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Les sentiers de la gloire

8 Septembre 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Critiques de films anciens

Les Sentiers de la gloire, premier grand chef d’œuvre de Stanley Kubrick ? Quelques petits défauts m’empêchent de lui accorder ce label. Mais il ne s’agit pas moins d’une œuvre très importante dans la carrière de son auteur et d’un très grand film en lui-même. 

 

  Spécial Stanley Kubrick

Affiche Sentiers de la gloire

Affiche des Sentiers de la gloire

(Stanley Kubrick, 1957) 

 

Les Sentiers de la gloire (1957), voilà bien un titre qui convient remarquablement à la position que Stanley Kubrick acquiert alors dans le cinéma mondial. Avec ce film, notre auteur est effectivement en marche vers la gloire et s’insert un peu plus parmi les grands du cinéma mondial. Il s’agit seulement de son quatrième film (et du deuxième de ses quatre films de guerre après Fear and Desire en 1953 et avant Docteur Folamour en 1964 et Full Metal Jacket en 1987), coécrit – comme L’Ultime Razzia (1956) – avec Jim Thompson, auteur célèbre de romans noirs, et inspiré du livre éponyme – même si de nombreuses modifications ont été faites – d’Humphrey Cobb. Divisé en deux parties bien distinctes – comme souvent chez Kubrick – il narre d’abord l’histoire de l’échec de l’attaque de la côte 110, une position stratégique tenue par l’armée allemande et impossible à prendre, par le 701e Régiment d’Infanterie de l’armée française commandé par le colonel Dax (Kirk Douglas) et sur ordre du général Mireau (George Macready) puis le procès et l’exécution de trois soldats, Paris (Ralph Meeker), Arnaud (Joe Turkel) et Férol (Timothy Carey), injustement condamnés pour « manque de combativité face à l’ennemi » et pour l’exemple par la volonté de Mireau alors qu’ils sont défendus par Dax.

En France (et en Belgique), le film est tout d’abord resté célèbre à cause des controverses qu’il suscita au point de ne sortir dans notre pays qu’en 1975. Bien qu’on entende La Marseillaise dans le générique et que l’œuvre de Kubrick soit tout sauf à la gloire de l’armée française de la Première Guerre mondiale, il est tout-à-fait évident que celle-ci n’est aucunement francophobe et ne condamne pas la seule armée française mais bien toute l’absurdité d’une logique militaire et hiérarchique, la partie ne faisant ici que désigner le tout. Il n’empêche que de multiples incidents se produisirent lors de la sortie en Belgique début 1958 jusqu’à la décision (sous pression française) de le retirer de l’écran (ce qui provoqua un scandale) et de ne pas le sortir en France, le film n’étant même pas présenté devant la commission de censure[1]. Cela confirme en tout cas la justesse de la thèse défendue par son auteur et participe de la légende qui entoure Les Sentiers de la gloire.

 

Le colonel Dax

Le colonel Dax (Kirk Douglas) traversant les tranchées

 

Mais, au-delà de la plaisante anecdote, l’important, bien sûr, n’est pas là car Les Sentiers de la gloire est avant tout un très grand film qui confirme la montée en puissance de Stanley Kubrick. On retiendra notamment le grand spectacle offert par la première partie avec ces superbes séquences propres au film de guerre avec, tout d’abord, le repérage – qui instaure un grand suspense – des positions ennemies faite par une patrouille de nuit puis, surtout, l’extraordinaire scène de l’attaque-suicide contre la côte 110 lors de laquelle, dans un déluge d’explosions, Kubrick alterne remarquablement plans larges et plans plus serrés durant lesquels l’on suit essentiellement un Dax qui, menant l’assaut, est d’abord debout puis de plus en plus courbé jusqu’à marcher à quatre pattes et enfin ramper tel un serpent ou un ver, manière relativement explicite mais plus qu’élégante de signifier que l’Homme se transforme en animal lors d’opérations guerrières. D’autres idées esthétiques importantes de Kubrick se formalisent lors de ce film. On y découvre ainsi son goût de la symétrie et du monumental dans les scènes situés devant le château qui sert de quartier général aux généraux (on le voit dès le début du film) puis lors de l’exécution des trois soldats avec les trois poteaux qui, inexorablement, se rapprochent. Le plus marquant reste, bien entendu, l’utilisation des travellings notamment ceux arrières lorsqu’il s’agit de suivre Mireau puis Dax dans les tranchées et Kubrick ne manquera pas tout au long de sa carrière de reprendre ce magnifique effet. L’utilisation du son est également intéressante. Lors de la patrouille de nuit, Kubrick utilise une musique très rythmique et organique[2] et le bruit des bombardements viendra ultérieurement la rappeler. A l’inverse, pour figurer une sorte de pseudo-civilisation qui se cache derrière des goûts raffinés pour dissimuler son inhumanité, le réalisateur fait entendre une valse[3] – la musique la plus mélodique qui puisse être – lors d’une réception donnée par le général Broulard (Adolphe Menjou) et joue de l’« indiscontinuité » du son[4]. Surtout, il introduit le thème du langage et de la nécessité d’avoir la maîtrise de la parole (et de ses codes et règles), à travers les difficiles communications dans les tranchées mais surtout lors du Conseil de guerre lors duquel les trois accusés, malgré les efforts désespérés de Dax, n’ont aucune chance d’échapper à la peine capitale.

Il faut encore revenir sur la dernière séquence tant celle-ci est particulière dans la carrière de Kubrick. Alors que Dax rejoint ses hommes, ceux-ci sont dans une sorte de bar dans lequel on leur annonce la présentation de « la dernière conquête sur l’ennemi ». Il s’agit d’une jeune allemande (Christiane Kubrick ; la femme du réalisateur). Celle-ci commence à chanter sous les railleries et les insultes des soldats mais, peu à peu, ceux-ci – et le spectateur avec – se laissent gagner par l’émotion et l’écoutent en fredonnant, le regard parfois gagné par les larmes, le même air qu’elle. Cela offre une magnifique conclusion au film d’autant que Kubrick trouve le juste dosage pour que le pathos ne l’emporte pas sur l’émotion liée au tragique de la guerre. Pourtant, il semblera, dans la suite de son œuvre, que l’auteur cherchera comme à annuler cette scène en offrant très souvent des finals beaucoup plus triviaux où le sentiment cède la place à des références sexuelles souvent très explicites comme dans Docteur Folamour, Orange Mécanique (1971), Full Metal Jacket et bien sûr Eyes Wide Shut (1999) où le mot « baiser » prononcé par Alice Harford (Nicole Kidman) est le mot de la fin de sa carrière choisi Stanley Kubrick.

Alors Les Sentiers de la gloire est-il le premier grand chef d’œuvre de son auteur ? Beaucoup pensent que oui et il s’agit généralement la thèse qui prévaut dans l’analyse de son œuvre mais je vois deux  limites à ce grand film. D’une part, il présente une thèse trop incontestable (en ce sens qu’on ne peut guère qu’être d’accord) – la condamnation de l’arbitraire militaire, de son ordre et peut-être même, in fine, de la peine de mort et de la guerre – exprimée de façon un peu trop didactique et démonstrative (cela est peut-être partiellement lié à la présence de Kirk Douglas en personnage principal largement héroïsé[5] – il n’a guère de failles et les cadrages, souvent en contre-plongée, surlignent ses qualités). Par la suite, Stanley Kubrick sera plus fin dans la manière d’exprimer ses positions et ses idées et celles-ci seront plus ambigües (comme le montre sa réflexion sur la violence qui culmine dans Full Metal Jacket) donc interrogeront plus un spectateur dont la position, fatalement, sera plus inconfortable. D’autre part, le film a un côté manichéen un peu trop développé. Certes, les hommes y sont complexes développant à la fois peur, honneur, courage, lâcheté et violence. Mais le cynisme et l’ambition semblent le seul apanage des hauts-gradés (sauf, bien sûr, de la part du colonel Dax). Dans ce film, il y a donc un peu trop clairement le héros, les bons et les salauds ce qu’on ne peut que regretter. Mais cela, bien sûr, ne suffit pas à gâcher ces Sentiers de la gloire qui, quels que soient les (petits) défauts que l’on puisse lui reprocher, ne peut seulement être réduit à un jalon décisif dans la carrière d’un auteur majeur et reste, pour lui-même, un très grand film.

 

Le peloton dexecution

Le peloton d’exécution

 

Ran

 

Note de Ran : 4

 

Les Sentiers de la gloire (Stanley Kubrick, 1957)

 


[1] Ainsi il n’y eut pas d’interdiction formelle concernant une sortie française du film en 1958 contrairement à ce que l’on lit et entend encore un peu partout.

[2] Kubrick aime aussi utiliser de la musique très organique comme le montre le générique de fin de Full Metal Jacket qui mobilise Paint’It Black des Rolling Stones et sa célèbre montée en puissance à la batterie sur laquelle apparaît le nom du réalisateur…

[3] Dans 2001, L’Odyssée de l’espace (1968), le passage au monde actuel et « civilisé » sera également illustré par Kubrick par l’utilisation d’une valse, Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss.

[4] Michel Chion utilise ce concept d’« indiscontinuité » du son lorsqu’on attend de façon plus ou moins proche une musique diégétique  (il appelle cela « effet X 27 » en hommage au film de Joseph von Sternberg de 1931, Agent X 27, qui fut l’un des premiers à l’utiliser). Cet effet est utilisé par Kubrick dans Les Sentiers de la gloire puisqu’on entend d’abord très bien la valse dans la salle du bal donné par Broulard puis de manière plus lointaine quand celui-ci s’isole dans une pièce avec Dax.

[5] Mais que Kirk Douglas soit là est plutôt positif car il joue parfaitement bien et a largement soutenu le film de Kubrick qui peinait à trouver des distributeurs.

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R
<br /> <br /> Pas grand-chose - et pour cause - à dire sur le parallèle entre Les Sentiers de la gloire et Essential killing si ce n'est que cela rappelle l'une des difficultés de la critique<br /> et l'un des arbitrages que l'on a constamment à faire : si l'on ne juge qu'à l'aune des plus grands chefs-d'oeuvre, presque tous les films perdent de leur intérêt mais il faut aussi les regarder<br /> pour eux-mêmes. Du coup, la notation devient assez alétoire. Le 4 que j'attribue aux Sentiers de la gloire ne se conçoit ainsi que par rapport au reste de l'oeuvre de Stanley Kubrick<br /> (que je connais bien). Face à un réalisateur moins connu, il n'y a pas de bienveillance particulière mais je ne chercherai pas, non plus, à resituer son film dans toute une liste (sauf si ses<br /> références sont par trop appuyées). Bref, c'est compliqué... Et je ne découvre plus grand-chose au cinéma (il est vrai que je n'y vais plus beaucoup), m'irrite très facilement devant tout un tas<br /> de défauts mineurs et préfère, en général, faire de longs articles sur quelques films (en mettant ou pas une note). Mais, bon, ça, on l'avait compris !<br /> <br /> <br /> Sinon, sur la fin, c'est, en effet, assez étonnant. En même temps, il reste toujours quelque chose d'une forme d'humanisme chez Kubrick - j'ai fait quelques développements là-dessus - que l'on<br /> retrouve notamment dans Barry Lyndon ou Eyes Wide Shut et dans le regard qu'il porte sur ses personnages. Cela n'exclut et ne s'oppose même pas une réelle misanthropie. Les deux<br /> sont d'ailleurs au centre de sa réflexion morale sur l'humain. Mais, après Les Sentiers de la gloire, il provoque (d'où l'omniprésence de la trivialité), brouille les pistes et préfère<br /> être taxé - à tort - de cynisme plutôt que de livrer un message par trop démonstratif. De ce point de vue, l'évolution entre Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket est<br /> très intéressante. On doit opposer les deux fins mais aussi les personnages de Dax et de Joker. Et, à mon sens, il y a bien plus d'humanité - et de finesse - chez le second.<br /> <br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Alors voilà, j'ai enchaîné Essential<br /> Killing et les Sentiers de la Gloire (ressorti en copie neuve il y a trois semaines) il y a peu et la description par Kubrick de l'inhumanité des généraux, cachée derrière le<br /> raffinement des soirées et les procès iniques dans de superbes endroits, faisait ressortir la faiblesse du traitement par Skolimowski de l'armée américaine. Et c'est sans doute la vision à la<br /> suite de ses deux films qui a orienté ma note sur le film avec Vincent Gallo (parce que ce que je lis à droite à gauche est concentré - ce qui n'a rien d'anormal - sur le retour à l'état sauvage<br /> d'un homme traqué).<br /> <br /> <br /> Et oui, je te rejoins complétment, Stanley Kubrick cherche<br /> par la suite à annuler la dernière séquence des Sentiers de la Gloire.<br /> <br /> <br /> <br />
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