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Taxi Driver : Le lien brisé

18 Juillet 2011 , Rédigé par Antoine Rensonnet Publié dans #Textes divers

Travis Bickle erre à travers New York, ville-monde répugnante. En quête de Moi, il explose. En manque de lien, les Etats-Unis également. Mais l’ordre social, au moyen de ses mensonges, est assez fort pour que son règne ne soit pas remis en question. Constat cruel de Martin Scorsese…

 

Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) : Le lien brisé

 

               « Dans la solitude, le solitaire se ronge le cœur ; dans la multitude, c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc ! »
  Friedrich Nietzsche in Opinions et sentences mêlées (1879 ; 348, Du pays des anthropophages).

 

Sommaire actif

a.Folie et conscience du héros moderne

b.Voyage à travers la lie…

c.Et le monde d’en haut

d.La position de l’artiste

 

TD 1

Affiche de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976)

 

Film-culte et palme d’or, Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) est surtout une œuvre symbolique de la qualité du cinéma américain de la seconde moitié des années 1970, celle de l’après-Vietnam dans un pays marqué par les séquelles de cette guerre lamentablement achevée, ayant perdu foi en sa toute-puissance. Le coup de poing asséné par Martin Scorsese se fait ainsi symptôme et analyse – en tant que miroir tendu – de la profonde crise de valeurs traversée par les Etats-Unis[1]. La radicalité est de mise tant dans les thèmes abordés (la Justice, le Mal, l’urbanité, la solitude) que dans la forme choisie, délibérément sèche, cinglante et brutale avec un montage nerveux et une esthétisation de la violence. Taxi Driver est donc une attaque frontale, menée de manière très crue, contre un pays et son ordre social, son code et ses mensonges. Il y a, évidemment, un parallélisme entre le combat mené par Scorsese et celui de son héros, Travis Bickle (Robert de Niro), qui veut obsessionnellement « nettoyer » la ville, réellement répugnante, de New York. Mais il n’y a pas équivalence, ne serait ce que parce ce que Bickle, qui n’a que les armes pour culture, mène sa bataille de façon totalement erratique et irrecevable quand Scorsese présente une démonstration très soigneusement, malgré les apparences, ordonnée sans toutefois (et heureusement !) proposer la moindre solution aux maux qui sévissent. Il se borne à un état des lieux amer et un constat cruel. On y reviendra. Retenons simplement à ce stade liminaire que Taxi Driver est aussi éloigné du très réactionnaire Un justicier dans la ville (Michael Winner, 1974) que d’un bête pamphlet gauchiste plein de bonnes intentions.

 

a.Folie et conscience du héros moderne

 

TD 2

Travis Bickle (Robert de Niro)

 

Mais arrêtons-nous un moment sur ce curieux héros (ou antihéros) qu’est Travis Bickle que l’on ne quittera que rarement. Ce chauffeur de taxi, vétéran du Vietnam, sombre progressivement dans une folie compulsive et psychopathique. Cela l’amène à vouloir mener, comme le disait Fritz Lang du héros, Dave Bannion (Glenn Ford), de son Règlement de comptes (1953), une « croisade privée » qui est aussi morale – dans un film qui, à l’image de son époque, défie frontalement la morale mais n’adopte pas celle du héros et, in fine, n’en offre aucune. Bickle, donc, veut « nettoyer » New York ce qui n’aboutira, dans un sanglant chaos, qu’au massacre. Dans sa traque absolue et éperdue du mensonge, on pourrait le rapprocher du colonel Kurtz (Marlon Brando) d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), autre chef-d’œuvre contemporain. Mais si les deux sont bel et bien « fous », la folie – quand bien même on assiste à toutes les étapes de sa révélation dans Taxi Driver alors que sa nature et le catalyseur qui l’aura faite exploser nous resteront inconnus dans le cas d’un Kurtz n’apparaissant qu’à la toute fin d’Apocalypse Now – de Bickle apparaît bien moins construite et beaucoup plus pulsionnelle que celle de Kurtz. On ne saurait d’ailleurs assimiler Travis Bickle, comme il est possible de le faire pour le colonel, à une certaine incarnation du Surhumain nietzschéen disposant du droit de vie et de mort sur ses semblables. Certes, il tue mais ne pense jamais son activité meurtrière comme exercice d’une quelconque supériorité. Il n’a rien non plus d’un Héros antique. On pourra, par contre, à bon droit, au regard de sa croisade purificatrice et sacrificielle, y voir une figure christique.

 

TD 3

Travis Bickle

 

Nous préférerons cependant le considérer ici comme un être n’ayant pas (ou plus) de Moi. Il se réduit ainsi à une bête lâchée (un Ça) dans une jungle urbaine. Pourtant sa folie est bien quête du Moi dans une société qui refuse obstinément que celui-ci puisse s’exprimer. D’où la nécessité de transformer son corps, la métamorphose physique du chauffeur de taxi (seule identité qui lui est proposée ce que souligne le titre) étant un clair écho à sa perturbation mentale. La confusion de Bickle est d’ailleurs totale puisqu’en se travestissant ainsi, en se cherchant désespérément une nouvelle identité choisie, il ne sait pas du tout ce qu’il veut. Sa quête insensée – son conflit intérieur – se laisse alors résumer simplement : il essaie tout à la fois d’échapper à lui-même et de l’être vraiment. Ce qui, dans les deux cas, est impossible. Ne reste alors plus comme seule solution sans consistance qu’à s’inventer des doubles et tenter, de façon désespérée et vouée à l’échec, de les incarner et les détruire dans un même mouvement par un curieux processus de suridentification/désidentification (se marquant notamment par la célèbre réplique : « You talkin’ to me ? » – que Bickle ne lance qu’à une affiche). Mais celui-ci ne témoigne que de la fragmentation, de l’extrême diffraction du Moi de Bickle, si tant est qu’il ait jamais existé (c’est-à-dire révélé et tendant vers une unicité). Pire, au bout de sa course, même sa mort programmée lui est refusée. Travis Bickle échoue, presque inévitablement, à se suicider, acte absolu[2], par excellence, puisqu’il est autodestruction assumée donc qu’il porte nécessairement en lui la résorption de toutes les contradictions, de l’affirmation du Moi. Il devient même un consternant héros moderne, médiocre et immanent (et non tragique, sublime et transcendant) vivant dans et par un aberrant, sinistre et cynique mensonge supplémentaire dans une société qui n’est plus à cela près et signe ainsi, par un faux paradoxe, son irrémédiable triomphe sur celui qui, un temps et de façon aussi absurde que nauséabonde, a voulu contester son ordre. Notons toutefois (ce qui est une bien piètre consolation) que le rêve/cauchemar de recherche effrénée du Moi de Bickle a, en partie, un caractère non séculier puisqu’il est, ou plutôt devrait être, celui de tout être humain. A ceci près que notre moderne héros en a, lui, un peu conscience. Et que cette conscience s’appelle, logiquement, folie – meurtrière, en l’occurrence… En outre, cette conscience s’alimente au contact des autres. Car Bickle perçoit également – avec le même mélange de folie dégénérescente, de lucidité et de dégoût que lorsqu’il se regarde – les maux d’une société qui aura finalement raison de lui.

 

b.Voyage à travers la lie…

 

TD 4

Iris Steensma (Jodie Foster)

 

Pour Travis Bickle, le tragique, le fatum, ce qui parachève le désastre, c’est donc de vivre. Donc de rester au contact des autres. Ceux-ci, malgré son désert de solitude, il les a rencontrés tout au long du film et ne les aura pas plus annihilés que lui-même. Il n’existe même guère qu’au travers de ceux-ci et c’est en croisant deux femmes – l’assistante (Betsy – Cybill Shepherd) d’un homme politique (le sénateur de l’Etat de New York Charles Palantine – Leonard Harris) ; une jeune prostituée (Iris Steensma – Jodie Foster) –, étrangement idéalisées, que sa folie/conscience incube puis explose. Il y a donc un double mouvement dans Taxi Driver, celui plan, des allers-retours, entre jour et nuit, de Bickle et son véhicule à travers New York et la descente aux enfers du héros. Quoique les deux axes physiques s’opposent à la trajectoire mentale du héros, se construit ainsi un espace complet – donc en trois dimensions. Au sein duquel tout coagule. On l’a remarqué, la destruction psychique du héros se double d’une mutation physique. Et de même qu’il veut se recomposer un nouveau corps, Bickle décide de purger l’immense corps malade de la ville. Pareillement, on traverse le film du point de vue du héros – donc de sa folie. Mais le monde que le chauffeur de taxi perçoit n’est pas simple projection de celle-ci. Pire même, c’est en devenant fou, qu’il est amené à le voir tel qu’il est réellement – ce qui ne justifie certes pas sa croisade. Ainsi, espaces mentaux et physiques se répondent pour n’en former qu’un seul – idée que Martin Scorsese reprendra d’ailleurs dans le récent Shutter Island (2010). Quel est-il alors cet espace ? Dégénérescent et décadent, assurément. Puisque l’on y prostitue notamment de toutes jeunes filles. Alors, dans son esprit délirant, la « mission » de Bickle fait-elle sens. Puisqu’il ne rencontre plus que la putréfaction, sa volonté de purification se conçoit – quand bien même elle ne peut aboutir qu’au carnage et à un peu plus de désagrégation encore. Et New York, filmé par Scorsese (ou vu par Bickle – ce qui, à ce niveau, correspond), est-il bien dégoutant, purulent, vérolé, une boue immonde ne cessant de s’en échapper. Tout est en crise. La communication, bien sûr, puisqu’elle est réduite à un quasi-néant, des millions d’êtres vivant les uns à côté des autres sans plus rien échanger. Mais aussi, et peut-être surtout, les marges. Plus ou moins outsiders du système de production, les auteurs du Nouvel Hollywood ont organisé le retour de celles-ci, toutefois déjà présentes dans le film noir classique, au centre de l’écran. Martin Scorsese, bien qu’il sache tout ce qu’il doit à l’Hollywood de l’âge d’or, est l’un des hérauts de ce mouvement informel et ne fait nullement exception. Au contraire, Taxi Driver prend pour personnage principal un héros/antihéros qui est un parfait marginal débordant d’une surabondante énergie. Mais il ne l’utilisera, in fine, que pour détruire d’autres marginaux qui ne sont certainement pas ses frères. Si la vitalité des marges est montrée, celles-ci n’ont donc aucune vocation à s’organiser (ce qui ne serait pas souhaitable au vu de la gangrène qui s’est emparée de ce monde interlope) pour sortir de leur condition. Le réalisateur ne se laisse ainsi pas aller à une quelconque vision iréniste d’extrême-gauche et s’il n’interdit pas quelque empathie pour Bickle (en lui offrant la voix-off et nous communiquant sa détresse au moyen de son journal), il condamne sévèrement sa croisade moralisatrice. Le propos, aussi pessimiste qu’ambigu, est aux antipodes de celui d’un Jim Jarmusch dans son génial Ghost Dog, la voie du samouraï (1999) qui croit aux virtualités positives d’une confrontation entre cultures et contre-cultures. Tout au contraire, celles-ci sont ici renvoyées dos-à-dos dans leur ignorance réciproque. On est là beaucoup plus proche du Fritz Lang de M, Le Maudit (1931). Toujours est-il que si les marges donc le refoulé remontent à la surface dans Taxi Driver et que, en les mettant en scène, son auteur rappelle à l’Amérique bien-pensante certaines vérités qu’elle n’a aucune envie d’entendre, celles-ci n’ont rien à proposer. Si ce n’est le spectacle de la lie…

 

               « ‘‘Je me trouve mal de moi-même’’, disait quelqu’un pour expliquer son penchant pour la société. ‘‘L’estomac de la société est meilleur que le mien, il me supporte.’’ »
  Friedrich Nietzsche in Le Voyageur et son ombre (1880, 235, L’homme sociable).

 

 

c.Et le monde d’en haut

 

TD 5

Travis Bickle et Betsy (Cybill Shepherd)

 

En fait, ces marges n’ont rien à proposer de plus que les puissants de ce monde. Car l’axe vertical de Bickle – et du film – ne connaît pas que le sens descendant. En effet, de manière plus improbable, le héros est également amené à croiser le haut de la société lorsqu’il s’éprend de Betsy. Il la drague, la séduit même mais celle-ci finit par le rejeter après qu’il lui ait donné rendez-vous dans un cinéma pornographique. Incompréhension mutuelle fort profonde entre un homme qui affiche là ce qui est sa seule culture et une femme qui, évidemment, ne connaît rien d’un tel univers. L’incommunicabilité totale entre les marges et le monde du pouvoir se marque dans ce court épisode. Celui-ci est donc également la première étape, avant la décisive rencontre avec Iris, de la marche vers la folie de Bickle. Et dans sa « croisade », Bickle décide aussi de tuer Palantine – ce en quoi il échouera, marque, autant que son suicide avorté, de sa faillite complète. Ainsi, le chauffeur de taxi croise-t-il et le sommet et les tréfonds de la société. Pas plus que son entreprise de séduction de Betsy, sa « mission » n’aboutira à recréer du lien entre les deux, bien au contraire – sauf lorsqu’elle se travestit sous le grotesque mensonge final (et Scorsese ne cherche pas à faire croire au happy end – même s’il y a un étrange apaisement et une franche rupture de ton, comme si on passait alors du cauchemar au rêve, dans les derniers plans – qui est un évident leurre[3]). Finalement, au bout de sa quête sanglante, Bickle n’aura donc fait que tuer quelques vrais salauds (ce qui justifie facilement qu’on[4] en profite pour le remettre à sa juste place, c’est-à-dire nulle part, en en faisant un héros, moderne donc), au tout premier rang desquels le proxénète ‘‘Sport’’ Matthew (Harvey Keitel) – ce qui est très loin de permettre un quelconque « nettoyage » de la ville. Mais il faut revenir sur la place du politique dans Taxi Driver. Car cette présence, qui ne relève nullement du hasard, permet à Scorsese d’élargir considérablement sa focale et de ne pas réduire son œuvre au seul drame vécu par son personnage principal. Le film, en effet, se fait alors encore plus pertinent en pointant une crise plus profonde – même s’il y a, bien sûr, effet de miroir – du modèle et du rêve américain que celle, classique, qui pousse des mineurs à se prostituer. Taxi Driver atteint ainsi toute sa dimension et achève de faire pleinement sens puisque la « croisade privée » de notre héros rejoint le sommet de la sphère publique.

 

TD 6

Charles Palantine (Leonard Harris)

 

En 1968, l’assassinat de Bob Kennedy (sénateur de l’Etat de New York…), pendant une primaire démocrate – sans même parler du scandale du Watergate en 1972 – a marqué la fin d’un certain espoir, sans doute chimérique, en la (ou le) politique. Ici le sénateur Palantine, simple figure géométrique, comme l’est aussi, d’une certaine manière, le héros avec qui il ne peut, ni ne sait communiquer, mais qui n’est pire, ni plus cynique qu’un autre, n’en est certainement pas un. Ainsi la génération de Martin Scorsese est marquée par un profond désenchantement à l’égard de la politique. Pourtant c’est bien celle-ci qui, par la guerre du Vietnam, a engendrée le héros et sa folie encore latente. Mais elle l’a fait sans avoir la moindre conscience (celle, justement, qui se constitue en même temps que la folie chez Bickle) du « monstre », de l’épouvantable créature de Frankenstein, qu’elle était en train de mettre au jour. Par ailleurs, bien qu’enfant de la politique, le héros ignore tout de son géniteur qui est aux antipodes de son champ culturel (d’où l’épisode du cinéma pornographique). Il y a donc réciprocité ou plutôt réflexivité dans cette non-relation entre les deux. Enfin, dans sa position de surplomb ou d’extériorité, la politique n’a pas plus de solutions « viables » pour amender la réalité sociale (que Martin Scorsese montre donc dans toute son horreur et dont le héros prend, en même temps que nous, la juste mesure) pour répondre aux maux qui frappent le pays – dont elle est donc, au-delà de la nature humaine, largement responsable et coupable – que celles, évidemment malsaines, que Bickle, dans sa position d’intériorité[5], juge bonnes d’employer. Ainsi, n’y a-t-il, au-delà des lourdes conséquences des décisions des seconds sur les premiers (qui n’en comprennent pas les raisons et se moquent de la guerre froide), plus aucun lien entre les citoyens et leurs représentants. Et pour renouer le lien brisé, s’il a jamais existé, (ou bien détruire complètement ce qu’il en subsiste, Bickle n’en étant pas à une contradiction près), cela a presque plus de sens de tuer un homme politique – en tant que juste retour des choses par adoption d’une indéfendable philosophie « œil pour œil, dent pour dent » – que de voter pour lui. Décidément, au royaume de la démocratie (et dans la grosse pomme), il y a bien quelque chose de pourri… Et Taxi Driver se révèle alors, presque par l’absurde, un très grand film (un vrai brûlot aussi) politique, très noir et fort représentatif des désillusions (ou des prises de conscience) de son époque !

 

d.La position de l’artiste

 

TD 7

Travis Bickle et un de ses clients (Martin Scorsese)

 

Que reste-t-il alors ? Martin Scorsese ne suggère rien ou plutôt suggère qu’il n’y a rien. La seule limite qu’il assigne à son pessimisme est de laisser une place à une possible sympathie pour Travis Bickle – mais non pour ses actes. Reste seulement l’art, donc un tel film, pour échapper à la folie ou à la barbarie – mais certainement pas au désenchantement. Mais il faut tout de même s’intéresser un peu, pour finir, au rapport, qui est l’un des ressorts de l’œuvre, entre Martin Scorsese et son héros – et à son reflet qu’est l’homme politique. Le réalisateur n’adopte donc pas totalement le point de vue de Bickle puisque leurs éthiques diffèrent profondément. Par contre, le réalisateur nous montre bien les mêmes choses que celles vues par le héros. En ce sens, il y a alors partage du point de vue entre le réalisateur, le héros et, corollairement, le spectateur. Naît alors une formidable ambigüité, qui est le moteur du film et que ne tient surtout pas à lever le réalisateur quitte à ce que Taxi Driver soit jugé, par certains, comme immoral – ce que, d’ailleurs, il souhaite. Ainsi point de vue et jugement « esthétiquo-sociaux » sont-ils les mêmes pour Bickle et Scorsese quand ils apparaissent en opposition au niveau « éthiquo-politique ». Malgré les apparences, et certains points de convergence entre les deux, Scorsese condamne clairement la volonté de « nettoyage » de Bickle qui ne fait qu’ajouter du chaos au chaos. Mais il n’en remarque pas moins que le politique n’a pas de solution(s) à proposer pour affronter les problèmes qui se posent aux Etats-Unis. Sans adopter une position de surplomb, à l’inverse de celle que prend parfois un Stanley Kubrick[6] il se place, de facto, à équidistance entre le héros et l’homme politique. Le premier voit mais s’avère incapable de penser ce qui ne (le) mène qu’à une folie destructrice et autodestructrice, absolument insupportable (celle, donc, de la « croisade privée »), quand l’homme politique est probablement capable de penser (espérons-le, du moins…) mais ne voit plus depuis bien longtemps la réalité sociale d’où sa totale impuissance. Martin Scorsese, en tant qu’artiste, voit et pense tant l’horreur sociale que l’impéritie du politique. Mais il n’est qu’artiste et n’a donc pas vocation à penser et à proposer une solution[7]. Il n’en a d’ailleurs aucune. Tout juste, en renvoyant Bickle et Palantine à leur réflexivité faite d’ignorance mutuelle, se borne-t-il à condamner la volonté de (se) faire justice soi-même et à regretter, avec une certaine aigreur, la stérilité, qu’elle soit contemporaine ou plus générale, du politique. Ce qui est un constat froid, moral et donc profondément pessimiste – mais peut-être pas si misanthrope (en tout cas, il y a un certain humanisme et guère de cynisme dans le propos tenu) car, plus que l’individu, c’est la société (Travis Bickle, on l’a dit, en tant que bête folle, n’est avant tout, au-delà des ontologiques instincts primaires, que son produit) et ses mensonges que l’auteur dénonce. Aussi le point d’équidistance – entre deux si consternantes équivalences – qu’est Martin Scorsese signe-t-il un film, complètement en prise avec la réalité sociale de son temps, qui est, lui, un poing qui se dresse et vient frapper l’Amérique là où, paradoxalement, cela fait le plus mal : dans ce qui, en en passant par une répugnante saleté que l’on ne peut absolument pas « nettoyer », se transforme progressivement en un vide béant. Taxi Driver apparaît donc comme une formidable entreprise de broyage et de déconstruction d’un pays en plein marasme et dérèglement.

 

TD 8

Iris Steensma et Travis Bickle

 

Et, dans la mesure où le constat posé par Martin Scorsese tout au long de son œuvre nous apparaît encore valable trente-cinq ans après et que nous n’avons pas d’objections dirimantes à formuler, on conclura en tirant, tout de même, de ce chef-d’œuvre une morale : la fin ne saurait justifier les moyens. D’autant qu’il n’y a pas de fin. Et guère plus de moyens…

TD 9

Travis Bickle

 

               « Je me défie de toutes les systématiques et les évite. La volonté de système est un manque d’intégrité. »
  Friedrich Nietzche in Ecce Homo (1888 ; Maximes et flèches, 26).

 

 

 

Antoine Rensonnet

 


[1] On notera, comme nous le remarquions déjà dans notre texte sur Still Life (Jia Zhang-Ke, 2006), que les tensions historiques fortes s’avèrent particulièrement propices à la naissance de chefs-d’œuvre – d’où la qualité du cinéma américain à la fin des années 1970. Mais, comme ne cessent de l’observer les frères Coen, il n’existe pas vraiment d’autre Amérique, qu’elle soit en période d’hubris ou de remise en cause de ses valeurs, qu’une Amérique en guerre (et/ou ante-guerre, post-guerre) ce qui explique sans doute aussi, au-delà de l’argent, la qualité relativement constante de son cinéma sur le long terme…

[2] Sauf circonstances particulières (maladie physique, volonté d’échapper à l’ennemi, réflexe par rapport à une situation imprévue,…) et s’il n’a pas pour seule vocation que de s’offrir la possibilité d’exister aux yeux du reste du monde (ce qui est généralement le cas pour ces êtres qui commettent un carnage savamment mis en scène dont ils sont l’ultime et prépondérante victime mais ce n’est pas là le motif de Bickle qui ne souhaite nullement faire la Une des journaux même si…), le suicide ne peut alors être que l’expression d’un égo surdéveloppé – c’est alors un acte commis contre (ou en réaction à) la société (qui le jugera évidemment incompréhensible et déraisonnable, voire immoral). Quoique totalement perdu, Travis Bickle, puisque son suicide résulte d’un processus « mûri » – quel que soit le manque de réflexion du héros – possède donc un tel égo. Mais celui-ci, s’il est sans doute nécessaire à sa construction, n’est pas encore le Moi….

[3] C’est aussi un clin d’œil à ces films des années 1940-1950 auxquels les producteurs ajoutaient un happy end surnuméraire que les réalisateurs prenaient grand soin de bâcler (ainsi Fritz Lang dans Espions sur la Tamise en 1944 ou  Les Contrebandiers de Moonfleet en 1955) pour bien montrer qu’ils n’y croyaient absolument pas (on sait que Ridley Scott connaîtra une mésaventure plus ou moins similaire avec le premier montage de Blade Runner en 1982). Avec Taxi Driver, on est, à tout prendre, plus proche d’une fin à la  Orange mécanique  (Stanley Kubrick, 1971) si ce n’est que Travis Bickle, moins cynique (et sans doute plus fou) qu’Alex (Malcolm McDowell), ne cherchera visiblement pas à profiter de la situation dans laquelle il se trouve.

[4] « On », ce sont en l’occurrence les médias mais ceux-ci ne sont pas incarnés dans Taxi Driver ce qui porte témoignage, que loin des prétentions politiques à l’organiser, la société s’autorégule d’elle-même, par système inconscient – et qu’ainsi « l’ordre », avec son haut impuissant et son bas nauséabond (ce qui est probablement réversible…) et ses pauvres rêves, peut régner.

[5] Travis Bickle est ainsi, à l’exact opposé de Palantine, un homme complètement « au cœur de la mêlée ». Aussi ne comprend-t-il pas tout au-delà de sa juste répugnance pour le monde qu’il voit. Mais il est seulement dans la sensation et l’émotion, jamais dans la réflexion.

En outre, si, sur ce point, Palantine apparaît comme son double inversé, il n’est guère étonnant que Bickle veuille, écoutant son instinct de bête, l’exterminer, la quête du Moi passant nécessairement par l’annihilation du double…

[6]  Bien au contraire, il se situe, comme Travis Bickle, et situe – d’où son apparition dans un petit rôle, caméo à la Alfred Hitchcock mais aussi manière de rappeler qu’il appartient, lui aussi, à cette crasse new-yorkaise – son film « au cœur de la mêlée ». 

[7] C’est bien là ce qui rend son film moral et non moralisateur. Taxi Driver, malgré ses éminentes qualités formelles, serait profondément gâché si son auteur y glissait un discours tout fait et plein de bons sentiments qui vienne dire deux ou trois banalités inapplicables – ou, bien pire, s’il considérait, comme dans les lamentables films d’autodéfense à la mode, que son héros a raison d’agir comme il le fait. Heureusement, on est bien loin de ces deux extrêmes. Le film n’en évolue pas moins, comme Règlement de comptes, sur un fil ténu – ce qui participe de sa valeur.

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A
<br /> <br /> Aaaaaaaaargh ! Il fallait dire : "D'autre part, Travis est bien plus fou qu'Alex".<br /> <br /> <br /> Oublier un d'autre part quand on a mis un d'une part, Saint Pierre (Desproges), pardonnez-moi !<br /> <br /> <br /> Quant à la majuscule qui manque à ça, je ne sais pas la mettre et je m'en autoexcuse tout seul comme un grand.<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Bien sûr, ces deux films s'ils posent le problème de la violence et de la morale le font de manière radicalement différente. D'une part, comme je le remarquais, Scorsese ne se place pas du tout<br /> dans la même position que Kubrick. Quant à Travis, il est bien plus fou qu'Alex. D'une certaine manière, si l'on suit mon raisonnement et celui de Kubrick, on ne peut pas dire qu'Alex n'ait pas<br /> de Moi. Il est l'archétype de la violence donc l'Humain réalisé. Encore lui faut-il apprendre non à réfréner ses pulsions (son ça) mais à les accorder au Surmoi social qu'il ne possède que<br /> partiellement mais qu'il va dominer. A la fin du film, ce qui est très dérangeant (d'autant que le dispositif fait qu'on éprouve une certaine sympathie pour lui), il a gagné. D'une certaine<br /> manière, on a un vrai happy end (bien pessimiste) - qui se matérialise par l'union retrouvée avec la politique. Bickle lui a perdu, ayant échoué à se suicider (certes, Alex a également<br /> essayé de le faire mais c'était dans un moment de tension et non après une "réflexion") et à tuer son double.<br /> <br /> <br /> C'est aussi là qu'on voit la différence entre les films et celles des positions occupés par les réalisateurs : d'en haut et sans concessions, Kubrick montre un lien retrouvé avec la politique ;<br /> au coeur du jeu et avec tristesse, Scorsese montre combien il s'est brisé. Dans les deux cas, la présence d'une figure politique a une grande importance. Ceci dit puisqu'on en est aux mensonges<br /> sociaux, est-il si étonnant que la société intègre le vrai Alex (sous couvert d'un peu de respectabilité) et qu'elle élimine (ou qu'elle en crée un faux) Bickle ? Lequel avait des possibilités<br /> d'adaptation ? Lequel était cynique ?<br /> <br /> <br /> Deux films pas bien gais sur le fond mais bien plus jouissif dans le traitement dans le cas d'Orange mécanique (même esthétisée, la violence de Taxi Driver n'exerce pas de<br /> séduction ; d'ailleurs, qu'est-ce qui exerce une séduction dans la mesure où l'on se délie forcément du point de vue du héros - impossible dans Orange mécanique - qui n'est séduit que<br /> par des femmes idéalisées ou des idées de "grand nettoyage" ce qui témoigne de sa maladie - qui intègre une certaine conscience - mentale ?) Ce qui, là encore, ne saurait être tenu pour neutre.<br /> <br /> <br /> <br />
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N
<br /> <br /> Je ne réagis que sur une note de bas de page : J'avais également pensé à Orange Mécanique à la vision de la fin du film et je m'étais interrogé à rebours sur la nature du personnage<br /> principal face au système social. Et si je faisais des comparaisons entre les deux films, j'en voyais largement les différences. Aussi un Travis aurait sans doute eu envie de débarrasser la<br /> société d'un Alex. Mais à vrai dire, les personnes auxquelles Travis s'attaque représentent une forme de pouvoir (mac, homme politique, ...) là où Alex ne s'inscrit que dans une logique de<br /> destruction pour rigoler.<br /> <br /> <br /> <br />
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