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Fantasmes et amours perdus : 2046, le fantasme du temps (1)

17 Novembre 2009 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Fantasmes et amours perdus

Après Zabriskie Point, je m’intéresse à 2046 qui présente l’histoire d’un homme, Chow Mo Wan, pour qui le temps – et donc la possibilité d’une nouvelle relation amoureuse – semble s’être arrêté depuis sa rencontre avec Su Li Zhen racontée dans le film précédent de Wong Kar Wai, In the mood for love.

 

Fantasmes et amours perdus

 

I - Zabriskie Point : le fantasme du moment (1) et (2)

 

II - 2046 : le fantasme du temps

 

c) Su Li Zhen[1] : « J’ai dans les bottes des montagnes de questions où subsiste encore ton écho »[2]

 

Wong Kar Wai (né en 1958)

 

Parler de 2046 (Wong Kar Wai, 2004) impose de se situer ce film par rapport à son prédécesseur immédiat dans la carrière de Wong Kar Wai, In the mood for love (2000). Non pas que ma volonté soit ici d’écrire un texte sur cette œuvre certes importante – et parfaitement hypnotique du point de vue visuel – mais toutefois très inférieure à 2046 qui constitue sans aucun doute l’absolu chef d’oeuvre de son auteur[3] et, à mon sens, le film le plus important de tout le cinéma contemporain. De même n’ai-je pas choisi In the mood for love mais Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970)[4] pour illustrer ce que j’ai appelé le « fantasme du moment ». Il me faut néanmoins, dans ce propos liminaire, me positionner par rapport à cette question d’importance : 2046 est-il ou non la suite d’In the mood for love ? La position – classique – que j’adopterai est la suivante : 2046 ne constitue pas la suite d’In the mood for love en ce sens que ce film narrait l’aventure amoureuse de Chow Mo Wan (Tony Leung) et de Su Li Zhen (Maggie Cheung) et que ces deux personnages occupaient une importance égale dans l’histoire. Or, 2046 se contente de revenir sur le personnage de Chow Mo Wan (après ses aventures d’In the mood for love), seul héros du film, et est donc construit dans une optique radicalement différente. Néanmoins, il est pour moi évident que ce personnage est bien le même que celui d’In the mood for love et surtout que son comportement est dicté par la relation amoureuse qu’il a connue dans ce premier film. Pourtant, le personnage semble avoir radicalement changé entre les deux films. Autant il apparaissait timide et effacé dans In the mood for love étant même – tout comme Su Li Zhen – écrasé par les conventions sociales dominantes du Hong Kong du début des années 1960, autant il est devenu un viveur – « le roi du flirt » comme il se définit lui-même – hantant les nuits de la ville et se moquant désormais complètement des règles de la morale collective. Mais il est habité par une sorte de tristesse permanente et, il ne s’en cache d’ailleurs pas, le souvenir – qui serait perpétuellement « baigné de larmes »[5] – de Su Li Zhen ne cesse de l’obséder. Ainsi, a-t-il connu un grand amour dont il a – plus ou moins – décidé de ne pas se remettre. Pour expliciter ce que me semble être son comportement, je cite cet extrait du Conte crépusculaire de Stefan Zweig[6] :

 

« La pensée de ces heures troublantes s’est souvent emparée de lui avec une telle violence que sa vie ultérieure ne lui est apparue que comme un rêve, une illusion, comparée à la réalité du souvenir. Il est un de ces hommes qui ne peuvent plus trouver d’attrait à l’amour ni aux femmes ; lui qui à une heure de sa vie avait réuni si parfaitement ces deux sentiments, aimer et être aimé, aucun désir ne l’a plus jamais poussé à rechercher ce qui était si précocement tombé dans ses mains tremblantes (…). »

 

Chow Mo Wan (Tony Leung) et Su Li Zhen

dans In the mood for love

 

Entre cette description des sentiments d’un homme obsédé par le souvenir d’un amour perdu[7] et ceux de Chow Mo Wan, il existe toutefois une différence : dans 2046, Chow Mo Wan ne semble cesser de s’interroger sur la réalité de l’amour que lui portait Su Li Zhen comme le montrent les réflexions de son double dans la sublime séquence située dans 2046. Par contre, il ne fait aucun doute qu’il a aimé Su Li Zhen et il s’agit du secret qu’il cherche, à différentes reprises, à confier : « j’ai aimé…autrefois ». Tous ces mots ont ici leur importance. Le « j’ai aimé » montre l’importance du sentiment dans l’esprit du personnage qui distingue, de facto, sa relation avec Su Li Zhen de celles qu’il a connues avant[8] et après (donc, dans 2046) alors que le « autrefois » souligne à quel point Chow Mo Wan est figé dans le passé. Son « j’ai aimé…autrefois » peut donc s’entendre comme un « je ne peux aimer…aujourd’hui ». Il y avait ainsi – du moins Chow Mo Wan le ressent-il comme tel – quelque chose de différent dans sa relation avec Su Li Zhen et peut-être s’agit-il de cet instinct de ressemblance que Raymond Radiguet définit ainsi dans Le diable au corps :

 

« Il faut admettre que si le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, c’est que celle-ci est moins raisonnable que notre cœur. Sans doute sommes-nous tous des Narcisse, aimant et détestant leur image, mais à qui toute autre est indifférente. C’est cet instinct de ressemblance qui nous mène dans la vie, nous criant « halte ! » devant un paysage, une femme, un poème. Nous pouvons en admirer d’autres sans ressentir ce choc[9]. L’instinct de ressemblance est la seule ligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans la société, seuls les esprits grossiers sembleront ne point pêcher contre la morale, poursuivant toujours le même type. Ainsi certains hommes s’acharnent sur les « blondes », ignorant que souvent les ressemblances les plus profondes sont les plus secrètes. »

 

 

Chow Mo Wan dans 2046

 

Il est en tout cas évident que depuis sa rencontre avec Su Li Zhen – dont l’écho[10] ne cesse de subsister dans son esprit –, Chow Mo Wan s’est bien reconnu comme un de ces « Narcisse » qui, désormais, déteste sa propre image mais ne saurait plus jamais l’oublier. Aussi connaîtra-t-il, dans 2046, trois curieuses relations amoureuses[11] à chaque fois marquée par l’incomplétude et le souvenir de ce qui a été – et aurait pu être – avec Su Li Zhen. Ainsi, avec Bai Ling (Zhang Ziyi), il n’arrivera pas à dépasser le cadre d’une relation strictement sexuelle. Avec Wang Jin Wen (Faye Wong), au contraire, il ne connaîtra pas ce moment ce que, à l’évidence, il regrettera mais il n’aura pas, non plus, cherché de toutes ses forces à l’obtenir. Quant à l’autre Su Li Zhen (Gong Li), première femme rencontrée après la première Su Li Zhen – mais dernière aventure mise en scène dans le film – leur relation ne connaîtra pas d’accomplissement car et l’un et l’autre restent prisonniers de leur passé[12]. Je reviendrai, dans la suite de cette série, sur chacune de ces relations avant de m’intéresser sur ce curieux moment du passage en (ou dans) 2046. Il est fondamental en ce que, dans 2046, le temps et, d’une certaine manière, l’espace semblent s’être figés. En effet, le personnage de Chow Mo Wan est, en quelque sorte, étranger à sa propre vie, voire même – si l’on veut l’interpréter ainsi – déjà mort. Pourtant, le film croule sous les indicateurs spatiaux et temporels. Le rythme – répétitif – du temps ne cesse d’être indiqué, plusieurs séquences se déroulant notamment durant les réveillons de Noël, et des références sont régulièrement faites aux événements politiques qui agitent le Hong Kong des années 1960. De plus, le film se déroule entre Hong Kong (pour l’essentiel) et Singapour alors que d’autres espaces (le Japon, Macao, Shangaï) sont souvent mentionnés. De plus, 2046, c’est à la fois un lieu (une chambre d’hôtel comme dans In the mood for love) et une année. Pourtant, pour le héros, il ne semble – depuis sa rencontre avec Su Li Zhen – pouvoir n’y avoir ni ailleurs, ni après si ce n’est cet espace/temps imaginaire qu’il va créer de toutes pièces pour y développer ses fantasmes – et que Wong Kar Wai va mettre en scène avec génie – brisés. Ce rapport complexe au temps et à l’espace n’est pas le moindre des paradoxes de ce film sublime qu’est 2046.

 

Le souvenir de Su Li Zhen dans 2046

 

Ran

Vers Bai Ling

2046 (2004), de Wong Kar Wai


[1] Dans In the mood for love, Le personnage joué par Maggie Cheung se nomme en fait Madame Chan. Dans 2046, Chow Mo Wan s’en souvient sous le nom de Su Li Zhen – qui est en fait le nom d’un personnage (également joué par Maggie Cheung) de Nos années sauvages (Wong Kar Wai, 1990). Si Wong Kar Wai entretient volontairement la confusion entre ses différents films, j’appelerai toujours (dans mes différents textes sur 2046), par souci de clarté, Su Li Zhen le personnage de Maggie Cheung, que je me réfère à In the mood for love ou à 2046. Par ailleurs, dans la suite de ce texte, je reviens sur ce qui est, pour moi, la relation entre ces deux films.

[2] Alain Bashung in La nuit, je mens (extrait de l’album Fantaisie militaire).

[3] Les conditions extrêmement difficiles de son « accouchement » montrent bien à quel point 2046 tenait à cœur à Wong Kar Wai.

[4] Voir les deux textes précédents de cette série.

[5] Comme il est écrit sur un carton au début du film.

[6] Dont j’ai déjà eu l’occasion d’écrire – dans la critique du très médiocre Ils mourront tous sauf moi (Valeria Gaï Germanika, 2008) – qu’il m’apparaissait comme le meilleur peintre des sentiments humains.

[7] En fait, dans la nouvelle de Stefan Zweig, il s’agit de deux femmes différentes que le héros a, un temps, confondues.

[8] Rappelons que dans In the mood for love, le personnage de Chow Mo Wan est marié avant de connaître Su Li Zhen.

[9] Dois-je l’avouer, j’ai ressenti ce choc en voyant 2046. Ce fut pour moi – même si j’ai admiré bien d’autres films – le seul de la décennie.

[10] La première Su Li Zhen apparaît ainsi dans deux plans – qui étaient d’ailleurs absents du premier montage présenté au festival de Cannes en 2004 – de 2046 et semble être une sorte de fantôme.

[11] Si l’on oublie celle – à peine évoquée – avec Mimi/Loulou (Carina Lau) dont le personnage me semble plus constituer un contrepoint de celui de Chow Mo Wan.

[12] Celui de l’autre Su Li Zhen – symbolisé par sa main gantée – nous restant d’ailleurs inconnu.

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M
Merci de ce voyage en profondeur dans le film de Wong Kar Wai. Je l'ai revu hier et je le trouve toujours fascinant. Merci pour les clés de lecture.<br /> Il me semble dommage toutefois de reléguer le personnage de Carina Lau aux notes de bas de page. Il n'est certes pas central mais tout de même récurrent et qu'au premier abord il semble un peu clocher dans le film. Mais à la lecture de ton billet le voilà éclairé d'une nouvelle lumière.<br /> Trois choses ont retenu mon attention à ce propos : <br /> - première séquence, Chow Mo Wan croise Loulou et lui rappelle qu'ils se sont connus autrefois à Singapour, qu'elle lui disait qu'il ressemblait à son ancien amour &gt; ici s'esquisse en miroir la problématique du double/substitut mise en évidence dans la relation Chow Mo Wan / Su Li Zhen<br /> - dans cette même séquence, ou à la fin du film je ne sais plus très bien, Chow Mo Wan ou le narrateur explique qu'il s'est cotisé avec des amis pour payer le billet de Lulu lui permettant de rentrer de Singapour à Hong Kong &gt; ici l'effet de miroir vise Bai Ling à qui Chow Mo Wan choisit de payer le billet Hong Kong - Singapour avec l'aide financière de ses amis<br /> - la dernière séquence mettant en scène Lulu la montre au milieu d'un esclandre que lui fait une autre femme du dancing en l'accusant d'être possessive, d'être maladivement jalouse.&gt; nouveau miroir de Bai Ling qui n'accepte pas la liberté affichée par Chow Mo Wan<br /> Ma conclusion c'est que Lulu est le miroir de Bai Ling, voire la préfiguration (funeste car elle meurt dramatiquement) de l'avenir de Bai Ling. Elle aussi a été marqué par un amour impossible, son amour pour Chow Mo Wan, et jamais elle ne pourra vivre d'autre amour car elle se perdra à son tour dans les méandres de 2046, à la recherche d'un substitut. Elle sera vouée à rechercher dans ses amants la figure de son amour perdu, elle fera sans doute ce trajet retour à Hong Kong et connaîtra une fin tragique parce qu'elle n'aura pas su quitter le train des souvenirs douloureux.
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A
Oui, ce personnage fait écho à certains des autres personnages féminins de 2046. Il introduit donc de subtils reflets dans le jeu de miroirs du film. Par contre, il n'est pas vraiment lié au héros qui se contente de l'observer et de commenter son action sans directement rentrer en contact avec. Il faut donc pour le réintroduire complètement analyser le film à une autre lueur que celle que j'avais choisie qui était celle de son centre naturel, Chow Mo-Wan. Mais 2046 offrant bien des pistes, il se prête à de multiples approches.
N
Et merci pour cet approfondissement du personnage de Mimi !
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