The Social Network par Ran
Par sa mise en scène, le biopic de Mark Zuckerberg est un film d’une incontestable efficacité. Mais trop absorbé – ce qui était sans doute inévitable – par l’objet créé par le fondateur de Facebook, il échoue partiellement dans sa tentative de représentation de la trajectoire d’un homme de pouvoir.
Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg)
D’un point de vue formel, c’est une véritable énergie, une certaine puissance même, qui nous est proposée dans The Social Network. Toute la palette des effets s’y déploie : montage violent, rythme effréné (avec notamment ces dialogues déballés à toute vitesse), ellipses brutales et surtout structure scénaristique relativement complexe autour de deux procès faits au héros (Jesse Eisenberg) dans lesquels s’intercalent de nombreux flashbacks – qui forment la grande majorité du film – parfaitement dominée par le metteur en scène. Bref, le film affiche une réelle virtuosité dans le spectaculaire qui n’appelle certes point aux comparaisons les plus flatteuses (Orson Welles ; Stanley Kubrick) mais qui démontre, si besoin en était, l’évidente supériorité de David Fincher – réalisateur déjà séduisant de, entre autres, Alien3 (1992), Seven (1995), Fight Club (1999) ou Zodiac (2007) – à l’heure actuelle, sur, par exemple, Christopher Nolan pour citer un cinéaste contemporain qui joue, à Hollywood, dans la même catégorie. Surtout cela fait de The Social Network un film extrêmement efficace qui se laisse suivre sans déplaisir aucun, voire, en certains instants, avec une certaine jouissance. On ne peut donc que recommander sa vision tant ces deux heures sont agréables à passer.
Tout ceci est dit et se devait de l’être mais ne suffit pourtant pas à faire de The Social Network un chef d’œuvre, ni même un grand film. Pourquoi ? Car, il souffre, à mon sens, d’un défaut majeur : celui d’être dépassé par son objet qui donne, d’ailleurs, son titre au film. Reprenons : l’opus de David Fincher narre la success-story de Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook qui aurait pour se faire voler l’idée de trois étudiants d’Harvard – les jumeaux Cameron et Tyler Wincklevoss (Armie Hammer) et Divya Narendra (Max Minghella) –, trahi son seul ami, Eduardo Saverin (Andrew Garfield), étant au passage, avant peut-être de le reléguer également aux oubliettes de l’histoire, « victime » d’un gourou, Sean Parker (Justin Timberlake), presque aussi génial que lui. Etant donné l’ampleur de l’empire Facebook qui – comme cela nous sera rappelé à la fin du film – compte aujourd’hui 500 millions de membres et aura fait de son fondateur le plus jeune milliardaire de l’histoire, c’est donc avant tout l’histoire d’un homme de pouvoir qui nous est contée. Et les idées qui s’y déploient – le vol et la trahison donc mais aussi le fait que le héros ne semble pas vraiment savoir lui-même ce qu’il souhaite (faire la fête, être aimé des femmes, avoir de l’argent, jouir d’une grande reconnaissance,…) et où tout cela va l’emmener – vont toutes dans ce sens. Aussi ne manque-t-on pas de penser à Citizen Kane (1941) d’Orson Welles ou à la saga des Parrain (1972, 1974 et 1990) de Francis Ford Coppola, films qui, eux aussi, racontaient le destin d’hommes, se hissant au sommet et qui n’y trouvaient qu’une infinie et insondable solitude.
Mark Zuckerberg et Sean Parker (Justin Timberlake)
Mais dans le cas de The Social Network, le personnage de Mark Zuckerberg est caractérisé, dès le départ, par un rapport malaisé aux autres possédant une extrême intelligence des choses mais pas du tout celles des hommes[1]. C’est là le piège dans lequel se sont enfermés le réalisateur et son scénariste (Aaron Sorkin). On en détecte assez aisément la source, quand bien même on sent qu’ils en furent conscients et auraient souhaité l’éviter, mais voulant faire un film sur Mark Zuckerberg, ils n’ont pu s’empêcher au passage de parler également du monstre qu’il avait créé. En effet, Facebook est un objet trop contemporain et trop signifiant, et ce bien qu’il soit tout virtuel. Aussi le film ne peut-il manquer d’être polémique ou, plus exactement, politique. Non que The Social Network soit véritablement une charge virulente contre Facebook – même si l’on comprend vite que les auteurs n’ont guère de sympathie pour l’immense réseau social – mais la personnalité de Mark Zuckerberg entre toujours en résonance avec ce qu’il a créé. Cela a un avantage, lié à une mise en abyme sinon troublante du moins intéressante, puisque il importe fort peu que ce biopic, appuyé comme il se doit sur des faits réels, dise le vrai sur son héros et ce qui nous est présenté sur celui-ci n’a finalement guère plus de consistance que la page Facebook d’un utilisateur lambda du site.
Mais tout ceci comporte surtout une multitude d’inconvénients, pour certains très dommageables. Ainsi le fondateur du plus vaste réseau social du monde, petit génie de l’informatique, figure-t-il un asocial complet (et, dans le genre, Jesse Eisenberg offre une excellente composition offrant un visage qui ne laisse jamais comprendre ses réelles motivations), rejeté par les femmes – et notamment Erika Albright (Rooney Mara) qui le quitte au tout début du film, sera son grand amour perdu et déclenchera sa folle aventure –, exclu par avance de tous les clubs prestigieux de l’Université de Harvard et qui, donc, perd au passage son seul ami. Et voilà la faille béante dans laquelle s’est engouffré The Social Network. Car le grand (et beau) mot est lâché, ami, celui qui, souple et plastique, était resté jusqu’à Facebook, presque impossible à définir – à l’inverse de l’amour et plus encore de la famille – et que le réseau social géant de Mark Zuckerberg aura sali, perverti même en le vidant de son insaisissable substance et en l’enserrant dans un corset, fût-il le plus vaste qui soit[2]. Faire un film sur Mark Zuckerberg contraignait sans doute à interroger Facebook et les auteurs ont sans doute cru bon – mais pour quelle meilleure solution auraient-ils bien pu opter à partir du moment où Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook donc, était le héros de leur film ? On se pose la question sans, à dire vrai, trouver de réponse quelque peu satisfaisante – pour que The Social Network fasse sens que leur personnage détruise sa seule véritable amitié pour fonder une communauté de millions d’amis virtuels qui n’est, en fait, qu’une gigantesque entreprise. Mais, serait-on tenté de leur demander, si l’on a bien compris, d’une part, que l’amitié sur Facebook perdait de son sens (ce avec quoi l’on est ici parfaitement en accord) et que, d’autre part, le film repose sur l’idée que Mark Zuckerberg est incapable d’avoir une relation d’amitié « normale », qu’est-ce justement que la norme en matière d’amitié ? Question (heureusement) insoluble mais dans lequel le film se perd – à tout le moins partiellement.
Entendons-nous bien, que la thèse d’un Mark Zuckerberg asocial et à demi-salaud (et seulement partiellement conscient de l’être) soit vraie ou fausse n’est d’aucune importance, a priori, mais en faire la prémisse du film le condamne à double titre. Tout d’abord, l’objet Facebook[3] n’est aucunement réduit au rang de macguffin hitchcockien – dont on connaît la redoutable efficacité – et devient le sujet même du film au même rang que la solitude de l’homme de pouvoir. Sans doute traiter de deux thèmes aussi lourds au sein d’un même film – sans jamais vraiment choisir – était-il un défi trop important. En outre et de manière connexe, ces deux thèmes sont sans doute antithétiques car, seul ou presque dès le départ, le personnage de Mark Zuckerberg n’évolue guère (si ce n’est lors de son quasi-envoûtement par Sean Parker) tout au long des deux heures de The Social Network. Aussi son histoire déçoit-t-elle quelque peu sur le fond. Reste la mise en scène, elle est, on l’a dit, de fort belle facture. Notons bien, pour finir, qu’elle n’est en rien de l’esbroufe et qu’elle sert probablement au mieux un sujet qu’il était loisible mais sans doute impossible de véritablement traiter.
Mark Zuckerberg
Ran
Note de Ran : 3
[1] Ainsi s’expriment Guy Carcassonne et Olivier Duhamel à propos de Valéry Giscard d’Estaing dans leur Histoire de la Ve République, 1958-2009 (Paris, Dalloz, 2004 ; page 222). L’évocation du nom du troisième président de la Ve République dans le cadre d’un texte consacré à The Social Network ne peut qu’amener à conseiller de voir (ou de revoir) l’extraordinaire documentaire de Raymond Depardon, 1974, Une Partie de campagne (1974), qui offre une saisissante représentation de la solitude qui guette l’homme de pouvoir.
[2] Au surplus, Facebook permet à chacun d’afficher en toute indécence une vie sans intérêt. Ce passage, bien sûr, n’engage que moi. Mais si je me réjouis de la mort de Dieu, je ne peux que déplorer d’assister, impuissant, à l’agonie du Surhumain nietzschéen, Facebook ayant offert une arme de premier choix pour l’occire.
[3] Ainsi verra-t-on un Mark Zuckerberg toujours pendu à son ordinateur et souvent (comme tous les autres programmateurs de Facebook) en train de « bouffer du code » – selon l’expression employée par Sean Parker dans le film – ce qui interdit toute relation sociale. Dans ces séquences, nombreuses, on comprend bien que Facebook accapare le héros (ce qui ce conçoit) mais aussi le film (ce que l’on regrette).
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