrangeté (certes moindre que dans Le Septième Sceau ou dans L’Heure du loup – 1968 – mais tout de même). Ainsi Isak se trouve, lors de cette superbe séquence (sans dialogue hors l’introduction en voix off du personnage), égaré dans un quartier, vide, en ruines et inconnu, de la ville. Il voit tout d’abord une horloge sans aiguilles[8] puis rencontre un homme (dépourvu d’yeux) qui s’écroule et se transforme en flaque de sang lorsqu’Isak le touche ; enfin, passe un corbillard dont tombe le cercueil et, lorsque Isak s’approche, il voit que c’est son propre corps qui y a pris place. On ne saurait mieux introduire le thème d’une mort omniprésente et d’un temps arrêté. Le reste du film confirmera cela. Lors d’un premier détour dans son voyage, il se rend sur les lieux de la maison de vacances de son enfance[9] et Isak, se rappelant ses souvenirs de jeunesse, tombe à nouveau dans le sommeil. On découvre alors, non pas son secret – car rien n’atteste que le personnage ait tenu cela caché – mais un élément jusqu’alors inconnu. Dans cette maison, où se cueillaient les fameuses fraises sauvages du titre et où sans doute le jeune Isak connaissait une forme de légèreté qui l’a fuie par la suite, s’est joué le drame de sa jeunesse et, sans doute, de sa vie. Il aimait, en effet, sa cousine Sara (Bibi Andersson) mais, après lui avoir donné quelques assurances, celle-ci a épousé son frère aîné Sigfrid (Per Sjöstrand) qui était « gai et passionné » quand Isak était si « sérieux »[10]. Ce ne peut être qu’une hypothèse mais l’idée d’un « grand amour perdu » qui aurait déterminé la suite du comportement d’Isak dans son « commerce avec les hommes » s’impose fatalement au spectateur d’autant qu’on apprendra, par la suite, qu’il ne fut guère heureux dans son propre mariage avec Karin (Gertrud Fridh). Toujours est-il qu’à l’issue de ce rêve, Isak confie être pris d’« un poignant sentiment de tristesse ».

FSIII

Anders (Folke Sündquist), Victor (Björn Bjenfvenstam), Sara (Bibi Andersson),

Isak Borg et Marianne Borg

 

Un second détour dans le voyage d’Isak renforcera cette impression d’une vie ratée qui, sans aucunement en donner l’air, a presque tourné au désastre tant les désillusions sont grandes. Isak se rend ainsi chez sa très vieille mère (Naima Wifstrand). L’atmosphère de cette séquence, pourtant pleinement située dans le réel (au sens cinématographique du terme) est proprement glaçante. On voit ainsi cette femme sévère qui vit au milieu de ses souvenirs – tout son intérieur, son univers même, n’est constitué que par ceux-ci (on retrouvera d’ailleurs, parmi eux, une montre dépourvue d’aiguilles) et pourtant elle semble prête à s’en débarrasser comme s’ils n’avaient plus nulle importance (elle donnera une photographie à Isak) – et qui est surtout d’une rancœur semblant sans limites ; on découvre ainsi qu’Isak est le seul survivant de ses dix enfants alors qu’elle ne voit aucun – à l’exception d’Evald – de ses vingt petits-enfants et de ses quinze arrière petits-enfants malgré les « cinquante cadeaux qu’elle envoie par an » dont elle ne reçoit, en retour, que des « cartes aimables ». Prisonnière de visions rétrogrades – elle reproche à Marianne de ne pas avoir d’enfants quand il s’agit là du rôle premier d’une femme –, elle finit même par confier que son principal défaut est d’être encore en vie ce qui retarde l’héritage tant attendu par certains. Cette séquence montre donc une femme développant et cultivant sa misanthropie. L’impression d’enfermement (liée au fait que l’on se retrouve à l’intérieur d’une maison peuplée d’éléments d’un passé révolu ce qui tranche complètement avec les scènes en pleine nature qui peuplent les souvenirs d’Isak) est à son comble. Aussi, un peu plus loin dans le film, Marianne peut dire qu’elle a eu l’impression que cette femme était, en un sens, déjà morte. Et cette réflexion semble pouvoir s’appliquer à toute la famille Borg. En effet, au-delà d’Isak et de sa mère (qui sont tout de même deux vieillards), Evald a le même genre de pensées. Et l’on apprend, grâce à la relation de la scène par Marianne (la seule donc où Isak est physiquement absent), qu’elle et son mari sont séparés parce que Marianne attend un enfant et qu’elle souhaite le garder quand lui n’en veut pas. Pour Evald, qui apparaît pour la première fois à l’écran et semble particulièrement psychorigide, cette révélation entraîne ce commentaire dans lequel affleure un évident désespoir : « Il est déjà absurde de vivre ; il est encore plus absurde de vouloir repeupler la terre » ; puis « cette chienne de vie me donne la nausée et je ne veux pas prendre une responsabilité qui m’oblige à vivre un jour de plus que je ne le veux ».

 

FSIV

Isak Borg, sa mère (Naima Wifstrand) et Marianne Borg

 

Cette dimension proprement morbide – qui frappe donc différentes générations – est renforcée par les deux rêves successifs d’Isak intervenant au milieu de son voyage en voiture. Ils sont l’occasion – ce qui accentue l’ambiance proche du fantastique qui marque parfois Les Fraises sauvages – pour le vieux docteur d’instruire son propre procès et d’introduire des interrogations d’ordre éthique. Le premier lui rappelle sa jeunesse perdue et sa décrépitude actuelle. Il se retrouve à dialoguer avec la jeune Sara, son grand amour de jeunesse, qui lui impose de se regarder dans une glace ce qui lui montre son vieillissement puis elle lui avoue qu’elle va épouser son frère Sigfrid car ils s’aiment « par jeu », notion que le si sérieux (et droit ?) Isak ne peut sans doute guère envisager. Ensuite, comme pour ajouter à son humiliation, elle court à travers les champs et va chercher son enfant ; ensuite elle rejoint Sigfrid dans une maison et Isak les voit s’embrasser. Il s’est donc approché de cette maison et l’enchaînement – sans aucune transition (comme cela se produit dans le rêve) – avec son second rêve est superbe sur le plan plastique. Un plan sur la Lune indique que la nuit tombe – ce qui renforce l’aspect cauchemardesque de la scène – et Isak, comme pour se réfugier, frappe à la porte alors que son ombre se reflète dans les carreaux. Après un moment, un homme étrange, déjà rencontré dans la réalité, Alman (Gunnar Sjöberg)[11], vient lui ouvrir. Les deux traversent alors un long couloir à l’issue duquel se trouve une salle d’examen. Le vieux professeur est alors ramené dans la situation d’un jeune étudiant et se montre incapable d’identifier une culture microbienne mais surtout de rappeler le premier devoir du médecin qui est de « demander pardon ». Ainsi, à travers son rêve, Isak s’accuse-t-il d’avoir été un mauvais médecin, lui qui est le jour même honoré et qui vient de croiser un couple de pompistes, les Akerman (Max von Sydow et Ann-Marie Wiman), qui ont refusé de lui faire payer son essence en souvenir de ses bienfaits passés. Et l’accusation se poursuit puisque Alman entraîne Isak au dehors. Il y revoit une scène du passé lorsque sa femme Karin le trompait avec un autre homme (Ake Fridell). C’est l’occasion pour Isak de se reprocher d’avoir été un mauvais mari et on entend sa défunte femme dire notamment qu’il est d’une « générosité hypocrite ». A la fin, cet étrange dialogue conclut cette mise en scène des péchés – réels ou supposés – d’Isak :

 

    

« Isak : Et le châtiment, quel sera-t-il ?

Alman : La solitude, comme toujours.

Isak : Et il n’y a pas de grâce ?

Alman : Je n’ai aucune idée à ce sujet. »

   

 

FSV

Isak Borg et Sara

 

Aussi, si l’on observe que le film rejoint ici des interrogations métaphysiques récurrentes chez Ingmar Bergman, on est surtout amené à se demander si ce personnage est véritablement si négatif et si Les Fraises sauvages n’offre que de noires perspectives sur la vie humaine. Incontestablement, la réponse est non. D’une part, on l’a déjà dit, la structure même du film (et notamment le fait qu’il soit complètement centré sur le personnage d’Isak Borg qui, en outre, dispose de la voix off qu’il utilise en particulier à des fins d’introspection) rend le spectateur proche du héros et il ne peut s’empêcher de trouver sympathique ce vieux monsieur qui se pose tant de questions et a du subir tant de déceptions au cours de sa vie. D’autre part et surtout, l’introduction d’une deuxième Sara (également jouée par Bibi Andersson) transforme la nature du voyage d’Isak. Celle-ci apparaît à l’écran lorsqu’Isak se réveille après son retour dans la maison de son enfance. Si elle peut parfois se montrer légèrement agaçante, elle est surtout d’une immense fraicheur, porte en elle une certaine ingénuité et semble complètement libérée – surtout comparativement aux angoisses qui perturbent les autres personnages. De plus, ses relations avec Isak sont immédiatement très directes – elle le tutoie et il ne s’en émeut pas – et très franches. Elle apporte donc à ce film, par ailleurs si lourd, une extrême légereté et en offre un peu à Isak. Elle montre ainsi qu’un dialogue entre générations est possible, voire souhaitable (car les deux personnages semblent avoir beaucoup à s’apporter mutuellement) et, entre Isak et Sara, Ingmar Bergman filme le moment, magique, d’une rencontre qui n’est certes pas amoureuse mais tout de même d’une grande densité émotionnelle. Aussi, grâce à Sara et les deux garçons qui l’accompagnent – le protestant Anders (Folke Sündquist) et l’athée Victor (Björn Bjenfvenstam) – et se disputent ses faveurs, le personnage est-il définitivement humanisé et l’on ne peut s’empêcher de penser (ce doute ajoutant à la qualité du film) soit qu’Isak a eu tort de renoncer si longtemps à toute vie sociale, soit qu’il ne l’a jamais complètement fait. Toujours est-il que Sara et ses compagnons donnent une touche d’humour à ce film – que l’on retrouve également, au début et à la fin, dans les rapports d’Isak avec sa gouvernante Agda (Jullan Kindahl) – et participent de sa réussite lui offrant une plus grande complexité encore. De plus, ils accompagneront Isak tout au long de son voyage, assistant même à la cérémonie en son honneur. Et, au moment de le quitter, ils viendront chanter sous sa fenêtre pour le remercier. Cette scène touchante a son importance dans le final apaisé des Fraises sauvages. Certes, tout n’est pas parfait puisque Isak a échoué à faire annuler le remboursement du prêt que lui doit son fils (et cela montre qu’entre les deux – Marianne a d’ailleurs dit qu’Evald respectait mais détestait son père – la communication reste difficile sinon impossible) et à obtenir qu’Agda et lui se tutoient (mais la scène est plutôt comique). Néanmoins, Evald et Marianne semblent en passe de se réconcilier alors que celle-ci et Isak s’avouent qu’ils s’aiment bien. Bref, une certaine harmonie règne dans les ultimes minutes de ce film, si dur par moments, et Isak peut s’endormir une dernière fois en pensant à sa jeunesse, mais cette fois le passé est surtout teinté d’une grande nostalgie d’autant qu’il mobilise, pour la première fois, la figure du père du héros (Ulf Johansson), jamais évoquée ce qui laisse la place à quelques supputations supplémentaires…

 

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La montre sans aiguilles

 

Quelques mots encore sur ces Fraises sauvages pour souligner que si le temps et son inexorable fuite en sont bien sûr au centre, il ne faut pas négliger la richesse du film et sa beauté plastique. Ainsi le thème du couple sera largement abordé tout au long de l’œuvre que ce soit à travers l’amour perdu d’Isak, son mariage raté, la courte séquence dans laquelle interviennent les Alman, les difficultés de Marianne et d’Evald et même – sur un mode, bien sûr, plus léger – les interrogations de Sara et les confidences qu’elle fait à Isak. De même le rapport à la religion (mais aussi à la tradition avec le personnage de la mère) est omniprésent surtout à travers les interrogations du héros mais également dans la confrontation des idées de Victor et d’Anders qui, bien qu’amis, n’hésitent pas à opposer régulièrement leurs points de vue tranchés (et imparfaitement étayés) sur le sujet allant même – ce qui donnera lieu à une scène assez réjouissante – jusqu’à se battre. Cela place Les Fraises sauvages dans la continuité de l’œuvre antérieure de son auteur mais donne également l’idée, et les personnages de Sara, Anders et Victor jouent là encore un rôle-clé, qu’alors que le temps passe et que la mort rôde, la vie n’en continue pas moins avec ses inaliénables constantes – ce qui ne fait que renforcer un peu plus encore la densité et la profondeur du film. Du point de vue de l’esthétique, on ne peut qu’admirer cette magnifique exposition qui voit Isak, seul dans son cabinet de travail, se présenter en voix off alors que des photographies viennent appuyer son propos[12]. Quant à l’utilisation de cette voix off, elle est tout aussi parcimonieuse que décisive. On l’apprécie tout particulièrement quand elle annonce les rêves que fait Isak, ceux-ci se déroulant généralement ensuite dans le silence (en dehors de quelques moments dialogués) ce qui renforce leur étrangeté et leur intensité dramatique d’autant que Bergman n’hésite pas alors à mobiliser des raccords compliqués (il y a de forts beaux fondus enchaînés) et des éclairages qui flirtent avec l’expressionnisme. Dernier point, on trouve de temps en temps de ces dialogues qui, parfois sous une apparente courtoisie, sont d’une violence extrême (notamment le premier entre Marianne et Isak). Ceux-ci deviendront caractéristiques de l’œuvre ultérieure de l’auteur (par exemple dans Cris et chuchotements, 1972). Bref, Les Fraises sauvages, leçon de mise en scène et film-somme, est l’un des multiples sommets de la riche carrière d’Ingmar Bergman.

 

FSVII

Isak Borg, Marianne Borg, Sara, Anders et Victor

 

Ran

 


[1] Bien qu’il soit infiniment moins reconnu dans cet art que dans le cinéma, Ingmar Bergman a toujours affirmé que le théâtre était son premier métier.

[2] A commencer par le jeune Jean-Luc Godard dans A bout de souffle (1960).

[3] En fait, bien qu’il soit (et l’on ne peut que s’en réjouir) sorti en salles en France et dans de nombreux pays, Sarabande (qui est plus ou moins la suite de Scènes de la vie conjugale, 1973) est un téléfilm comme toutes les dernières œuvres de son auteur. Le dernier film d’Ingmar Bergman est Fanny et Alexandre (1982).

[4] Ingmar Bergman, fils d’un rigide pasteur luthérien, entretiendra toujours – lui qui, comme beaucoup de créateurs scandinaves (notamment le dramaturge norvégien Henrik Ibsen – dont Bergman mettra en scène plusieurs des pièces après 1957 ou le cinéaste danois Carl Theodor Dreyer), a subi l’influence de la philosophie du danois Søren Kierkegaard (1813-1855) – un rapport extrêmement complexe à la religion en général et au protestantisme en particulier.

[5] On remarquera qu’Harry dans tous ses états (Woody Allen, 1997) raconte aussi le voyage d’un homme allant chercher un prix qui récompense sa carrière. Le film (l’un des plus drôles de son auteur) n’a, en dehors de cela, que peu à voir avec Les Fraises sauvages (si ce n’est qu’il tourne intégralement autour d’un personnage – Harry incarné par Woody Allen – et mêle le réel et l’irréel). Sans doute s’agit-il d’un hommage assez discret de Woody Allen à l’un de ses nombreux maîtres (sur ce point voir mon texte consacré à Zelig publié dans « Un auteur, une œuvre ») qui en fit un beaucoup plus évident avec Intérieurs (1978).

[6] Notons que Victor Sjöström fut acteur dans plusieurs de ses propres films et qu’avant Les Fraises sauvages, il joua dans l’un des premiers films d’Ingmar Bergman, Vers la joie (1950), dans lequel il ne tenait pas le rôle principal. Remarquons également que les initiales de l’auteur sont les mêmes que celles d’Isak Borg.

[7] Ingmar Bergman a, au moment où il tourne Les Fraises sauvages, le même âge qu’Evald, le fils d’Isak Borg.

[8] On remarque que, comme Henrik Ibsen par exemple, Ingmar Bergman a été fortement marqué par le symbolisme.

[9] Il y a donc une volonté du héros d’aller au contact de son passé.

[10] Dans les rêves d’Isak, celui-ci apparaît toujours vieux quand les autres personnages ont les traits de la jeunesse. Notons que dans ce rêve là, Isak est simple spectateur.

[11] Il s’agissait d’un automobiliste avec lequel Marianne et Isak ont eu un accident sans gravité. En compagnie de sa femme (Gunnel Broström), ils montent dans la voiture du docteur mais, ceux-ci ne cessant de se disputer – et surtout Alman humiliant sa femme –, Marianne les priera rapidement de descendre.

[12] Cette exposition annonce celle, sublime, de Sarabande.

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F
Merci pour ce beau commentaire qui m'a permis d'apprécier encore davantage Les Fraises sauvages. Votre blog regorge de pépites, c'est un vrai plaisir de s'y promener!
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A
Merci beaucoup !
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