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Retour sur Fritz Lang : L’abandon des idéaux (4), L'Invraisemblable vérité

26 Novembre 2010 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Autour de Fritz Lang

Dernière période de Fritz Lang aux Etats-Unis. Aux difficultés de toujours –contraintes de la censure ; conflits avec ses équipes et ses producteurs ; relatif manque de reconnaissance – s’ajoutent celles liées à un contexte politique particulièrement lourd. De quoi rendre le vieux metteur en scène amer et… combatif. 

 

Retour sur Fritz Lang

 

7) L’abandon des idéaux (quatrième partie)

 

Sommaire actif :

a.L’Invraisemblable Vérité

b.Conclusion

 

a.L’Invraisemblable Vérité

 

             

« Les films américains étaient réalisés pour dire quelque chose (…). Je voulais faire un film contre la peine de mort, mais le film a été coupé et cette tendance a disparu ».

 

 

Fritz Lang en 1956 à propos de L’Invraisemblable Vérité in Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 134.

 

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Affiche de L’Invraisemblable Vérité (1956)

 

On l’aura compris à partir de la courte citation placée en exergue de cette quatrième partie de ce texte consacré à l’ultime période de la carrière américaine de Fritz Lang ; L’Invraisemblable Vérité (1956), son dernier film réalisé à Hollywood, ne satisfait que partiellement son auteur qui a (encore !) connu des conflits avec ses producteurs et n’a pu lui donner toute la portée politique – ou sociale – qu’il souhaitait. Comparativement à Règlement de comptes (1953), on admettra sans peine que L’Invraisemblable Vérité se situe qualitativement un ton, léger mais net, en deçà de l’immense chef d’œuvre dont il fut précedemment question n’en ayant pas – qu’il s’agisse de la faute de Lang lui-même ou de ses producteurs – l’incroyable densité. La barre était placée si haute que l’on ne s’en étonnera guère et L’Invraisemblable Vérité reste un très grand film, quand bien même il ne fait pas complètement l’unanimité chez les amateurs du cinéaste[1]. Mais cette dernière œuvre américaine – que l’on rattachera au film noir bien qu’il n’en observe que partiellement les canons – possède de bien belles qualités et montre, au surplus, que Fritz Lang, alors que le maccarthysme a pourtant pris fin depuis deux ans, conserve une amertume intacte à l’égard de son pays d’adoption. C’est, en tout cas, une nouvelle leçon de mise en scène rythmée et efficace à laquelle se livre notre metteur en scène. En effet, en quelques quatre-vingt minutes, les rebondissements s’amoncellent de manière quasi-frénétique.

 

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Tom Garrett (Dana Andrews) et Susan Spencer (Joan Fontaine)

 

Résumons ainsi l’intrigue en quelques lignes : Alors qu’un procureur, Roy Thompson (Philip Bourneuf), ayant des ambitions politiques fait en sorte de multiplier les condamnations à mort, le patron d’un journal, Austin Spencer (Sidney Blackmer), souhaite prouver à quel point la peine capitale est indigne. Pour en faire la démonstration, il a l’idée d’un plan qui consiste à faire condamner un innocent en révélant, après le verdict (mais avant l’exécution), les preuves de son absence de culpabilité. Il convainc le romancier à succès et fiancé de sa fille Susan (Joan Fontaine), Tom Garrett (Dana Andrews), d’endosser ce costume alors que la police vient de retrouver le corps de la danseuse Patty Gray et ne dispose d’aucun indice. Les deux hommes fabriquent alors de fausses preuves qui impliquent Tom tandis qu’Austin Spencer conserve les documents à même, le moment venu, de le disculper. Dans cette perspective, Tom est ainsi amené à séduire une collègue de Patty Gray, Dolly Moore (Barbara Nichols), afin d’être arrêté par la police. S’ensuit un procès au cours duquel, après un violent réquisitoire du procureur Thompson, Tom Garrett est évidemment condamné. Mais, alors qu’il s’apprêtait à révéler l’innocence de Tom, Austin Spencer meurt dans un accident de voiture (séquence dont on remarquera l’extrême violence qui s’ajoute au fait qu’elle constitue un climax dans le récit). Susan, qui n’avait pas été mise au courant des machinations de son père et de son fiancé, est convaincue par Tom de son innocence et mène une ardente campagne de presse pour le soutenir. Ce n’est pourtant pas de là que viendra le salut du héros mais de l’apparition de l’exécuteur testamentaire (Carleton Young) de son père qui révèle qu’Austin Spencer, ayant envisagé un décès brutal, avait réalisé des copies des éléments devant disculper Tom. Celui-ci s’apprête donc à être libéré mais, au dernier moment, il se trahit et Susan découvre qu’il a véritablement tué Patty Gray qui était son ancienne femme. Après avoir hésité, étant la seule à connaître la vérité (invraisemblable comme le dit justement le titre français[2]), elle finit par téléphoner au gouverneur (Charles Evans) qui ne signe donc pas l’amnistie de Tom. Il sera executé.

 

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Austin Spencer (Sidney Blackmer) et Tom Garrett

 

Ainsi, au mépris peut-être de la vraisemblance (ce qui n’a, de toute façon, guère d’importance), les retournements de situation se succèdent-ils notamment, dans les derniers instants avec un (traditionnel) happy end par la grâce d’un deus ex machina puis un très étonnant « unhappy end » lorsque Tom lâche par erreur le vrai nom de son ancienne femme ce qui poussera donc Susan à ne pas le sauver, le réalisateur se plaisant visiblement à jouer avec les nerfs de son spectateur. Au-delà de la (très agréable) tension que ce scénario retors (dû à Douglas Morrow), parfaitement mis en scène par Fritz Lang, fait régner en permanence, si cette cascade d’événements ne lasse aucunement, c’est surtout parce que, d’une part, elle sert toujours avec justesse le propos premier – une réflexion sur la peine de mort – qui est d’une grande gravité et que, d’autre part et de manière sous-jacente, un discours – extrêmement critique, donc – sur la société américaine se fait jour. Revenons d’abord sur le premier point. Fritz Lang affirme donc que L’Invraisemblable Vérité se voulait « un film contre la peine de mort » (on retrouve donc l’importance décisive pour le réalisateur de signer des œuvres qui sont de véritables critiques sociales) et que cette dimension aurait disparu suite aux coupes effectuées. Il n’en est rien. En effet, la thèse que voulait exposer Fritz Lang apparaît clairement et si Tom Garrett s’avère finalement coupable, la démonstration faite par le procureur Thompson lors du procès – et qui a convaincu les jurés – n’en est pas moins totalement fausse.

 

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Austin Spencer et Tom Garrett

 

D’ailleurs, au vu des éléments qui ont précédé, le spectateur sait que ce procès n’était qu’une mise en scène. Ainsi le cinéaste renoue-t-il là avec une thématique qui lui est fort chère. On se rappelle bien sûr du procès populaire (et partial) monté par les criminels contre Hans Beckert (Peter Lorre) dans M, Le Maudit (1931). Mais ce film traduisait tout de même, par opposition à cette parodie, une certaine croyance en la justice officielle et la légalité incarnée par l’enquête policière – loin d’être inefficace – du débonnaire commissaire Lohmann (Otto Wernicke). Aussi ce que l’on voit L’Invraisemblable Vérité rappelle plutôt le procès de la deuxième moitié de Furie (1936). Dans ce film, déjà, il n’était qu’une mise en scène dont le spectateur était pleinement conscient car il savait Joe Wilson (Spencer Tracy) vivant. Et par la folie vengeresse de celui-ci, il aboutissait à la condamnation d’innocents (du strict point de vue des faits car tel n’était guère le cas moralement) sur la foi d’images tournées par des caméras. Il est d’ailleurs très intéressant de remarquer que le procès apparaît, pour Fritz Lang, le moment par excellence où l’on peut se livrer à une mise en abyme du cinéma et cela équivaut, semble-t-il, à une remise en cause très directe de cette expression de la justice dont la procédure même ne relèverait que d’une mise en scène et serait donc loin d’amener à l’apparition de Vérité comme tel est pourtant son objectif revendiqué. On notera encore que, dans La Rue rouge (1945), Johnny Prince (Dan Duryea) était executé pour le meurtre de Kitty Marsh (Joan Bennett) dont il n’était pourtant pas coupable alors que dans Le Secret derrière la porte (1948), Mark Lamphere (Michael Redgrave) fantasmait un procès – autour d’un crime qu’il n’avait nullement commis – dont il était à la fois l’accusé et le procureur[3]. C’est dire si, au-delà de la seule dénonciation de la peine de mort, l’idée d’une justice qui fonctionne mal est une obsession langienne qui est donc on ne peut plus clairement mise au jour dans L’Invraisemblable Vérité et ce, dès l’ouverture du film, lorsqu’Austin Spencer fait remarquer à Roy Thompson que l’homme qu’il vient de faire condamner l’a été sur la base de présomptions et non de preuves et que le procureur aurait habilement su retourner le jury. Cependant, le film n’est pas exempt d’ambigüité et ce notamment parce que Tom Garrett, coupable donc, n’échappe finalement pas à la mort et que l’on pourrait y voir une forme de morale donc d’apologie de la peine capitale. En outre, au début, du procès de Tom, le réalisateur place ces mots dans la bouche de Thompson : « N’importe qui peut commettre un meurtre, peu importe sa richesse, son succès ou sa notoriété ». On aura reconnu là une idée qui est pleinement partagée par le réalisateur  au point qu’elle apparaît comme la base même de l’ensemble de son œuvre. Mais ces retournements dialectiques sont au cœur de L’Invraisemblable Vérité et font comme un écho à ces nombreux rebondissements scénaristiques. Certes, le film est ambigu et cela fait sa richesse – si l’on accepte comme point de départ que le réalisateur est vraiment contre la peine de mort[4] – puisqu’il évite ainsi la facilité et le manichéisme et, partant, la banalité. De ce point de vue, on ne peut que considérer que la culpabilité et l’exécution du héros renforcent le propos et ne peuvent que permettre l’enrichissement de la réflexion du spectateur auquel aucune vérité toute faite n’est, in fine, apportée. C’est assurément là la marque d’un grand artiste qui, bien qu’ayant ses propres convictions, respecte le programme énoncé par le grand dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) qui affirmait « Questionner est ma vocation, répondre, non ». Avec L’Invraisemblable Vérité, Fritz Lang donne ainsi au spectateur l’occasion bienvenue d’interroger sa conscience individuelle comme le fera, par exemple, Orson Welles, en 1958, dans La Soif du mal, avec le personnage de Hank Quinlan (interprété par le réalisateur lui-même) dont les méthodes étaient clairement dénoncées mais qui n’en avait pas moins raison sur l’identité du meurtrier (ce qui ne manquait de troubler au plus haut point le spectateur de la même manière que celui-ci est choqué, dans ses assurances, par le dénouement de L’Invraisemblable Vérité). Pourtant Fritz Lang avait des doutes concernant la fin de son film comme il le confie à Peter Bogdanovich :

 

             

« J’avais peur de la fin. Je montre Dana Andrews pendant une heure quarante comme un homme très clair, séduisant – et en deux minutes, je vous montre qu’il n’est qu’un salaud. J’avais très peur. »

 

  Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 127.

 

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Tom Garrett (au centre)

 

C’est là, en partant de ce propos et donc du personnage de Tom Garrett, le second point sur lequel il convient de revenir car, au-delà de la réflexion sur la peine capitale, L’Invraisemblable Vérité exprime une nouvelle fois tout le pessimisme ontologique de son auteur qui « s’aggrave » encore durant ses dernières années américaines. Aussi peut-on notamment douter du fait que Tom Garrett figure véritablement, jusqu’au retournement de situation final, un héros positif. En effet, celui-ci – quand bien même on le croit innocent et on le pense (ce qui est peut-être effectivement le cas mais il est également possible qu’il ne recherche qu’à épouser une riche héritière) sincère dans son amour pour Susan – apparaît assez peu sympathique tout au long du film et sans guère de scrupules ce qui le pousse notamment à séduire Dolly Moore quitte à travestir ses sentiments et à faire souffrir sa fiancée. De même, s’il s’avère, in fine, un meurtrier, il est pareillement difficile d’affirmer qu’il devient alors un parfait salaud. Après tout, ce qu’il explique à Susan – son ancienne femme, cherchant à exploiter le succès de son roman, le faisait chanter et, partant, s’opposait à un mariage d’amour – est peut-être vrai et avait-il un motif « valable » de supprimer Patty Gray. Ce qui gêne le plus n’est donc pas tant qu’il ait tué que l’extrême froideur qui a été la sienne dans l’exécution de son plan. Assurément les sentiments que le spectateur nourrit à l’égard du personnage de Tom Garrett sont-ils ambivalents et échappent donc à tout jugement lapidaire – ce qui s’oppose directement à l’exécution sommaire dont il sera victime. Car, décidément, l’humanité que met en scène Fritz Lang dans L’Invraisemblable Vérité est complexe – même si l’on peut juger que le regard que le metteur en scène porte sur celle-ci est, sans surprise, globalement très négatif. Ainsi peut-on faire sur Susan les mêmes remarques ou presque que sur Tom et comme le dit Peter Bogdanovith son attitude à la fin du film est très équivoque, voire choquante ; pourtant, de manière assez surprenante, Fritz Lang défend les actes de celle-ci :

 

             

« Peter Bogdanovich : Mais lorsque Joan Fontaine le trahit, n’est-ce pas infiniment plus immoral que tout ce qu’a pu faire Dana Andrews ?

Fritz Lang : Nous pourrions en discuter très longtemps. Oublions son personnage quelques instants – je crois que vous avez raison – mais admettons que c’est une fille gentille, épatante, compréhensive et qu’elle découvre brusquement que l’homme qu’elle aime est le pire des salauds. N’a-t-elle pas raison de le laisser tomber ?

Peter Bogdanovich : Le laisser tomber, peut-être ; le trahir, c’est autre chose.

Fritz Lang : Vous voulez qu’elle devienne complice ? Il va donc peut-être tuer encore. Comme je vous le disais, on pourrait en discuter très longtemps.

Peter Bogdanovich : Pourtant, dans le film, vous l’avez présentée comme quelqu’un qui ferait ce qu’elle fait, mais ça reste très dérangeant.

Fritz Lang : Vous venez de dire : ‘‘Vous la présentez’’, c’est vrai. Une fois de plus, c’est cela le devoir d’un metteur en scène. Il fallait le faire, ou alors tout s’écroule à la fin. Mais elle n’est qu’un être humain ; elle est aussi humaine que les gens que vous n’aimez pas dans While the City Sleeps [La Cinquième Victime, 1956][5]. »

 

  Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 127.

 

A vrai dire, l’argumentation du cinéaste ne convainc guère. D’une part, on ne voit pas vraiment pourquoi Tom tuerait encore – en dehors du fait que Fritz Lang pense que tout homme est potentiellement un criminel – puisqu’il n’a commis un meurtre que par intérêt. D’autre part, comme Peter Bogdanovich, le spectateur ne manque de juger l’action finale de Susan comme parfaitement immorale car c’est bien elle qui tue (ou fait tuer) Tom car celui-ci aurait échappé à la mort sans son intervention. Ce faisant, elle trahit non seulement son fiancé – dont on aurait effectivement compris qu’elle le « [laisse] tomber » – mais aussi son père décédé qui luttait contre la peine de mort. Sur ce personnage et son acte, on se contentera de deux remarques. Tout d’abord, on voit bien et cela transparaît dans le discours de Fritz Lang que tuer est une chose grave et que l’on ne peut guère s’amuser avec cela. Cela montre une grande différence d’approche entre celui-ci et son « concurrent » Alfred Hitchcock dont les films sont pleins de maris qui cherchent à tuer leurs femmes et qui montre cela avec une sorte de distance ironique. Même s’il y a souvent des moments très drôles dans ses films, Fritz Lang, lui, a moins d’humour. Et s’il n’est pas catholique, son rapport à la morale est néanmoins plus grave que celui d’Hitchcock, le réalisateur d’origine germanique prenant toujours tout – on retrouve la nécessité affirmée d’introduire une dimension de critique sociale au sein de ses œuvres – au sérieux. Par ailleurs, quoi que puisse dire Lang – qui qualifie donc Tom de « salaud » et défend Susan –, ce qu’il montre dans L’Invraisemblable Vérité est un monde où, comme dans La Règle du jeu (Jean Renoir, 1939), chacun a ses raisons mais ne peut, par contre, les exposer librement et, surtout, dans lequel le concept de Vérité n’est plus guère opératoire. Aussi chacun, à commencer donc par Tom et par Susan, apparaît-il trouble dans ses motivations et les héros, comme le remarque Lang à propos de Susan, ne sont-ils qu’humains, trop humains serait-on d’ailleurs tenter d’ajouter pour offrir une référence à un livre célèbre (Humain, trop humain, 1878) de Friedrich Nietzsche (1844-1900), la vision du monde de notre cinéaste offrant quelque similitude avec celle du philosophe. Celle-ci est très noire, on l’a dit, et L’Invraisemblable Vérité, au-delà de Tom et de Susan, montre une masse conséquente de policiers incompétents et de danseuses aussi vénales que stupides (Patty Gray, Dolly Moore mais aussi Terry Larue – Robin Raymond), seul le personnage de Bob Hale (Arthur Franz), policier amoureux de Susan et toujours prêt à l’aider y compris pour sauver son rival Tom, échappant à ce jeu de massacre.

 

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Dolly Moore (Barbara Nichols)

 

Mais l’essentiel est ailleurs et réside dans l’opposition entre le procureur Thompson et Austin Spencer qui permet au réalisateur de montrer à quel point il est désabusé devant les institutions américaines (au sens où la presse, dont la liberté est assurée par la Constitution, peut être tenue comme l’une d’elles aux Etats-Unis). Le premier était clairement annoncé par l’un des personnages des  Contrebandiers de Moonfleet (1955), celui du magistrat Maskew (John Hoyt) qui, comme Thompson, était obsédé à l’idée de mettre à mort les contrebandiers (et de faire de la publicité autour de ces exécutions) pour combattre le crime. Fritz Lang montre la stupidité de ce programme ce qui dépasse le cadre du discours, déjà évoqué, sur les permanences du dysfonctionnement de la justice. Sans doute Thompson est-il un homme de convictions mais cela le disqualifie encore plus car, n’ayant pas de doutes (et si morale il y a dans L’Invraisemblable Vérité, c’est bien celle-ci : on se doit de douter y compris de ses propres certitudes), il apparaît comme fanatique. Au surplus, son combat pour la peine de mort n’est nullement exempt d’arrière-pensées car il espère qu’il le mènera à être élu gouverneur. Ainsi y-a-t-il une collusion entre la justice et la politique dans le système américain et le réalisateur se charge de la mettre en lumière. Mais son contradicteur, Austin Spencer, ne vaut guère mieux puisqu’il ne connaît pas vraiment non plus le doute et est prêt à tout pour faire triompher sa vérité. Ainsi transforme-t-il son journal en organe de propagande contre Thompson et la peine de mort et la presse – comme dans c’était déjà le cas dans La Cinquième Victime – ressort très écornée de la vision de L’Invraisemblable Vérité, le film ne cessant de nous rappeler l’importance de celle-ci pour former (et manipuler) l’opinion publique, de nombreuses séquences s’ouvrant sur un titre de journal. Aussi Spencer apparaît-il comme un homme de pouvoir, sans doute à la recherche d’une certaine forme de reconnaissance, qui se sert de celui-ci jusqu’à l’extrême limite du tolérable et franchit même ce seuil en proposant à Tom de se faire passer pour coupable dans le meurtre de Patty Gray. Outre que son plan repose sur le mensonge, il implique donc que Tom séduise Dolly Moore et nous voilà donc en présence d’un père, qui pour aller au bout de son combat, est cyniquement prêt à faire le malheur de sa fille. Aussi Thompson et Spencer, incarnations respectives du Droit et de la presse libre, apparaissent-ils très troubles et les valeurs fondamentales de la démocratie américaine sont-elles passées au laminoir dans L’Invraisemblable Vérité. Ce film marque ainsi une sorte de paroxysme dans la vision dégradée que le réalisateur a de l’humain et, à l’heure de quitter les Etats-Unis, malgré la fin du maccarthysme, il semble ne plus avoir comme certitude qu’un doute extrême sur tous les concepts (et leurs incarnations) de ce pays.

 

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om Garrett (au centre)

 

b.Conclusion

 

On ne s’étonnera donc guère de son départ d’Hollywood ; voici comment il s’en explique :

 

             

« Peter Bogdanovich : Avez-vous eu des problèmes avec le producteur de ce film [L’Invraisemblable Vérité] ?

Fritz Lang : Nous avons eu une bagarre terrible à propos des scènes de violence. Il était venu me voir et m’avait dit : ‘‘Fritz, je veux que vous les fassiez très réalistes’’, à quoi j’avais répondu : ‘‘Vous aurez des problèmes avec la direction, ou avec les distributeurs envers qui vous avez des devoirs.’’ Il m’a assuré que non. Puis, l’un de ces petits espions ignobles – ils sont toujours sur le plateau quand vous tournez – fit son rapport à la direction générale et le producteur fut convoqué d’urgence. Il est revenu écumant et m’a lancé : ‘‘Espèce de salaud – où te crois-tu ? A l’UFA ? Pourquoi tournes-tu des scènes aussi cruelles ?’’

Ce n’était pas ma première bagarre. J’en avais eu d’autres, avec lui. Mais j’étais écœuré. J’ai dit à Gene Fowler[6], mon monteur, ce que je voulais ; je savais que le film serait entre de bonnes mains. Et je suis parti. Et quand tout fut terminé, le producteur s’est soudain mis à me parler d’une voix mielleuse : ‘‘Mais vous ne voulez tout de même pas me laisser tomber maintenant ? – Si, lui ai-je répondu, je suis fatigué de vous voir.’’ Et je suis parti. J’ai pensé au passé – combien de films avaient été ainsi mutilés – et comme il n’entrait nullement dans mes intentions de mourir d’une crise cardiaque, je me suis dit qu’il était temps de sortir de cette course effrénée. Et j’ai pris la décision de ne plus faire de film à Hollywood. »

 

  Fritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 128.

 

On comprend donc qu’un dernier conflit a opposé Fritz Lang à son producteur (Bert E. Friedlob en l’occurrence) à propos de L’Invraisemblable Vérité. Quant au départ lui-même, peut-être embellit-il, comme souvent, un peu l’histoire (il la raconte en tout cas de manière fort drôle) et celui-ci n’a probablement pas été si brusque. Toujours est-il que la lassitude et le désenchantement sont incontestablement là. Concernant la première, sa certitude, maintes fois exprimée, que le metteur en scène devrait avoir le contrôle de ses films ne peut être mise en doute et sans doute ne supporte-t-il plus les contraintes du système de production hollywoodien[7] (ainsi qu’un très relatif manque de reconnaissance). Pour ce qui est de la seconde, il aura, on l’a vu, passé ses dernières années hollywoodiennes, à dénoncer (avec un certain fatalisme) l’état extrême de déréliction d’une société américaine pourrie par l’argent et dont les institutions démocratiques sont profondément déréglées. Certes, en cela, il remplissait son programme qui était de faire de ses films des critiques sociales et il disait, par exemple, sa satisfaction d’avoir signé avec La Cinquième Victime, comme pour M, Le Maudit et Furie, un « film honnête »[8]. Mais après avoir abandonné (presque) tous les idéaux de ses premières années américaines, sans doute le metteur en scène nourrissait-il d’autres ambitions notamment celles de revenir en Allemagne. Après le projet avorté de Taj-Mahal, ce sera le cas et, assez curieusement, il pourra enfin donner sa version d’un scénario qu’il avait coécrit avec Thea von Harbou à la fin des années 1910 en réalisant en 1959, le diptyque Le Tigre du Bengale/Le Tombeau Hindou puis, pour son dernier film, il reviendra sur son personnage fétiche du docteur Mabuse (Le Diabolique docteur Mabuse, 1960) donnant en cela l’impression étrange et (partiellement) fausse qu’il « boucle la boucle ». Enfin, ne pouvant plus vraiment tourner, il occupera les quinze dernières années de sa vie à édifier sa statue. Revenir sur l’ultime partie de la carrière (et de la vie) de Fritz Lang sera l’objet du dernier texte de cette (longue) série.

 

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Seetha (Debra Paget) dans Le Tigre du Bengale (1959)

 

Antoine Rensonnet

Auparavant : Règlement de comptes La suite : le retour en Allemagne
 

[1] Ainsi, Jean-Loup Bourget, dans son récent ouvrage Fritz Lang, Ladykiller (Paris, PUF, 2009), ne le défend guère.

[2] Le titre américain est « Beyond a reasonable doubt ».

[3] L’idée d’un homme condamné à tort est également présente dans La Femme au portrait (1944 ), voire dans La Femme au gardénia (1953).

[4] Ce dont on ne peut guère douter car il ne cessait de le clamer.

[6] Fritz Lang et Gene Fowler Jr., qui ont collaboré sur plusieurs films, semblaient très bien s’entendre et avoir des rapports d’estime réciproque ; voici un extrait de ce que disait le second sur le premier en 1964 : « Contrairement à ce que certaines personnes ont écrit, Fritz Lang n’est en rien une énigme.

Il m’est apparu comme un metteur en scène opiniâtre qui partage cette croyance qu’on ne peut trouver de réponse à quoi que ce soit que par la recherche et l’observation. Que de films doivent être faits par des gens qui ont un point de vue sur les choses et qui, comme sources de connaissances, puisent avant tout dans leurs années d’expérience, et que quatre-vingt-dix pour cent de ce qu’on appelle le génie n’est que le résultat d’un labeur obstiné.

(…) De Fritz Lang, j’ai appris trois choses importantes :

1) que j’avais beaucoup à apprendre ;

2) qu’il est facile de travailler avec Lang ;

3) le nombre étonnant de choses diverses que vous pouvez faire exprimer à un morceau de film si vous le montez correctement.

(…) Lang est à la fois timide et arrogant, dogmatique et ouvert à toute idée nouvelle, un créateur et un disciple, un conservateur et un libéral, mais surtout un réalisateur de films. »

Voir Fritz Lang, Trois lumières (textes réunis par Alfred Eibel), Paris, Ramsay Poche Cinéma ; page 194-197.

[7] Notons que le départ de Fritz Lang des Etats-Unis coïncide presque exactement avec la fin de l’âge d’or hollywoodien  – comme son arrivée correspondait à son début –, le système de production des grands studios commençant, au milieu des années 1950, à être très sérieusement secoué par la concurrence de la télévision (mais il n’est toutefois pas encore arrivé au point d’écroulement lorsque Fritz Lang réalise ses derniers films américains).

[8] VoirFritz Lang en Amérique, Entretien par Peter Bogdanovich, Paris, Cahiers du cinéma, 1990 ; page 128.

 

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A
<br /> "Critique de la faculté de juger". Je ne sais pas, ne connaissant guère Kant, si Lang est kantien mais toute L'Invraisemblable Vérité - qui, dans son oeuvre, est un point d'aboutissement<br /> - est ceci. Le procès, comme toujours, est une farce et la justice - l'institution notamment - est impossible. Les faits se dérobent, les erreurs d'interprétation s'enchaînent, les raisons des<br /> actes demeurent impénétrables, l'affect est partout. On ne peut pas juger le meurtre commis par Tom Garret, ni celui de Susan. Seule certitude, face à une justice impossible, il est<br /> difficile de prendre des décisions définitives. Plus qu'une barbarie, la peine de mort est une stupidité et une malhonneté (intellectuelle plus encore que morale) niant une complexité dans<br /> laquelle, nécessairement, on ne peut que se noyer.<br />
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N
<br /> La fin de l'Invraisemblable Vérité est effectivement très rude et laisse le spectateur pantois. Finalement, c'est une excellente démonstration anti peine de mort, on sait le crime qu'a<br /> commis Tom Garrett mais on a bien les boules qu'il passe à la casserole.<br />
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