Chien enragé, un auteur au croisement d’influences
L’œuvre cinématographique d’Akira Kurosawa figure parmi les plus marquantes du XXe siècle grâce à deux qualités décisives : le croisement d’influences diverses et un équilibre parfait entre pessimisme et humanisme. Cela apparaît dès son premier chef d’œuvre, Chien enragé (1949).
Chien enragé (Akira Kurosawa, 1949), un auteur au croisement d’influences
Avant de revenir sur le travail d’Akira Kurosawa, je voudrais profiter de l’occasion pour dire l’immense admiration que j’ai pour cet auteur. S’il fallait établir – mais pourquoi le faire ?[1] – une hiérarchie des plus grands réalisateurs, sans doute le placerais-je immédiatement derrière mon carré d’as personnel constitué de Friedrich Wilhelm Murnau, Fritz Lang, Alfred Hitchcock et Stanley Kubrick[2]. Et pourtant, sans doute ne puis-je approcher qu’une partie de son œuvre tant l’univers culturel dans lequel il baigne est différent du mien. Ainsi, au-delà de l’exotisme, ce qu’il y a de strictement japonais (ou asiatique) dans l’œuvre de Kurosawa m’échappe largement. Mais deux dimensions expliquent l’attachement particulier que j’ai pour cet auteur. D’une part, son incroyable capacité à mêler les influences ; ainsi Kurosawa intégrera dans son œuvre la quasi-totalité des apports du cinéma américain – du film noir au western[3] – mais aussi de la culture européenne classique adaptant – ou plutôt transposant au Japon – les plus grands écrivains de Shakespeare[4] (Le château de l’araignée, 1957 reprend Macbeth ; Ran, 1985, Le roi Lear) à Dostoïevski (L’idiot, 1952) en passant par Gorki (Les bas-fonds, 1957) mais également s’inspirant de peintres comme Uccello pour composer les plans de Ran. D’autre part, il y a chez Kurosawa un étrange mélange de pessimisme profond quant à la nature humaine et d’humanisme, les deux étant, en permanence, en équilibre notamment dans l’extraordinaire Dodes’Kaden (1970). Cela est tout-à-fait remarquable car, loin de sombrer dans un optimisme béat – qui interdit toute création artistique –, Kurosawa n’est jamais menacé par le cynisme ou le dégoût de l’homme qui parfois pointe chez Lang ou Kubrick.
Akira Kurosawa (1905-1998)
Pour moi, ces deux dimensions sont déjà parfaitement présentes dès Chien enragé (1949) sur lequel j’ai donc décidé de revenir plus particulièrement. Il s’agit là d’un film-charnière car venant immédiatement après l’Ange ivre qui, en 1948 – donc cinq ans après La légende du grand judo qui constitue le début de la carrière d’Akira Kurosawa – est la première grande œuvre du Japonais et, un an avant Rashomon qui, en obtenant le lion d’or à Venise le fera connaître au monde entier. Ainsi, à mon sens, même s’il reste encore relativement méconnu dans la filmographie de Kurosawa, Chien enragé est, sans aucun doute, son premier chef d’œuvre.
Le film est ainsi le mariage réussi de deux genres se développant parallèlement en Occident : le film noir américain et le néoréalisme italien. Côté film noir, on retrouve, bien sûr, la dimension policière. Comme ses meilleurs homologues américains, Kurosawa construit une intrigue complexe aux multiples rebondissements et sa maîtrise du rythme est parfaite. Mais, plus que cela, il montre une société dans laquelle les plus pauvres sont confrontés au fantasme de la consommation. Ainsi, le criminel, Yusa (Isao Kimura) est-il amené à voler le colt du héros, Murakami (Toshiro Mifune), puis à tuer pour s’acheter un beau costume et surtout une robe qu’il offre à la jeune danseuse qu’il souhaite séduire. Son action est donc déterminée par une pathétique volonté de s’inscrire dans une société qui a construit des valeurs sans s’occuper de personnes comme lui. Comme le héros d’Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944), il pourrait s’écrier : « Je l’ai fait pour la femme, je l’ai fait pour l’argent ; je n’ai pas eu la femme, je n’ai pas eu l’argent ». Film noir, donc mais également film néoréaliste que Chien enragé. En effet, ce genre né en Italie intéresse également les Japonais[5] car ils sont, eux aussi, confrontés au problème d’un pays à reconstruire dans lequel toute une frange de la société vit dans le plus extrême dénuement. S’il n’est certes pas aussi effrayant que des films de Roberto Rosselini comme Rome, ville ouverte (1945) ou Allemagne, année zéro (1947), Chien enragé[6] constitue un précieux témoignage sur les difficultés de la société japonaise d’après-guerre – ce mot, en français dans le texte, que le commissaire Sato (Takashi Shimura) a tant de mal à correctement prononcer. Ainsi, la plongée de Murakami dans les bas-fonds de la ville a quelque chose de glaçant et celui-ci – comme Yusa – est un homme qui a tout perdu dans la guerre. En entremêlant ces deux dimensions, Kurosawa peut donc réaliser un film qui tient à la fois du divertissement et du drame. Dans cette optique, l’utilisation du colt est tout-à-fait remarquable. C’est ainsi, à la fois, un objet qui sert en permanence à faire avancer l’intrigue dans la plus pure tradition du macguffin américain[7] mais, en raison de l’importance qu’il a aux yeux du héros – c’est son arme donc il se rend responsable des crimes de Yusa –, il acquiert une force symbolique particulière qui fait entrer le film dans une autre dimension et permet d’ouvrir la réflexion sur la façon de se comporter dans le Japon d’après-guerre.
Toshirô Mifune et Isao Kimura
Et l’on retrouve ici cette synthèse de pessimisme et d’humanisme propre à Kurosawa. Il n’est nul besoin de développer plus longtemps la dimension pessimiste tant elle est évidente dans un film se situant aux frontières du film noir et du néoréalisme. On l’a vu, Kurosawa a su montrer les différents problèmes de la société japonaise d’après-guerre qu’il s’agisse du rapport à la consommation triomphante (qui remplace les rêves de grandeur du Japon) ou des difficultés pour les anciens combattants à se réinsérer. Et, on ne peut guère qu’être d’accord avec le héros quand il s’écrie : « Ce monde est pourri ». Mais, quoique sans complaisance, le regard de Kurosawa reste empreint d’une immense compassion. Il est ainsi évident – et d’ailleurs explicite[8] – que Yusa est le double de Murakami. Ce dernier dit d’ailleurs, à plusieurs reprises, combien il comprend le criminel et se sent proche de celui-ci. Le phénomène d’identification au héros fait d’ailleurs partager son sentiment au spectateur. Pourtant, les supérieurs de Murakami ne le comprennent pas. A travers eux, Kurosawa montre ainsi une génération de Japonais incapables de saisir les problèmes de la jeunesse. Mais ceux-ci sont loin d’être totalement négatifs. Au contraire, avec eux, apparaît le thème de la transmission, voire de la filiation. Le rapport de Sato à Murakami est ainsi quasi-paternel[9]. Et, le commissaire, plus âgé, offrira son expérience au jeune inspecteur qui, à la fin du film, réussira à maîtriser ses nerfs – lui, qui, tout au long du film, est incapable d’avoir la distance nécessaire pour mener son enquête se sentant trop impliqué[10] – pour arrêter, seul, Yusa et, donc, devenir un vrai professionnel et connaître un début d’épanouissement. Ainsi, le rôle des aînés est décisif même si ceux-ci n’ont pas toujours raison. De même, Kurosawa expose et admet la difficulté des jeunes – et, au-delà, de toute une partie de la société japonaise – dans une époque particulièrement difficile mais il n’excuse pour autant pas leurs erreurs montrant que si le choix de Yusa n’est pas le bon, celui de Murakami est difficile et que, pour s’y tenir, celui-ci a besoin de s’appuyer sur d’autres[11].
Takashi Shimura et Toshirô Mifune
Ainsi, la vision qu’offre Akira Kurosawa de la société japonaise est formidablement complexe et nuancée dans Chien enragé. Alliée à une maîtrise formelle déjà affirmée, elle montre, que, dès 1949, le Japonais est totalement maître de son art. Il ne cessera de le confirmer par la suite donnant naissance à une œuvre protéiforme parmi les plus marquantes du XXe siècle. Et, comme chez tous les grands auteurs, si celle-ci se nourrit d’influences diverses, elle n’en est pas moins profondément originale.
Antoine Rensonnet
Chien Enragé (1949), d'Akira Kurosawa
[1] Mais, pourquoi pas, après tout ?
[2] Je me contente de les citer ici par ordre chronologique…
[3] Cela fonctionnera d’ailleurs dans les deux sens ; certains westerns américains étant des adaptations de films de samouraï de Kurosawa. Ainsi, par exemple, Les sept mercenaires (John Sturges, 1960) est un remake des Sept samouraïs (1954).
[4] Plus qu’Orson Welles, Kurosawa est, pour moi, le meilleur des metteurs en scène de Shakespeare. Par ailleurs, l’influence du dramaturge anglais est omniprésente chez Kurosawa et notamment dans tous ses films de samouraïs se déroulant avant l’ère Edo (c’est-à-dire pendant les guerres civiles japonaises). Kagemusha (1980), s’il n’est pas une adaptation de Shakespeare, s’inspire donc fortement de ses thématiques (notamment celle du double). On remarquera que les films de samouraïs de Kurosawa se déroulant pendant l’ère Edo (donc après la guerre) sont, eux, très proches des westerns (qui se déroulent après la guerre de sécession).
[5] Le remarquable Femmes de la nuit (1948) de Kenji Mizoguchi est également très proche du néoréalisme.
[6] On pourra certes objecter que Chien enragé s’éloigne du néoréalisme car il est largement réalisé en studio. Néanmoins les thématiques sont, on le voit, communes. De plus, Kurosawa sait donner une impression de réalisme notamment en créant une ambiance particulière avec la chaleur qui accable les personnages tout au long du film.
[7] Tel que le définira Alfred Hitchcock dans ses entretiens avec François Truffaut.
[8] Ainsi les deux hommes ont une histoire commune et partagent ce colt si important pour l’histoire. Les deux tireront d’ailleurs dans du bois – au début pour Murakami, à la fin pour Yusa – plutôt que sur leur cible avec celui-ci. Surtout, un plan superbe les réunit à la fin du film quand, après l’arrestation de Yusa, les deux hommes restent allongés dans l’herbe, épuisés. Ainsi le thème shakespearien du double apparaît dès Chien enragé.
[9] On retrouvera cet extraordinaire duo d’acteurs Shimura-Mifune dans bien d’autres films d’Akira Kurosawa.
[10] L’excellente composition de Toshiro Mifune en jeune inspecteur tout en tension mal contenue est pour beaucoup dans la réussite du film. Il connaîtra, par la suite, bien d’autres sommets avec Akira Kurosawa.
[11] Ainsi, l’un des moments décisifs du film est celui où le supérieur de Murakami refuse la démission de celui-ci. Si sa décision était dictée par une éthique remarquable, elle aurait pu le condamner à sombrer.
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