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Fantasmes et amours perdus : Zabriskie Point, le fantasme du moment (2)

15 Novembre 2009 , Rédigé par Ran Publié dans #Fantasmes et amours perdus

Zabriskie Point, c’est donc la grâce du moment – unique – de la rencontre entre Daria et Mark. Et Michelangelo Antonioni en profite pour filmer, à travers les majestueux paysages de la Death Valley, un – court – fragment d’éternité.

 

Fantasmes et amours perdus

 

I - Zabriskie Point : le fantasme du moment

 

a) Un Européen en Amérique : un point de rencontre

 

b) « Allons nous habiller et nous déshabiller »

 

Mark (Mark Frechette) et Daria (Daria Halprin)

 

« Pendant qu’il est facile et pendant qu’elle est gaie,

Allons nous habiller et nous déshabiller »

Paul Eluard (in Capitale de la douleur)

 

Ainsi, malgré les apparences, Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970) ne se veut pas uniquement – loin de là – un film situé dans son époque. Au contraire, il flotte autour de l’improbable rencontre – qui occupe le volet central (de loin le plus long) du film – entre Daria (Daria Halprin) et Mark (Mark Frechette) un parfum d’intemporalité. Cela tient tout d’abord au lieu. Michelangelo Antonioni choisit, en effet, le parc naturel de la Death Valley[1] et l’un de ces hauts lieux, Zabriskie Point (qui donne donc son titre au film), comme cadre de la rencontre entre les deux héros. Les Etats-Unis ne sont donc plus alors envisagés comme lieu des changements – réels et potentiels – du monde mais comme ce monde des grands espaces où la nature n’a – en certains endroits – guère été transformée par la main humaine[2]. C’est donc le thème du retour à la nature – on est donc bien loin de Blow Up, du Swinging London mais aussi des assemblées générales universitaires pseudo-révolutionnaires ou du travail des promoteurs immobiliers – qui est ici abordé et Daria et Mark ne manquent de traverser, de courir et de jouer à travers ce majestueux cadre naturel[3]. Leur rencontre s’insère donc dans un cadre hors du temps et il semble bien qu’il s’agisse là de l’un de ces moments enchanteurs qu’il faut savoir saisir pour en tirer toute potentiel merveilleux avant qu’il ne cesse[4].

 

Mark et Daria

 

Aussi débouchera-t-il sur une relation sexuelle. Dès le départ, il est évident que leur rencontre ne pouvait faire l’économie de cela. Cela d’ailleurs oblige Michelangelo Antonioni à réintroduire un peu de sécularité dans la relation entre Daria et Mark. En effet, 1970, c’est aux Etats-Unis – et, plus largement, dans tout l’Occident – le faîte de la libération sexuelle. Pourtant, le réalisateur ne s’attarde guère sur ce point[5] et il lui permet juste de donner un côté naturel extrêmement bien mis en scène à la relation entre ses deux héros qui, immédiatement, passe par un intense dialogue corporel – même si l’acte sexuel proprement dit n’interviendra pas immédiatement – qui se superpose à la conversation – sans guère d’intérêt d’ailleurs[6] – qu’entretiennent Mark et Daria. En fait, leur relation semble se dérouler dans une sorte d’ailleurs dans lequel temps et espace ont fusionné[7] qui est à la fois infini et éternel. Cela permet à Michelangelo Antonioni de filmer cette scène sublime qui – à mon sens – fait de Zabriskie Point un chef d’oeuvre. Quand, enfin, intervient la relation sexuelle entre Daria et Mark, celle-ci est à la fois si évidente et a été si subtilement (et, je le répète, naturellement) préparée – grâce donc à ce jeu des corps et cette perte des repères (qui, depuis longtemps, ont fait oublier le contenu politique du film) dans le cadre majestueux de Death Valley – que Michelangelo Antonioni peut nous faire croire à un moment d’éternité d’où l’apparition de ces très nombreux couples – ou trios – qui font également l’amour sur ce sable terreux de Zabriskie Point. Cette séquence aurait pu paraître ridicule ou grandiloquente[8] mais je la trouve absolument superbe et cette « partouze tellurique » mérite, pour moi, de figurer au panthéon du cinéma.

 

« 

La partouze tellurique »

 

Mais après ce fragment d’éternité – qui, donc, suffit amplement sur le plan artistique –, que peut-il arriver ? Malheureusement, plus grand-chose si ce n’est un retour à la temporalité et c’est là que Zabriskie Point, finalement assez optimiste sur les relations amoureuses, ne trouve pas véritablement d’issue et qu’un véritable happy end lui est interdit[9]. Il était ainsi impossible de nous préciser – ou même de nous suggérer – que Mark et Daria vécurent ensemble, longtemps et eurent (ou non) beaucoup d’enfants. Au contraire, les deux héros sont condamnés à rapidement se quitter et à reprendre le cours de leurs aventures. Celles de Mark seront extrêmement courtes puisqu’il ne tardera pas à rencontrer la mort. Quant à Daria, si les événements qu’elle vient de vivre semblent devoir orienter la suite de son existence dans un sens différent, on ne saura, en définitive, rien de ce qui lui arrive vraiment. En fait, le charme de leur relation vient donc du fait qu’elle s’ancre dans un instant – et un point (quasiment au sens mathématique du terme) d’où le nom, particulièrement bien choisi de l’œuvre d’Antonioni – bien précis. Et, au-delà de celui-ci qui, donc, n’appartient à aucune époque, il n’y a rien ou si peu. Dès lors, s’agit-il donc d’une vraie rencontre amoureuse ? Personnellement, je préfère le croire et penser que Mark restera pour Daria son « grand amour perdu »[10]. Mais l’on ne peut rien véritablement conclure de Zabriskie Point si ce n’est que Michelangelo Antonioni met en scène – avec grâce et génie – ce fantasme du moment. Mais pour envisager comment celui-ci organise son rapport avec le temps qui passe, je préfère me tourner vers un autre chef d’oeuvre – à mon sens, le film le plus important de ces vingt ou trente dernières années – c’est-à-dire le 2046 (2004) de Wong Kar Wai dans lequel le héros,  Chow Mo Wan (Tony Leung) semble vivre dans le souvenir d’un moment amoureux perdu avec une femme, Su Li Zhen (Maggie Cheung)[11]. Cela constituera le volet central de cette série.

 

Chow Mo Wan (Tony Leung) dans 2046

 

Ran

Vers 2046

 


[1] Celui-ci est, après l’Alaska, le plus grand des parcs naturels américains et est situé en Californie (essentiellement) et dans le Nevada.

[2] On l’a dit, l’une des différences principales entre les Etats-Unis et l’Europe tient dans le rapport à l’espace et à la nature. Bien que les Etats-Unis soient à la pointe de la civilisation occidentale (il s’agit là d’une simple constatation et non d’un jugement de valeur) et le plus gros pollueur de la planète, ce pays entretient encore un rapport (ce qui n’est pas sans orienter leur politique puisque leur espace doit demeurer inviolable) primitif à la nature depuis bien longtemps oublié des Européens.

[3] Peu de temps après, un autre réalisateur important, Terence Malick, – alors au tout début de sa carrière – reprendra cette idée. En effet, dans La ballade sauvage (1974), la rencontre entre Kit Carruthers (Martin Sheen) et Holly Sargis (Sissy Spacek) – marquée par le jeu et qui rappelle aussi celle entre Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) et Marianne (Anna Karina) dans Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965) – se déroule largement dans un cadre naturel intemporel. Il est à noter que le titre original du film, Badlands, évoque ces terres américaines impropres à la culture. Or les terres de la Death Valley appartiennent à ces badlands.

[4] Que l’on songe à ce qu’écrit Charles Baudelaire dans ce célèbre extrait de L’horloge (in Les fleurs du mal) :

« Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

Qu’il ne faut pas lâcher sans extraire l’or ! »

[5] Il n’a pas – à ce moment du film (le plus important) – l’intention de tenir un quelconque discours politique.

[6] Et de cela tant le réalisateur que ses héros et les spectateurs sont immédiatement conscients. Cette conversation est (presque) inutile. La communication entre Mark et Daria passe, avant tout, par le corps ou plus exactement, par des sensations, car le cadre joue un rôle décisif dans leur relation.

[7] On retrouvera bien sûr cette idée dans 2046.

[8] Certains sont d’ailleurs libres de le penser.

[9] On en est même loin puisque Mark ne tardera pas à être tué par la police lors de son arrestation. Néanmoins, la séquence finale lors de laquelle Daria rêve de voir la maison de son patron être détruite n’est nullement dénuée de poésie.

[10] Pour reprendre, comme souvent, l’expression utilisée par Gay Keane (Anne Todd), l’épouse de Anthony Keane (Gregory Peck) à propos de ce que pourrait être Anna Paradine (Alida Valli) pour son mari – si elle venait à être condamnée à mort – dans Le procès Paradine (Alfred Hitchcock, 1947).

[11] Ce moment est, bien sûr, raconté dans In the mood for love (Wong Kar Wai, 2000).

 

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B
J'ai donné une interprétation à cet acte sexuel en plein désert et au mouvement que dessine le film. Je ne l'ai pas lu ailleurs et ne sais pas si cela vaut quoi que ce soit. On trouve habituellement la métaphore de l'Eden dans les critiques, du paradis perdu... Il me semble que c'est un acte désespéré : vouloir ensemencer le désert (dans la Vallée de la mort) et retourner à une sorte de point zéro de la civilisation (après l'échec constaté dans les années 1970 par Antonioni de notre propre civilisation ; ne voit-il pas l'avenir de l'homme à LA ?)...<br /> <br /> Il me semble aussi que de nombreuses similitudes apparaissent entre ce film et l'essai critique de Mike Davis. Nous disons encore celles qui apparaissent entre ce film et Paris, Texas (là peut-être cette remarque serait-elle mieux placée dans la première partie de ton article). Et encore à propos de la société de consommation et même de l'histoire de l'art. <br /> <br /> Enfin, bref, j'ai été grandement étonné de voir autant de choses dans Zabriskie Point dont je ne connaissais pourtant rien avant de le voir récemment dans un ciné-club.
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